Vanessa - cercle lyrique de metz

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2013-2014
CERCLE
LYRIQUE
DE METZ
Vanessa
de Samuel Barber
N° 214
Par Jean-Pierre PISTER
Samuel Barber jeune
Samuel Barber
Vanessa
1958
par Jean-Pierre Pister
1
2
SOMMAIRE
Les grandes étapes d’une vie (1910 - 1981)
p. 06
Autour de Vanessa
p. 16
La réception de l’œuvre
p. 26
À lire
p. 28
À écouter
p. 29
Le livret
p. 31
3
4
L’édition 2014 des « Folles journées de Nantes » était consacrée à la
musique américaine dite « classique ». Elle a drainé, à la fin du mois de
janvier, un vaste public et l’ensemble de ces manifestations a été largement
couvert, aussi bien par France-Musique que par la chaîne de télévision
Arte. Ont été ainsi mises en lumière les œuvres de quelques grands noms
de la création musicale américaine du XXème siècle. Hélas, il fut assez peu
question de Samuel Barber dont la mémoire est aujourd’hui éclipsée essentiellement par George Gershwin mais aussi, à un moindre degré, par
Charles Ives et à Aron Copland et par les générations plus récentes d’Elliott
Carter, de John Cage, de Steve Reich, de John Adams. Sans oublier les
grands noms de la comédie musicale et, bien entendu, la figure charismatique de l’immense chef d’orchestre et compositeur qu’était Léonard
Bernstein.
Barber est en effet considéré, de façon souvent injuste, comme rétrograde.
Le musicographe français Jacques Bourgois, un des piliers de la fameuse
« Tribune des critiques de disques », ne l’a-t-il pas qualifié naguère de chef
de file de « l’école musicale réactionnaire américaine » ? Ce procès en sorcellerie de romantisme attardé, Barber l’a subi tout au long de sa carrière
de compositeur. Il a eu la malchance de voir son nom associé à une œuvre
certes fort émouvante et d’un accès immédiat, bien qu’anachronique dans
le contexte des années 1930, le fameux Adagio pour cordes, issu de son
Premier Quatuor et adapté pour grand orchestre à la demande de
Toscanini. Cette courte composition, créée en 1938 par l’orchestre de la
NBC sous la direction du « Maestrissimo », est devenue rapidement très
populaire et largement diffusée à la radio. Elle fut exécutée ensuite lors de
cérémonies officielles telles que les obsèques des présidents Roosevelt et
Kennedy. D’où, pour le musicien, une notoriété assortie de malentendus.
Le chef d’orchestre californien Léonard Slatkin, actuel directeur de
l’Orchestre National de Lyon, a pu justement déclarer : « Plus qu’aucun
autre compositeur américain, peut-être, Samuel Barber est victime d’une
incompréhension ».
Vanessa, a été représentée pour la première fois à Metz, en octobre 2000.
Treize années après, une nouvelle production permettra au public lorrain
d’approfondir sa perception de l’œuvre de Samuel Barber.
5
LES GRANDES ÉTAPES D’UNE VIE
(1910 - 1981)
Les origines. Une vocation musicale précoce.
Né le 9 mars 1910, Barber appartient à la première génération des grands
compositeurs classiques américains du XXème siècle. Il est le cadet de douze
ans de George Gershwin, de dix ans d’Aron Copland, l’aîné de huit ans de
Léonard Bernstein. Il voit le jour dans une famille de petits notables d’une
modeste cité de Pennsylvanie, à une quarantaine de kilomètres de
Philadelphie, West Chester, très marquée par la tradition protestante rigoriste des Quakers. Le grand-père paternel s’est assuré une modeste fortune
en dirigeant une manufacture de fabrication d’étiquettes. Le père, Samuel
LeRoy Barber, est un médecin polyvalent qui exerce aussi bien comme
généraliste et homéopathe qu’en pratiquant la chirurgie au West Chester
Hospital. La mère, Marguerite dite « Daisy », fille d’un pasteur presbytérien d’ascendance irlandaise, est la sœur d’un des grands noms du chant
lyrique américain à l’aube du XXème siècle, la cantatrice Louise Homer
(1871-1947). Après quelques années de formation en France, où elle participe à une représentation de La Favorite à Vichy (1898), Louise devient,
comme contralto, un des piliers du Metropolitan Opera de New York, à
partir de 1900. Elle y incarne Amneris, Dalila, Ulrica du Bal Masqué et,
nouveauté remarquée dans les États-Unis de cette période, Marina de Boris
Godounov, en 1916, sous la direction de Toscanini. Son mari, Sidney
Homer, est lui-même professeur d’harmonie au conservatoire de Boston et
il est connu comme compositeur d’Arts Songs.
