JEAN BIRNBAUM
UN SILENCE
RELIGIEUX
La gauche face au djihadisme
ÉDITIONS DU SEUIL
25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe
41
CHAPITRE 1
Rien à voir avec l’islam ?
Un discours à double tranchant
Quand le président de la République et son ministre
des Affaires étrangères martèlent que les attentats djiha-
distes n’ont « rien à voir » avec l’islam, leur discours part
évidemment d’une intention louable. Il traduit la nécessité,
bien réelle, de briser l’équation mortifère islam = islamisme
= terrorisme. L’urgence, évidente, de prévenir « l’amalgame »
entre, d’un côté, les auteurs de ces crimes, pour qui l’islam
est une doctrine figée, immobile, exclusive et, de l’autre,
la masse des musulmans qui réinventent au jour le jour,
dans leur immense diversité, leur propre relation à la foi
et à la loi, aux textes comme à la vie. La même volonté
d’éviter les stigmatisations, et les violences qu’elles peuvent
déclencher, motivait le ministre de l’Intérieur Bernard
Cazeneuve plusieurs mois après les attentats de janvier
2015. Le 15 juin, concluant la réunion de « l’instance de
dialogue avec le culte musulman », il disait : « À la suite
des événements de janvier, certaines déclarations, certains
commentaires n’ont pas évité le piège de l’amalgame, du
raccourci et de l’outrance, et vous en avez été blessés.
un silence religieux
42
Pour ma part, comme je l’ai déjà dit, je comprends que les
musulmans soient exaspérés de devoir sans cesse expliquer
qu’ils n’ont rien à voir avec les attentats perpétrés sur notre
sol. Je m’associe à votre indignation face à certains des propos
qui ont été tenus. Mettre en relation les exactions de quelques
individus avec les comportements et les valeurs de cinq
millions de Français musulmans relève soit d’une coupable
ignorance, soit d’une malhonnêteté inacceptable. » Après
les attentats du 13 novembre, cette fois, le même souci
guidait encore diverses figures de la gauche, à commen-
cer par Jean-Luc Mélenchon : « Il faut le dire avec force :
l’islam n’a rien à voir avec cela », déclarait le chef de file
du Front de gauche 1.
À bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations politiques,
qui visent à maintenir la paix sociale, pourraient se révéler
à double tranchant. Affirmer sur tous les tons que les djiha-
distes n’ont « rien à voir » avec l’islam, en effet, c’est consi-
dérer que le monde musulman ne se trouve pas concerné
par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est suggérer
que le djihadisme n’aurait nul lien avec l’islamisme, qui
n’aurait lui-même aucun rapport avec l’islam. Malgré ses
bonnes intentions, une telle prise de position présente
deux graves inconvénients : d’abord, elle occulte la guerre
qui ravage l’islam de l’intérieur, et dont la terreur djiha-
diste est un produit direct ; ensuite, elle prend à revers tous
les musulmans qui se battent sur ce front, justement, en
1. Émission spéciale On est solidaire, présentée par Laurent Ruquier,
le 14 novembre 2015, sur France 2.
rien à voir avec l’islam ?
43
opposant la quête spirituelle à la violence. Tels sont donc
les deux effets pervers propres à la rhétorique du « rien à
voir avec l’islam ». Ce chapitre se propose de les décrire.
Premier point : pour lutter contre le djihadisme, plutôt
que d’affirmer qu’il est étranger à l’islam, mieux vaut
admettre qu’il constitue la manifestation la plus récente, la
plus spectaculaire et la plus sanglante de la guerre intime
qui déchire l’islam. Car l’islam est en guerre avec lui-même.
Contrairement à ce qu’on pense souvent, cette bataille
n’oppose pas l’islam et son instrumentalisation politique,
ceux qui vivent cette religion comme une foi et ceux qui en
font un usage idéologique, étatique… En réalité, tout comme
il y a mille façons d’être musulman, il y a de multiples
manières de nouer (ou de séparer) la tradition musulmane
et les affaires de la cité.
Cette diversité se constate à travers l’histoire ; elle est
aussi manifeste à notre époque, où le lien entre islam et
politique prend des formes différentes entre les branches
sunnites et chiites de cette foi, et au sein même de ces
deux branches. Tous ces modes d’articulation entre islam
et politique ne se réduisent pas à ce qu’on nomme, faute
de mieux, « islamisme ».
Exégètes contre doctrinaires : la guerre intestine
Pour tracer une ligne de front, il est plus judicieux de
déplacer l’enquête du terrain politique à l’espace du texte.
La guerre qui déchire l’islam ne dresse pas les uns contre les
1 / 15 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !