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sentent malades qu’il y a une médecine. Ce n’est que secondairement que les hommes, parce qu’il y a une 
médecine, savent en quoi ils sont malades3». Il serait admirable que la médecine fût capable d’opposer des 
parades à chaque déviance du corps, au moins pour en apaiser les souffrances, au mieux pour en guérir, mais 
qu’on ne s’illusionne pas sur les issues individuelles : les appellations savantes des formes variées de la 
vieillesse et les parades proposées ne nous protégeront jamais de la disparition. 
  Canguilhem prend soin de distinguer l’anomalie de l’anormalité. Le premier terme, descriptif, désigne 
aussi bien les infirmités ou défauts chromosomiques que des écarts statistiques à un type normatif de vie. 
«Dès que l’étiologie et la pathogénie d’une anomalie sont connues, l’anormal devient pathologique», mais 
toute anomalie n’est pas pathologique. Au contraire de l’anormal, l’anomal est apprécié comme tel parce que 
sa maladie «éclate dans la succession chronologique», venant rompre l’état précédant considéré comme 
normal. Ce que nous impose la médecine prédictive est bien la confusion de l’anomalie avec la maladie, 
l’une et l’autre étant représentées comme manquement, actuel ou potentiel, à un état de santé mythique. 
  Ainsi la norme médicale, qui est l’état de perfection sanitaire, s’épuise progressivement du nouveau-né 
à l’enfant, de l’enfant à l’adulte puis au vieillard. Mais qu’advient-il quand la biomédecine vient détecter 
l’anomalie en amont, chez le fœtus ou l’embryon ? Elle découvre simultanément des déviants qui eussent pu 
naître et d’autres que la grossesse aurait éliminés, ces derniers devenant d’autant plus nombreux que le 
diagnostic est plus précoce. Plus l’être est jeune, moins il manifeste son rapport à la norme, qu’on ne peut 
alors dépister qu’au cœur des chromosomes, sous forme d’«anomalie». L’œuf fécondé atteint de trisomie et 
celui qui ne l’est pas ne diffèrent en rien qui puisse se deviner du dehors, car les défauts ne se manifestent 
qu’en progression du développement, de la fécondation vers la mort. Alors que la médecine de l’adulte 
définit l’anormalité comme écart à l’état de santé, et même si cet écart concerne une majorité des individus, 
la médecine de l’œuf désigne l’anormalité d’êtres non malades mais qui diffèrent potentiellement de la 
majorité. C’est dire la nature différente de ces deux médecines et la nouveauté des enjeux qu’introduit la 
médecine prédictive grâce aux techniques du diagnostic génétique. Car, malgré les promesses de prévenir 
certains risques de handicap avant qu’ils ne se manifestent, la médecine prédictive appliquée à l’œuf sera 
surtout euthanasique dans ses actes et eugénique dans sa fonction. «Si, chez un couple ayant produit dix 
embryons, deux révèlent un marqueur génétique pour l’hypercholestérolémie ou l’hypertension, ne pas 
transférer ces embryons constituerait un choix raisonnable4». Il est clair que les procès, de plus en plus 
souvent intentés par les couples quand ils estiment le médecin responsable d’un préjudice (telle la naissance 
d’un enfant anormal), vont accélérer l’élargissement du contrôle sur la qualité des enfants. «C’est donc sur le 
terrain du droit et des assurances que risque désormais d’être tranchée la question des anormalités 
néonatales, au moins autant que dans les instances éthiques […]. Le pragmatisme médical, et ce qu’il 
pourrait revêtir d’arbitraire par rapport à d’autres critères (philosophiques, sociaux, subjectifs…), vient donc 
se confronter, au fil des procès, à de la normativité sociale en train de se constituer à la frontière de la 
médecine et du droit5». 
  Si nous avons jusqu’ici assimilé la perfection à la norme, ou à l’absence d’anomalies, il faut prévoir le 
souci de dépassement du normal, la recherche de qualités rares, sous la pression conjuguée des victoires de 
la cartographie génique et des aspirations sociales. Alors la norme pourrait s’établir quelque part entre le 
handicap et l’exploit, puisque la qualité humaine prendrait place sur une échelle de mesure comme il arrive 
déjà pour la vitesse à la course, le montant des revenus ou le classement scolaire. C’est peut-être l’abondance 
partagée des bons gènes, dits «normaux», et l’absence apparente de gènes qui leur seraient supérieurs qui 
nous amènent à considérer comme déviants, plutôt qu’inférieurs, les gènes mutants responsables de nos 
maladies. La génétique moléculaire ignore encore la classification hiérarchique, elle reconnaît seulement des 
gènes normaux et des gènes pathologiques. Mais s'attaquant depuis peu aux caractères à base polygénique, 
elle va bien devoir affronter les combinatoires à gènes multiples qui privilégient ou défavorisent leurs 
porteurs, sans les introduire automatiquement dans la pathologie. C’est alors que la norme génétique ne sera 
plus définie par l’absence de tares mais par la qualité moyenne de l’équipement génique, en référence à sa 
distribution statistique dans la population. 
                                                 
3 G. Canguilhem, le Normal et le Pathologique, P.U.F., 1966. 
4 J.A. Robertson, Fertility and Sterility, 1992, t. 57, p. 1-11. 
5 L. Gavarini, in le Magasin des enfants, Ed. François Bourin, 1990.