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Le PIB aux orties,
vive le BIB ?
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Olivier Brossard,

Pourquoi cette question ?
Le sujet de ma thèse concernait l’instabilité financière, et je travaille également sur l’inno-
vation et sur les technologies de l’information et de la communication. Jusqu’à présent je
ne m’étais pas réellement penché sur ces questions de mesure du bien-être, de développe-
ment durable, de développement soutenable, de croissance zéro, de décroissance, mais nous
serons peut-être amenés à les aborder parce qu’elles sont connexes à cette question de la
mesure de la richesse et du bien-être.
J’ai même des difficultés pour le moment à fixer les termes de ce débat, parce qu’on va par-
ler de richesse et de bien-être, c’est-à-dire de choses qui n’ont pas du tout le même sens et
qu’on rassemble pourtant sous cet acronyme de PIB, alors qu’on ne peut vraiment pas avec
la mesure du PIB parler de tous ces termes : le PIB ne parle pas de richesse, ne parle pas de
bien-être, il ne parle, comme nous allons le voir, que de revenu intérieur.
Je fais un cours de macroéconomie à l’IEP et je m’aperçois que je ne cesse d’y parler de
croissance. J’ai été élevé comme ça, je suis de formation keynésienne, et pour un keynésien
la préoccupation essentielle c’est la croissance à court terme. Mais de plus en plus d’étu-
diants me disent : « Monsieur, vous ne parlez que de la croissance, mais à quoi bon ? Et
l’environnement dans tout ça ? Votre truc, c’est la conjoncture, mais qu’est-ce qu’on en a à
faire des trois mois qui viennent, est-ce qu’il ne faudrait pas se préoccuper un peu plus du
long terme ? »
C’est quand même intéressant de voir que des générations plus jeunes que moi se préoccu-
pent du long terme et des nérations futures, alors que moi, qui ai pourtant des enfants, je
n’ai pas un discours économique forcément très élaboré sur le sujet.
C’est la raison pour laquelle je profite de cette conférence du GREP pour entamer cette ré-
flexion et peut-être, à l’occasion de ce débat avec vous, commencer à me poser des questions
et me mettre en difficulté par rapport à ce sujet.
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On a intitucette conférence : « le PIB aux orties, vive le BIB ? », avec évidemment un
peu d’ironie, (parce que je suis un économiste assez prudent sur les grandes révolutions
conceptuelles), avec l’idée qu’on pourrait remplacer le PIB, produit intérieur brut, par le
BIB, bonheur intérieur brut.
La première chose qui m’a surpris, c’est qu’il y a beaucoup de travaux sur le sujet. Il y a
vraiment pas mal de choses, et c’est donc une réflexion qui monte en puissance. Je vous ai
fait une bibliographie que je ne vais pas trop commenter mais qui sera à votre disposition,
dans laquelle il y a un certain nombre d’ouvrages qui sont directement en lien avec le sujet.
Je me suis beaucoup appuyé pour cet exposé sur le rapport du Conseil d’Analyses Écono-
miques sorti l’année dernière :
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rapport qui reprend pour beaucoup les conclusions de la commission Stiglitz,
Sen, Fitoussi. Vous avez sans doute entendu parler de cette commission mandaté par Nico-
las Sarkozy, qui a fait un certain bruit mais qui a toutefois produit un travail intellectuel de
grande qualité. Nous y reviendrons.
Il y a aussi des gens qui ont produit, avant ce rapport, des choses de grand intérêt. On peut
citer un très bon petit ouvrage
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de J. Gadrey et F.
Jany-Catrice. C’est une bonne introduction si vous ne connaissez pas le sujet. Cette biblio-
graphie est loin d’être exhaustive, mais elle peut constituer cependant une très bonne entrée
en matière.
En matière d’introduction et pour éviter un contre sens je précise que mon exposé n’est pas
un exposé sur la croissance zéro, la décroissance, le développement soutenable ou durable
et toutes ces questions qui nous préoccupent beaucoup et de plus en plus. C’est un exposé
un peu plus aride et moins « sexy » sur le PIB. Le PIB c’est la comptabilité nationale, c’est
un sujet qui barbe énormément les étudiants si on ne sait pas leur présenter cela de manière
attractive. La comptabilité nationale, la définition du PIB, ce n’est pas forcément très inté-
ressant. Il est pourtant fondamental de commencer à s’interroger sur la mesure en même
temps que l’on s’interroge sur le fond : qu’est-ce que la croissance, à quoi bon la croissance,
est-ce que l’on peut croître indéfiniment ? La question des indicateurs se pose évidemment
en même temps. J’ai repris à ce propos une citation que je trouve très juste : « ce que l’on
mesure a une incidence sur ce que l’on fait ». Si l’on commence à remettre en question un
indicateur aussi important que le PIB, on va aussi remettre en cause notre façon de penser