Louise et Sidney Homer deviennent naturellement les mentors du jeune
Samuel. En compagnie de sa sœur aînée, Sarah, celui-ci prend ses premières leçons de chant, de solfège et de piano, dès l’âge de cinq ans. On
rapporte que sa mère s’est émerveillée en l’entendant improviser de façon
informelle au clavier, à trois ans à peine. Le 24 mars 1916, accompagnant
ses parents au Metropolitan de New York, il connaît sa première grande
émotion musicale en assistant à une représentation d’Aïda dont la vedette
n’est autre que Caruso qui incarne Radamès. Sa tante, Louise Homer, est
Amneris. Barber gardera toute sa vie un souvenir ébloui de cette matinée
au MET, son premier contact avec l’art lyrique. L’inclination de Samuel
pour la musique se confirme rapidement en ces années qui précèdent
l’adolescence, même s’il souhaite abandonner le violoncelle que Daisy
6
Barber avait prétendu lui imposer. Il ne tarde pas à déclarer : « je serai
compositeur ». Dans une lettre à sa mère, il supplie celle-ci de lui laisser
déserter les salles de sport et cesser la pratique du football qui, pour son
père, était importante. En effet, écrit Samuel, sa vocation irrépressible de
musicien est incompatible avec un sport qu’il perçoit comme violent.
Assez récemment, de prétendus experts américains de la théorie des
« gender studies »1, ont cru voir dans cette missive l’expression de sa
future homosexualité, se fondant notamment sur les futures relations du
compositeur avec son compagnon, le musicien d’origine italienne Gian
Carlo Menotti. Nous ne citons ici cette information que pour mémoire,
n’ayant ni l’autorité, ni la qualification nécessaire pour en juger. En
grande partie, sur les conseils de Louise et Sidney Homer, les parents du
jeune Samuel ont l’intelligence de ne pas contrarier cette vocation musicale. Ainsi, dès l’âge de 11 ans, Sam occupe les fonctions d’organiste à
la Presbyterian Church de West Chester. Dans ces années de la fin de
l’enfance, ses trois grandes références musicales sont Bach, Beethoven et
Brahms. Le jeune pianiste et organiste ne tarde pas à révéler des talents
précoces de compositeur avec quelques courtes pièces pour piano, pour
voix et piano, pour orgue. Quelques jours après son 13ème anniversaire, un
« concert Samuel Barber » est organisé à la First Presbyterian Church et,
à cette occasion, le jeune prodige et sa sœur Sarah interprètent une courte
cantate qui a pour titre : The Rose Tree. Se trouve ainsi confirmée l’opinion
exprimée par l’oncle Sidney Homer dans une lettre rédigée quelques mois
auparavant : « Tu as l’étoffe d’un compositeur ».
La formation au Curtis Institut de Philadelphie.
Mais la modeste cité de Pennsylvanie n’offre que des ressources musicales
relativement limitées. Ainsi, le prétendu Opera House local n’est qu’une
simple salle des fêtes où l’on ne produit que des opérettes fort médiocres
et des réductions de quelques grandes œuvres lyriques. L’oncle Sidney
recommande donc de confier le jeune homme aux meilleurs professeurs de
musique de Philadelphie. La mère de Sam essaye d’abord de le faire
admettre au conservatoire de Baltimore où ses qualités sont parfaitement
reconnues. Mais le choix de Philadelphie est d’autant plus pertinent qu’on
est à la veille de l’ouverture d’une école de musique prestigieuse. Les
parents permettent alors à l’adolescent de suivre un cursus scolaire adapté.
