034 Edition-National

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34 | Migros Magazine 47, 22 novembre 2010
Roland Campiche, ancien professeur en sociologie des religions à l’Université de Lausanne et fondateur de l’Observatoire des religions.
ENTRETIEN ROLAND CAMPICHE
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«Je suis favorable
à la reconnaissance
de l’islam»
Ancien directeur de l’Observatoire des religions en Suisse, Roland
Campiche revient sur la votation anti-minarets une année après et se
penche sur les croyances des Suisses qui, s’ils ont quitté l’Eglise, n’ont
pas fini de se référer à une tradition religieuse.
Cela fait une année que la
Suisse a voté l’interdiction des
minarets. Qu’est-ce que ce
résultat a révélé sur le rapport
des Suisses à la religion?
Un attachement à la culture chrétienne. On ne parle pas ici de la
participation aux institutions, à
l’Eglise, mais d’une référence un
peu vague à une tradition religieuse, qui a des caractéristiques
culturelles, affectives, familiales,
identitaires. On retrouve cet attachement dans d’autres sociétés.
Par exemple au Québec, qui a une
culture catholique, il en va de même en France. Chez nous, le christianisme reste une culture très
présente. Au tournant des années
2000, 85% de la population suisse
se disait proche du christianisme,
5% de l’islam. L’islam apparaît
comme une religion étrange et
étrangère. Les gens se disent hostiles à la religion quand ils voient
qu’elle mène à la violence. Même
si ce n’est qu’une petite minorité
qui fomente la violence dans l’islam, ce point constitue une pierre
d’achoppement.
Le «oui» des Suisses vous a-t-il
étonné?
Non. Cela fait quarante ans que je
travaille dans le domaine de la religion et j’ai toujours été extrêmement réservé quant à l’interprétation du changement qui s’est produit dans les années soixante et
qui prétendait: «Dieu est mort, la
religion c’est fini.» En revanche, le
résultat de la votation et les débats
qui l’ont entouré m’interrogent sur
la nature de l’attachement des
Suisses au christianisme.
Les partisans de l’initiative
contre les minarets hier et l’UDC
aujourd’hui invoquent «les
valeurs chrétiennes». Qu’est-ce
exactement?
C’est toute la question. Il faudrait
faire du travail de terrain pour savoir ce qu’on entend par valeurs
chrétiennes. Sont-elles patriotiques, identitaires, culturelles, tra-
Bio express
Roland J. Campiche est
né à La Tour-de-Peilz (VD)
en 1937. Marié et père de
trois enfants, il a
enseigné la sociologie de
la religion à l’Université
de Lausanne. En 1999, il
a fondé l’Observatoire
des religions en Suisse. Il
a présidé la Société
internationale de
sociologie des religions.
De 1971 à 2001, il a dirigé
le Bureau romand de
l’Institut d’éthique sociale
de la Fédération des
Eglises protestantes.
ditionnelles? Si l’on prend les valeurs chrétiennes au pied de la
lettre, elles sont plutôt révolutionnaires.
C’est-à-dire?
Le Sermon sur la montagne (n.d.l.r.:
dans l’Evangile selon saint Matthieu), condensé des valeurs chrétiennes, dit notamment: «Aimezvos ennemis». Vous trouverez
probablement plus de valeurs
chrétiennes dans le «non» «non»
le 28 novembre (n.d.l.r.: votation
sur le renvoi des criminels étrangers)
que dans le «oui» «oui». Ou alors
disons que l’on a affaire à une interprétation sélective des valeurs
chrétiennes.
Souvent, le christianisme est
néanmoins assimilé aux valeurs
occidentales.
Il faut rappeler que le christianisme et en particulier le protestantisme ont beaucoup nourri la modernité. Ne serait-ce simplement
que la notion d’individu, du respect de l’individu. C’est une chose
qui me frappe depuis plusieurs années: le protestantisme est devenu
quasiment invisible. Pour moi, il
s’est confondu avec la civilisation
moderne. Quand les Eglises protestantes prennent des positions
d’avant-garde, comme ça a été le
cas à propos de l’homosexualité,
c’est passé quasi inaperçu.
On parle plus volontiers de
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ces positions quand elles
font scandale. Le religieux
conservateur est ainsi rendu plus
visible que le religieux ouvert, progressiste, libéral. C’est la raison
pour laquelle on a de la peine à
voir le spécifique du christianisme
alors qu’on peut être plus facilement frappé par la singularité
d’une autre religion. Voyez tout le
bruit que l’on fait autour du voile
et de la burqa. Ce n’est pas seulement un symbole religieux ou
culturel, mais c’est perçu comme
une rupture avec la culture
contemporaine. Egalité hommefemme, libéralisation sexuelle…
Dans votre ouvrage*, vous
analysez «la désinstitutionnalisation» de la religion en Suisse.