et de concevoir la croissance, la richesse, le bien-être, la politique économique. Et cette ré-
flexion sur les indicateurs est fondamentale même si elle peut apparaître un peu technique,
un peu aride. J’essaierai de rendre l’exposé le moins aride possible.
Dans le même ordre d’idée, voici une citation d’Esther Duflo, une économiste française très
connue pour ses travaux en économie du développement. Elle dit : « il faut adosser le déve-
loppement de la santé et de l’éducation dans le monde à une technologie de l’évaluation »,
mettant ainsi en avant que l’évaluation, la mesure, sont des moments vraiment essentiels de
la politique économique et que si l’on ne mesure pas correctement, on ne peut pas faire de
politique éclairée. On a besoin de lumière pour avancer dans le noir.
Dernière citation, dans un autre ordre d’idée, tirée du livre d’Éloi Laurent et Jean Paul Fi-
toussi sur la nouvelle écologie politique : « la loi entropique qui caractérise les systèmes
fermés n’est pas la seule flèche du temps qui gouverne notre évolution. Il en est une seconde,
moins tangible mais tout aussi déterminante, c’est l’augmentation des connaissances ». La
loi d’entropie c’est une loi assez pessimiste, ceux d’entre vous qui ont des connaissances
scientifiques la connaissent sans doute mieux que moi. C’est une loi de la thermodynamique
qui dit que les systèmes fermés évoluent vers un état de désordre croissant, donc c’est un état
dans lequel l’énergie tend à mourir. C’est une loi qui caractériserait l’évolution générale de
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nos systèmes naturels et qui indiquerait tout simplement que nous sommes dans un univers
fini, dans lequel nos ressources sont limitées, et qu’il faut évidemment les économiser. C’est
donc une loi finalement assez pessimiste, en tout cas pessimiste pour l’activité économique.
Mais Fitoussi et Laurent disent : « oui d’accord, mais il y a un autre aspect, un élément
d’optimisme qu’il ne faut pas oublier, surtout quand on veut parler de décroissance ou de
croissance zéro, c’est qu’il y a un progrès humain, une augmentation des connaissances, et
que cette augmentation peut être source d’espoir, de progrès technique, d’innovation et peut-
être que le salut est de ce côté-là ».
Réfléchir au PIB, c’est un peu améliorer nos connaissances sur ce qu’est la richesse, ce
qu’elle pourrait devenir, comment il faudrait changer safinition, sa mesure et son évalua-
tion, de façon à s’adapter à un environnement changeant.
Voilà une des façons possibles de poser ce problème. En guise d’introduction aussi, je vou-
drais faire un clin d’œil à un tout petit pays qui s’appelle le Bhoutan, célèbre pour au moins
une raison, c’est qu’il a remplacé, dès le début des années 70, la mesure du PIB par une
mesure du BIB. Quand on cherche BIB, sur Internet on trouve le Bhoutan. Tout récemment
encore, en juin 2010, on a eu un discours du ministre pour l’information et la communication
du Bhoutan devant l’UIT, (une commission des Nations Unies pour les télécommunica-
tions), et dans son discours ce ministre rappelle que son pays a mis depuis très longtemps
en avant le concept de Bonheur Intérieur Brut, fondé sur quatre piliers : un développement
économique soutenable, la promotion du patrimoine culturel, la préservation de l’environ-
nement et une bonne gouvernance. Il y a effectivement au Bhoutan un certain nombre d’élé-
ments de politique économique et de gouvernance qui témoignent de cette préoccupation,
d’un bonheur national brut. Le tourisme y est extrêmement contrôlé, on fait attention à l’en-
vironnement, etc.
Mais cela n’empêche pas le Bhoutan, d’être classé 144e dans le classement des pays par
PIB/tête d’habitant. C’est donc un pays qui reste très pauvre. Même en termes d’indice de
développement humain, qui est un indice beaucoup plus large que le PIB/tête, le Bhoutan
reste quand même autour de la 155e place. Donc le BIB n’a pas fait de miracles au Bhoutan
qui reste, sur les questions de développement, un pays pauvre.
Mais tout ceci n’a peut-être pas grand-chose à voir avec le bonheur, qui est peut-être autre
chose.
Je vais vous parler de ce sujet en quatre parties :
- une petite histoire du débat sur le PIB et sur la richesse en général,
- ce qu’est le PIB aujourd’hui : ce qu’il mesure, ce qu’il ne mesure pas, les limites du PIB.
- les alternatives au PIB, ce qu’elles sont aujourd’hui
- les nouveaux indicateurs à mettre en place : comment les mettre en place ? Faut-il « verdir »
le PIB ? Faut-il adopter les conclusions du rapport Stiglitz, Sen, Fitoussi ?
Il y aura ensuite une petite conclusion pour ouvrir le débat.
Petite histoire du débat sur le PIB.
Qu’est-ce que la vraie richesse ?
Évidemment c’est une histoire incomplète. Je n’ai pas exploré toute l’histoire de la pensée
économique, je suis simplement allé voir mes vieux cours d’histoire de la pensée. Je me suis
rappeque dès Aristote, dans