Le père, Samuel Leroy, membre du conseil d’administration du lycée local
- la School de West Chester - fait voter sans difficulté une résolution
1
Cf. : HUBBS Nadine : The Queer Composition in America’s Sound : Gay Modernists, American Music and National
Identity, University California Press, 2004. Il s’agit de cette fameuse théorie du genre, dont on a beaucoup parlé, ces
derniers temps, en France.
7
dispensant les meilleurs élèves de toute obligation scolaire le vendredi, afin
qu’ils puissent assister aux concerts de l’Orchestre de Philadelphie. Cette
formation est alors en pleine ascension et s’apprête à devenir un des « Big
Five »2, c’est-à-dire un des cinq plus grands orchestres symphoniques américains, sous la férule du légendaire Léopold Stokowski, le futur alter ego
musical de Mickey dans le Fantasia de Walt Disney.
C’est à l’automne 1924 qu’ouvre le prestigieux Curtis Institut de
Philadelphie, devenant, à terme, la meilleure école de musique des ÉtatsUnis avec la Julliard School de New York. Cette fondation a été rendue
possible grâce à la participation financière de généreux mécènes dont Mary
Louise Curtis, la fille d’un des grands magnats de la presse américaine.
Le parrainage du chef d’orchestre Léopold Stokowski et du pianiste
virtuose d’origine polonaise, Josef Hoffmann, assure d’emblée une grande
notoriété à cette institution. Le 26 septembre 1924, Barber réussit brillamment l’examen d’entrée et se retrouve classé premier. Il s’impose, immédiatement, comme le plus brillant élément de la promotion 1924-1925, la
première dans l’histoire de cette institution. Les quatre années passées à
Philadelphie sont particulièrement importantes dans la formation du futur
compositeur de Vanessa. La fréquentation régulière des concerts de
l’orchestre de la grande cité lui permettent de se familiariser avec les
œuvres, récentes à cette époque, de Stravinsky, Sibelius, Prokofiev,
Scriabine. Grâce à l’addiction de Stokowski pour la musique la plus
contemporaine, il peut découvrir Schoenberg et Edgar Varèse. De grands
interprètes venus d’Europe servent de leur prestige la jeune institution : les
pianistes Wilhelm Backhaus et Benno Moisesiwistch, la cantatrice
Elisabeth Schumann. L’oncle Sidney aurait souhaité que son neveu choisisse le violon comme second instrument. Mais au cours de ce séjour à
Philadelphie, certains de ses maîtres lui révèlent ses possibilités vocales.
Barber suit alors l’enseignement du baryton d’origine espagnole Emilio de
Gogorza et semble, un moment, se destiner à une carrière de chanteur.
Mais son professeur de composition, l’Italien Rosario Scalero qui suivra
Sam jusqu’en 1932, parvient à le convaincre de suivre sa vocation première. Pédagogue très exigeant, il lui enseigne la composition dans une
perspective classique et traditionnelle, lui révélant ces grands noms de la
musique ancienne que sont Palestrina, Roland de Lassus, Gesualdo et
approfondissant sa connaissance de Jean-Sébastien Bach. Barber ne tarde
pas à devenir l’idole du Curtis Institute, obtenant les meilleures notes dans
toutes les disciplines et devenant le protégé des principaux mécènes de
l’école dont Mary Louise Curtis. Parmi ses professeurs, il faut citer égale2
Avec la Philharmonique de New-York et les Orchestres Symphoniques de Boston, Chicago et Cleveland.
8
ment Fritz Reiner, chef d’orchestre d’origine austro-hongroise, futur prestigieux directeur musical de l’orchestre symphonique de Chicago. Reiner
reconnaît les dons exceptionnels du jeune étudiant, tout en estimant qu’il
n’est pas fait pour la direction d’orchestre.