Que s’est-il produit?
La révolution culturelle des années
soixante a mis en question l’autorité
et a bouleversé le politique, les institutions scolaires, la religion...
L’institution, alors représentée par
les Eglises catholique romaine et
protestante, a été mise en cause. On
a alors refusé leur «prêt à croire».
On a confondu cette attitude avec la
négation du croire. La génération
des boomers (n.d.l.r.: de soixante-huit)
a voulu montrer son refus qu’on lui
impose quelque chose. Mais elle
avait un savoir religieux, elle avait
suivi le catéchisme, etc. La liberté
faisant partie des valeurs des années
soixante, les boomers ont renoncé
assez souvent à donner une éducation religieuse à leurs enfants, préférant les laisser «choisir plus tard».
Voilà qui a conduit à une rupture
dans la transmission. Cela a à peu
près engendré le même résultat sur
toute une génération que ce qui s’est
produit dans les pays de l’Est avec la
stigmatisation de la religion.
La conséquence, c’est que les
générations suivantes ont une
méconnaissance du religieux et
que le christianisme s’est
affaibli, c’est ça?
Effectivement. Il existe néanmoins
encore des familles où l’on va à
l’église, où les enfants, les petitsenfants sont attachés à ce modèle.
Et il y a cet immense ventre-mou
où l’on est détaché des institutions
mais où on continue à maintenir
un rapport à la religion, plus flou.
Une chose nous a beaucoup frap-
La fréquentation des églises a accusé une baisse de 10% entre 1989 et 1999.
pés lorsque nous l’avons observée
la première fois: une majorité des
familles avec des enfants de moins
de 12 ans pratiquaient encore la
prière.
Le christianisme a perdu du
terrain surtout en raison d’un
affaiblissement de sa transmission, dites-vous. Et qu’en est-il
de l’influence des autres
religions?
On ne peut pas esquiver des raisons du type attrait du nouveau, ou
des effets de mode; un engouement pour les religions orientales
telles que le bouddhisme. Mais ça
n’est pas la raison principale de la
perte de terrain de la tradition
chrétienne. La pluralisation religieuse a plutôt entraîné une relativisation de la vérité religieuse.
Vous constatez toutefois que
rares sont ceux qui disent ne
pas croire du tout en Dieu ou en
une force supérieure, en Suisse.
Le besoin de transcendance
demeure?
Le pôle universel de la religion se
caractérise justement par la référence à une transcendance un peu
floue et à la pratique de la prière.
Une ressource pour les temps difficiles. La religion sous cette forme
reste un fait de société.
On va de moins en moins à
l’église. Vaut-il la peine de
maintenir l’institution?
Dans nos enquêtes, nous avons
posé la question: «Si les Eglises
disparaissaient, qu’est-ce qui se
passerait?» A notre surprise, les
gens étaient traumatisés par cette
hypothèse au sens où ils ont répondu que tout ce qui touche à la
marginalité sociale – les drogués,
les personnes âgées, etc. – en souffrirait. Son rôle caritatif est donc
reconnu. L’autre fonction qui vient
tout de suite après c’est que les
Eglises permettent de donner sens
à l’existence. Des possibilités de
réfléchir. Mais pas des réponses
toutes faites.
Reste que les rangs sont vides...
Si on regarde le nombre de gens
fréquentant l’Eglise et qu’on le
compare au nombre de personnes
affiliées à un parti politique, les
Eglises sortent gagnantes. On a
tous l’image d’un âge d’or où les
«Pour moi, le protestantisme
s’est confondu avec
la civilisation moderne»
églises étaient pleines. Sur le plan
historique, en fait, on ne sait pas
grand-chose. Néanmoins, il y a
une érosion de la pratique. 10% de
moins entre 1989 et 1999. Les prochains chiffres arriveront bientôt
mais je ne pense pas qu’on soit
tombés beaucoup plus bas. On va
moins à l’église mais on constate
que les rites de passage, le baptême, le mariage, l’enterrement
tiennent encore bien le coup.
L’église comme un lieu de rituels.
De même, les symboles comptent: lorsqu’un enseignant a
voulu dernièrement enlever un
crucifix du mur de la salle de
classe en Valais, les réactions
ont été très fortes.
C’est là que l’on voit que la religion n’est pas qu’une affaire privée. Je trouve intelligent ce qu’on
a fait sur le plan suisse. Soit de
laisser aux cantons le rôle de régler ces questions. Faire un drame
du fait que dans le Haut-Valais,
canton très marqué par le catholicisme, les crucifix soient encore
présents, c’est inutile. Dans les
cantons-villes, dans le canton de
Vaud, ce serait impensable. Mais
pourquoi faudrait-il uniformiser?