300 ans avant J-C., il y a une
analyse de ce qu’est la richesse, avec une distinction intéressante (ensuite abandonnée dans
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
l’économie moderne), la distinction entre la chrématistique et l’économique, qui n’a pas du
tout le sens qu’on lui donne aujourd’hui. La chrématistique, c’est l’accumulation de l’argent
pour l’argent et, dans

Aristote très clairement condamne cette
forme de la richesse qui est individualiste, quitruit le lien social. Vouloir la monnaie pour
la monnaie, ce n’est pas productif et ça ne peut rien produire de positif. Il oppose cette chré-
matistique à l’économique, composée de deux mots grecs,  la communauté et  la
norme, la loi, l’administration. L’économie, chez Aristote, c’est l’art d’administrer le bien-
être de la communauté, et donc c’est une vision différente de celle à laquelle on peut penser
immédiatement aujourd’hui, celle d’un univers individualiste, impitoyable. Chez Aristote,
l’économique, c’est plutôt la bonne gestion du foyer, de la cité, de la communauté. J’ai
trouvé que c’était assez intéressant, même si cela n’a pas survécu très longtemps.
Il y a un point de vue très normatif, très éthique chez les scholastiques au Moyen Âge. Les
écrits économiques présentés aux étudiants de l’histoire de la pensée économique, (quand
on en fait encore : en effet, on en fait de moins en moins), parlent des scholastiques. Thomas
d’Aquin, Albert Legrand et quelques autres ont produit des écrits économiques mélangés
à des sommes théologiques, avec aussi un point de vue très normatif sur ce que doit
être l’économie, l’échange équitable etc. On les a un peu oubliés, et l’économie qui va se
développer après eux va mettre de côté ces points de vue éthiques, tout simplement parce
que l’économie a voulu s’ériger en science et que c’est un point de vue, très répandu en-
core aujourd’hui en sciences sociales, qu’on ne peut pas faire de la science si on fait de la
morale. On a évacué de plus en plus le contenu moral et c’est une préoccupation aussi que
l’on a aujourd’hui dans la définition du PIB. Les comptables nationaux cherchent à finir
des indicateurs sans les « dé-moraliser » dans le sens « amoral ». Nous reparlerons de ce
problème intéressant
Je saute ensuite quelques centaines d’années et j’arrive à Malthus, très connu pour sa vision
pessimiste du grand banquet de la nature au sein duquel nous ne pourrions pas tous prendre
place. Dès 1820, dans ses

Malthus définit la richesse en
disant que, si on veut être rigoureux, scientifique, si on ne veut pas partir dans tous les sens,
les économistes doivent limiter ce que peuvent être les bornes de la richesse. Pour Mal-
thus, la richesse ce sont les biens produits par le travail productif, il faut qu’il y ait à la fois
du travail productif et des objets matériels. C’est donc une vision assez étroite de la richesse.
Ce rejet du travail improductif va se maintenir, avec d’autres économistes classiques, de
Smith à Marx, et pendant très longtemps les services seront considérés comme ne faisant
pas partie de la richesse. Mais aujourd’hui, dans les mesures du PIB, on prend en compte ce
qu’ils auraient appelé du travail improductif.
Économicisation du concept d’utilité
Une deuxième étape importante va aboutir à la définition du PIB telle qu’on la connaît
aujourd’hui, c’est une phase que je me permets de qualifier d’économicisation du concept
d’utilité, parce que, pour finir ce qui a de la valeur, on va progressivement renoncer à la
valeur travail pour la remplacer par la notion d’utilité.
Certains économistes vont chercher à définir cette notion d’utilité, de richesse dans cette
perspective-là. Dans le livre de Dominique Méda sur le PIB, il y a un chapitre très intéressant
qui s’appelle

dont je me suis largement inspiré.
Il y a un processus dès le XIXe siècle de dé-moralisation, c’est-à-dire de suppression des
contenus éthiques dans le concept d’utilité. Dans un texte lèbre de Jean Baptiste Say de
1815,