Poursuivant par ailleurs sa scolarité secondaire à West Chester, Barber
manifeste un grand intérêt pour les cultures et littératures européennes et
apprend, parallèlement, le français, l’allemand, l’italien, l’espagnol. Ces
dons linguistiques exceptionnels le prédisposent à effectuer, tout au long de
sa vie, de très longs séjours en Europe. Ils révèlent une soif de culture et
une curiosité intellectuelle exemplaires comme en témoigne la lecture des
Essais de Montaigne dans une traduction italienne ! Cet intérêt pour les
littératures européennes transparait dans un de ses premiers chefs-d’œuvre
composé dès 1931, Dover Beach, pour baryton ou contralto et quatuor à
cordes, op. 3, sur un texte du poète anglais de l’époque victorienne,
Matthew Arnold3.
Le premier périple sur le Vieux Continent.
En 1928, Samuel Barber, alors jeune homme de 18 ans, a le grand privilège
d’effectuer son premier « Grand Tour » en Europe, pour reprendre une
expression familière aux intellectuels américains de cette époque. Il est
invité par son maître Scalero à venir séjourner dans la propriété de celui-ci
dans le Val d’Aoste. La première étape est Paris où le jeune musicien peut
à loisir élargir sa culture musicale. Il assiste à une représentation de
Carmen à l’Opéra-comique et se prend de passion pour le génie orchestral
de Georges Bizet. Il entend un concert au cours duquel Stravinsky dirige
lui-même son ballet Apollon Musagète. Il se familiarise avec le langage
musical des membres du Groupe des Six. La tournée se poursuit ensuite
vers l’Italie, puis Vienne où Sam fait l’acquisition d’une édition des
œuvres complètes de Brahms. Pendant les deux semaines passées dans le
Val d’Aoste au contact de son professeur, il est assailli par une crise existentielle : doit-il continuer dans la composition ou revenir au chant et au
piano ? Cela ne l’empêche pas de mener à bien une sonate pour piano et
violon qu’il détruira mais dont certains fragments furent retrouvés en 2005.
De retour à Philadelphie, la direction du Curtis lui demande de prendre en
charge un jeune étudiant d’origine italienne recommandé par Toscanini,
Gian Carlo Menotti, qui ne tarde pas à devenir son compagnon pour plusieurs décennies.
3
Cette œuvre, enregistrée par Barber, lui-même, en 1935, fera l’admiration de Dietrich Fischer-Dieskau, cf. infra. Le
chanteur allemand en gravera une version de référence en 1969.
9
Le plus européen des compositeurs américains.
L’intérêt pour l’Europe et pour la culture européenne se confirme au cours
des années 30, à la faveur de plusieurs voyages financés, le plus souvent,
par le Curtis Institute, ou grâce à la générosité personnelle de Marie Louise
Curtis, elle-même. La société américaine subissait en effet, de plein fouet,
les effets de la grande crise économique et les parents de Samuel, euxmêmes, n’y échappaient pas, en dépit de leur statut de notables locaux.
Sans la générosité de ses protecteurs, notre musicien n’aurait pas pu effectuer ces multiples séjours. Les longs mois en Italie doivent retenir particulièrement notre attention. Les occasions sont multiples : séjour dans la propriété du Maître Scalero et dans celle de la famille Menotti, admission à
l’Institut américain de Rome4, l’équivalent, à peu de choses près, de notre
villa Médicis. Barber approfondit ainsi sa connaissance de la langue de
Dante et se familiarise avec le patrimoine artistique si riche et si varié de
la Péninsule. Il n’en travaille pas moins ses premières compositions qui ont
dépassé le stade des exercices de conservatoire et dont certaines constituent
ses premiers numéros d’opus. À l’occasion de séjours dans la région du
Lac Majeur, en compagnie de Menotti, il a le privilège rare de faire la
connaissance du Maestro Toscanini qui l’accueille à bras ouverts, à
plusieurs reprises, dans « Isolino », à l’écart du monde. Ce contact exceptionnel a été facilité par les relations qu’entretenait le chef d’orchestre et la
famille de Menotti. Arturo Toscanini, qui approche alors de ses 70 ans,
initie les deux amis à quelques trésors de la musique ancienne italienne
alors peu connue, en particulier à l’Orfeo de Monteverdi. On raconte qu’en
déchiffrant cette œuvre, Barber aurait chanté le rôle d’Orfeo et le Maestro
celui d’Eurydice ! Cette relation entre Sam et son grand aîné ne tardera pas
à porter ses fruits, lorsque commencera à New-York, à la fin de 1937,
l’aventure, ô combien passionnante, de l’Orchestre symphonique de la
NBC et de ses concerts radiophoniques diffusés chaque semaine.