Si on mettait quelqu’un en prison
parce qu’il a décroché un crucifix
il faudrait alors intervenir, car les
droits humains seraient violés.
C’est une affaire d’appréciation. Il
en va de même pour le
voile.
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Le voile, c’est pareil?
Je trouve que les décisions
prises à Neuchâtel et à Genève par
les conseillers d’Etat de l’époque
sont des décisions intelligentes:
interdiction aux enseignants,
autorisation à l’élève. Jusqu’à présent, la Suisse a très bien réglé
cette question, souvent au niveau
communal en trouvant des arrangements. Le problème surgit, car
certains politiciens s’en emparent
pour se faire une notoriété. Je ne
comprends pas qu’on fasse une
histoire d’Etat pour quelques cas.
Quelles solutions pour que les
tensions s’apaisent vis-à-vis de
l’islam?
Je suis favorable à la reconnaissance de l’islam dans les cantons
où c’est possible. Prenons l’exemple des Témoins de Jéhovah. L’une
des caractéristiques de ce mouvement est d’être très hostile à l’Etat.
Etant donné leur position, ils ont
été très souvent persécutés. Deux
pays d’Europe les ont reconnus:
l’Italie et la Suède. L’expérience
montre que le fait d’avoir été reconnus permet une convivialité
plus facile. Car ils ne sont plus
stigmatisés, on s’en méfie moins.
Mais ils doivent aussi obéir aux directives de transparence. S’ils reçoivent de l’argent de l’Etat, ils doivent montrer leurs comptes, etc.
Vous imaginez qu’en reconnaissant l’islam, les musulmans de
Suisse s’ouvrent davantage à
nos valeurs?
Absolument. Quand on reconnaît
l’autre dans ce qu’il est et ce qu’il
apporte, beaucoup de choses peuvent changer dans une relation.
Quand on le refuse, cela provoque
de l’indifférence voire le conflit.
La Constitution du canton de Vaud
permettrait de reconnaître l’islam.
En Suisse, certains cantons reconnaissent seulement le catholicisme et le protestantisme, d’autres
le judaïsme également. La Suisse
est un Etat non confessionnel. Elle
a laissé le soin aux cantons de régler ces questions-là. Cette solution a permis de régler passablement de problèmes entre catholiques et protestants.
Que sait-on de l’islam aujourd’hui
en Suisse?
«La Suisse est un Etat non confessionnel. Elle laisse le soin aux cantons de régler ces questions-là.»
Un programme national de recherche sur la religion est sur le
point d’être bouclé. Il y a beaucoup
de travaux sur l’islam.
Avez-vous déjà quelques pistes?
Comme ailleurs en Europe, il y a
une forte volonté d’intégration.
Des enquêtes comparatives toutes
récentes ont été faites auprès de
jeunes musulmans entre la Grande-Bretagne et la Belgique. Les
chercheurs révélaient que pratiquement tous les jeunes adhèrent
aux valeurs de la démocratie, européennes. Sauf sur un point: l’égalité
homme-femme. En Suisse, par rap-
port au votes des minarets, beaucoup de femmes ont voté oui à l’initiative pour cette raison, n’ayant pas
envie de revenir à la situation qu’elles ont connue. Cela se comprend.
L’autre pierre d’achoppement, ce
sont les carrés confessionnels. Penser que dans la mort on ne peut pas
être côte à côte, c’est quand même
très fort. Et ça blesse les Suisses.
L’école a remplacé ses cours
d’histoire biblique par des cours
sur les religions. La religion a sa
place à l’école?
Il y a par exemple tellement de
choses dans la littérature, la pein-
«La connaissance réciproque
est un fondement de la bonne
entente»
ture, le langage sportif qui se nourrissent de la Bible que pour les
comprendre il faut avoir une certaine culture dans ce domaine. Par
ailleurs, les cours de religion sont
un facteur d’intégration. Si on doit
veiller à ce que dans nos écoles la
formation concernant la religion
comprenne des pages sur l’islam,
l’hindouisme, le bouddhisme, etc.
il est tout autant nécessaire que les
gens issus d’autres religions prennent connaissance de ce qu’est le
christianisme. La connaissance
réciproque est un fondement de la
bonne entente.
Propos recueillis
par Céline Fontannaz
Photos David Gagnebins-de Bons
et Keystone
* «La religion visible: pratiques et
croyances en Suisse»,
Presses polytechniques et universitaires
romandes, 2010
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