» (Jean Baptiste Say est un économiste connu
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
notamment pour la « loi de Say », la loi de l’offre et de la demande, c’est un des fondateurs
du courant libéral en économie. C’est aussi le fondateur de l’ESC Paris, une école de com-
merce très connue), il est dit : « vous n’appelez utile que ce qui l’est au niveau de la raison,
tandis qu’il faut entendre par ce mot, tout ce qui est propre à satisfaire le désir de l’homme
tel qu’il est ».
Donc l’utilité ce n’est pas quelque chose d’objectif, c’est quelque chose de subjectif : est
utile ce que nous jugeons utile. Si nous jugeons utile de boire de l’alcool, c’est utile, si nous
jugeons utile de conduire une Ferrari à l’envers sur le périphérique à 300 à l’heure, ça a une
utilité pour quelqu’un et donc on peut considérer que cela va rentrer dans la mesure de la
richesse et dans la mesure de l’utilité. Dominique Méda, résume très bien cette conception :
l’utilité n’est pas une caractéristique de la chose, mais de la personne.
Ceci est une étape essentielle parce qu’on la retrouve dans le PIB aujourd’hui. Ce que nous
jugeons utile, nous allons le valoriser, nous allons exprimer une demande sur le marché, il va
donc y avoir une valeur monétaire. Ainsi n’importe quoi peut être une marchandise pourvu
qu’il y ait une demande et pourvu qu’il y ait une valeur monétaire associée à cette demande.
Si on veut supprimer tout jugement moral sur ce qui est utile, on est oblid’accepter l’idée
que tout ce qui peut être marchand et avoir une valeur monétaire, crée de la valeur.
C’est une étape vraiment importante et on la retrouve complètement dans la définition du
PIB qu’on va voir, puisque dans le PIB on ne comptabilise pratiquement que les services
marchands et éventuellement quelques services non marchands, mais dans des conditions
qui les ramènent à quelque chose de marchand : tout ce qui est non marchand est exclu de
cette analyse. Les conséquences essentielles de cette grande étape vont faire qu’on va être
dans une conception complètement individualiste de la valeur, avec un rejet assez clair de
la notion de bien commun. Le prétexte sera de dire : la seule chose sur laquelle on peut se
mettre d’accord, c’est le fait qu’on exprime une demande, c’est qu’il y ait un prix pour des
biens et des services : ça, c’est concret, et il n’y a pas de jugement de valeur. Je m’interdis
tout jugement de valeur, même si c’est mal de consommer de l’alcool ou de conduire dan-
gereusement, peu importe, je constate qu’il y a une demande, donc une valeur monétaire.
La deuxième conséquence c’est que ne rite d’être mesuré que ce qui a une valeur mar-
chande, car le prix exprime la disposition à payer, donc l’intensité du désir humain. Alors
que des besoins collectifs, ou des choses liées à la notion de bien commun, ne trouveront
pas d’expression sous forme de valeur monétaire et donc ne pourront pas être valorisés. Ces
économistes-là considèrent que ce n’est pas aux économistes de le faire.
Troisième remarque un peu connexe puisqu’il ne s’agit pas directement d’un élément de la
mesure, c’est la question de la croissance, le PIB étant notre indicateur de croissance. Quand
on parle de la croissance dans les médias, on parle essentiellement de la croissance du PIB.
La viabilité de la croissance
Le questionnement sur la viabilité de la croissance est assez ancien puisqu’il date au moins
des débuts du capitalisme. Malthus est un des premiers à se poser la question de la viabilité
de la croissance. Dans

il affirme qu’on ne peut pas
croître indéfiniment : si le nombre d’hommes sur la terre augmente indéfiniment, il y aura
un appauvrissement général, il faut un certain nombre de régulations. Il est très cynique sur
ces questions, puisqu’il compte sur la sélection naturelle et sur la mortalité des plus pauvres
pour effectuer cette régulation, mais en même temps sa réflexion est considérée comme in-
téressante parce qu’il est un des premiers à se poser la question de la finitude des ressources
pour l’activité économique, et il faut lui reconnaître ce mérite.
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