C’est au cours de ces séjours transalpins que Barber se prend de passion
pour la région des Dolomites où il séjournera très souvent. De l’Italie à
l’Autriche, les distances ne sont pas si importantes, d’où de multiples
séjours à Vienne au cours desquels notre musicien approfondit sa connaissance de l’œuvre de Brahms et découvre certaines œuvres de Schoenberg
et de Berg, en particulier Wozzeck, créé à Berlin quelques années auparavant sous la direction d’Erich Kleiber. Alors que son ami Menotti rejettera
avec vigueur les tentatives d’approche du Parti National Fasciste mussolinien, Samuel Barber semble relativement indifférent aux turbulences politiques que connait l’Europe de ces années d’avant-guerre. Il est ainsi pré4
Un « Grand prix américain de Rome » couronnera ce séjour.
10
sent à Vienne au moment de l’assassinat du Chancelier Dolfuss sans que
cela n’induise chez lui, semble-t-il, la moindre émotion particulière. Il fera
le pèlerinage de Bayreuth sans état d’âme et présentera ses respects à la
belle-fille de Wagner Winifred, membre du parti nazi depuis 1929 et amie
personnelle de Hitler. En 1937, Barber et Menotti ont la chance d’assister
au Festival de Salzbourg, le dernier dans l’Autriche libre d’avant
l’Anschluss, et de voir et entendre Toscanini diriger Les Maîtres Chanteurs
de Nuremberg et Falstaff. En 1939, il assiste au premier Festival de
Lucerne qui accueille, autour de Toscanini, tous les artistes qui ont déserté
Salzbourg à cause de l’Anschluss. Il travaille alors à son fameux Concerto
pour violon. Il ne quittera l’Europe qu’en catastrophe, en embarquant au
Havre à bord du Champlain, après avoir vécu à Paris les premiers jours de
l’état de guerre, en septembre 1939.
Les années de maturité.
Le succès mondial de l’Adagio pour cordes, sur lequel nous reviendrons
suffira à assurer à Samuel Barber des revenus considérables, ce qui lui
permettra de mener grande vie jusqu’à ces dernières années. Il possédait
ainsi plusieurs appartements à New York, dans le cœur de Manhattan, et
une ville baptisée « Capricorn5 », à Mount Kisco, petite localité en pleine
campagne, dans l’État de New York. Il disposait également de plusieurs
pied-à-terre en Europe, dont le chalet Santa Cristina dans les Dolomites.
Ces différents domiciles seront partagés, dans un premier temps avec
Menotti puis, dans les dernières années, avec d’autres compagnons. La
relation avec Menotti a été, en effet, particulièrement complexe, les deux
musiciens se trouvant, à plusieurs reprises, et malgré eux, en compétition.
De plus, le tempérament extraverti de Menotti était très différent de l’attitude souvent réservée de Barber. Des crises de jalousie ont altéré fréquemment cette relation, par exemple, lorsque que l’Italien a obtenu, à New
York, en 1937, un grand succès avec son opéra Amélia va au bal. L’entrée
des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, après l’attaque de Pearl
Harbour, n’a pas pu laisser Barber indifférent. Il fut d’ailleurs incorporé
quelque temps dans l’U. S Air Force, mais dans les services administratifs,
ce qui lui permit de garder une grande liberté de mouvement6, alors qu’il
travaillait à sa Seconde Symphonie.
Les années créatrices du compositeur commencèrent dès la fin de son
cursus au Curtis Institute. Un concerto pour piano vit alors le jour mais fut
5
Ce nom sera donné par le compositeur à son Concerto pour Flûte, Hautbois, Trompette et cordes, op. 21, composé
en 1944.
6
Cette Seconde Symphonie, op.19, créée sous la direction de Koussevitzky était, dans l’esprit de Barber, sa
« symphonie de guerre ». A ce moment-là, la Septième Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch venait d’être créée
triomphalement aux Etats-Unis par Toscanini, avec son orchestre de la NBC.
11
refusé par Léopold Stokowski, en dépit des avis très positifs du maître
Scalero et de l’oncle Sidney Homer. Une seule séance de déchiffrage, sans
lendemain, fut alors tolérée par le grand chef d’orchestre. Ce concerto fut
détruit. Les premiers numéros d’opus datent des années 1930, puisqu’après
Dover Beachi, ne tarde pas à apparaître une Première Symphonie, op. 9, en
un seul mouvement, à la manière de la Septième de Sibelius. Dans les
années et décennies ultérieures, Barber abordera la plupart des genres,
vocaux et instrumentaux. Sa prédilection pour la musique concertante s’exprime dans trois Concertos, celui pour violon, op. 14, le plus populaire,
dont nous venons de parler, celui pour violoncelle, op. 22, dont le compositeur dirigera pour Decca un enregistrement à Londres en 1950, celui pour
piano, op. 38 qui lui vaudra, pour la seconde fois, le prix Pulitzer7. À cela
s’ajoutent différentes compositions symphoniques et de musique de chambre et un nombre relativement important de Songs et autres pièces pour
voix et piano ou voix et orchestre, qui révèlent, comme le fit souvent
remarquer la cantatrice Leontyne Price, de véritables dispositions pour
l’écriture vocale.
Tels sont les jalons essentiels d’une œuvre qui compte une cinquantaine
d’opus. Vanessa en 1958 et Antoine et Cléopâtre, en 1966 constitueront les
seules véritables incursions dans le domaine de l’opéra, ce que les spécialistes de l’œuvre barberienne n’ont pas manqué de remarquer.
D’emblée, Samuel Barber fit l’objet de controverses. N’a-t-il pas été desservi par l’appui prestigieux de Toscanini qui assura la création, le 5
novembre 1938, de l’Adagio pour cordes et de l’Essay for Orchestra n° 1,
à la tête de son orchestre de la NBC ? L’Adagio pour cordes est une adaptation, réalisée à la demande du chef d’orchestre italien, du mouvement
lent du Premier Quatuor, opus 11. Écrit dans un style encore romantique,
il devint rapidement si populaire qu’il colla à la peau du compositeur
jusqu’à la fin de ses jours, à tel point qu’il finit par prendre cette page en
horreur. Cette détestation n’était pas dépourvue d’ambiguïté puisque, dans
les années 1970, Barber en réalisera une adaptation vocale sur les paroles
de l’Agnus Dei, empruntées à la liturgie de la messe catholique romaine
dans le rite tridentin.
Barber perce donc, comme compositeur, avec une réputation de conservatisme, de respect général des règles de la tonalité. Il serait totalement fermé
aux courants novateurs, en particulier à ceux pratiqués par la Seconde
École de Vienne. Il serait le seul compositeur américain à rester étranger à
l’influence du jazz. Cette réputation est pourtant injustifiée et il serait
facile de relever, au fil de son œuvre, l’influence de la polytonalité, de
7
Cf. infra.
12
Stravinsky, voire du dodécaphonisme à petite dose dans la dernière partie
de sa carrière. Mais cette accusation de passéisme sera pourtant largement
développée par certains critiques musicaux, américains puis européens.
Néanmoins, ses relations avec ses collègues furent correctes, notamment
avec Aron Copland. Ultérieurement, avec Léonard Bernstein, ce fut beaucoup plus tumultueux, le compositeur de West Side Story étant connu pour
avoir un ego surdéveloppé. Bernstein n’en laissera pas moins, au disque,
une superbe version de l’Adagio pour cordes ! D’une façon générale,
l’œuvre de Barber a été bien servie par ce que les États-Unis avaient
de meilleurs comme grands orchestres symphoniques, comme chefs d’orchestre de renom, comme solistes virtuoses et grands chanteurs d’opéra.
Certes, comme nous l’avons vu, le contact avec Stokowski fut négatif. En
revanche, Eugene Ormandy, son successeur à la tête de l’Orchestre de
Philadelphie pendant un demi-siècle, fut toujours un serviteur loyal du
compositeur de Vanessa. Ce fut également le cas de George Szell, d’origine hongroise comme Ormandy, et qui, jusqu’à sa mort en 1970, fit de
l’Orchestre de Cleveland un des « Big Five » les plus virtuoses. Szell
devait enregistrer une version exemplaire du Concerto pour violon avec
Isaac Stern. Mentionnons également le Viennois, naturalisé américain, Eric
Leinsdorf, un des piliers du Metropolitan Opera de New York, futur directeur musical, après Charles Munch, de l’Orchestre symphonique de
Boston. Leinsdorf prodiguera les conseils des plus utiles au compositeur,
lors de l’élaboration du Concerto pour piano, à l’aube des années 1960. Il
en dirigera la création en 1962 avec le pianiste John Browning en soliste.
Dans le monde de l’opéra, Barber s’est lié d’amitié avec les deux grandes
vedettes féminines de la création de Vanessa, Eleanor Steber et Rosalind
Elias qui, nous le verrons, ont contribué au succès de la première, en janvier 1958. C’est avec la grande Leontyne Price qu’il a entretenu les relations les plus chaleureuses, en dépit du futur fiasco d’Antoine et Cléopâtre.
Seconde cantatrice noire à se produire au MET, après Marian Anderson,
Leontyne Price se fit d’abord connaître dans Porgy and Bess, avant de
devenir la plus grande soprano verdienne de son temps, enregistrant une
exceptionnelle Aïda sous la baguette de Georg Solti et incarnant une superbe Leonora du Trovatore, à Salzbourg, avec Karajan. Price aura été la
meilleure interprète des compositions vocales de Barber. Âgée aujourd’hui
de 87 ans, elle souhaiterait que soit exécuté l’Adagio pour cordes pour ses
obsèques.
Du succès de Vanessa au fiasco d’Antoine et Cléopâtre.
La réelle notoriété de Samuel Barber au début des années 50 ne pouvait
13
qu’attirer l’attention de Rudolf Bing, alors tout-puissant directeur du
Metropolitan Opera. Il souhaitait produire dans son établissement un grand
opéra écrit par un Américain. Les bonnes dispositions de l’omnipotent
patron du MET faciliteront le projet de Vanessa. Encouragé par ce succès
new-yorkais, Rudolf Bing pensera naturellement à Barber pour une aventure plus ambitieuse. L’ancien MET, situé sur Broadway, entre les 39ème et
45ème rue, avait ouvert ses portes en octobre 1883 et avait été baptisé
ironiquement le « Faustspielhaus » à cause des très nombreuses représentations du chef-d’œuvre de Gounod. Bien que chargé d’histoire, il était promis à une prochaine démolition car jugé trop vétuste par les responsables
culturels new-yorkais et les mécènes épris de modernité. Cette salle vénérable subit donc les outrages des bulldozers et, rappelons au passage, que
la fameuse salle de concert « Carnegie Hall » faillit subir le même sort, une
quinzaine d’années plus tard. Un nouvel opéra fut édifié dans le nouveau
centre culturel « Lincoln Center ». Avec près de 3000 places et des équipements techniques ultramodernes, il ne pouvait être inauguré que par un
spectacle en tout point exceptionnel. L’évènement eut lieu le 16 septembre 1966, en présence de l’épouse du Président Johnson et de tout ce que
le monde financier et culturel américain comptait de personnalités de premier plan. Pour la circonstance, Barber composa une œuvre lyrique inspirée de la tragédie de Shakespeare, Antoine et Cléopâtre. Leontyne Price,
amie du compositeur, incarnait la Reine d’Égypte. Le livret avait été écrit
par Franco Zeffirelli qui assurait également la mise en scène. Cette
Première fut un four mémorable en raison, d’abord, de nombreux incidents
techniques. Zeffirelli, amoureux des mises en scène pompeuses et clinquantes, avait prévu du grand spectacle à la manière des péplums en cinémascope. Cet échec lui incombe en premier lieu, mais la critique, déchaînée, s’en prit également, avec une rare violence, à l’écriture musicale.
Barber en fut sincèrement et durablement affecté. Il en résulta une longue
période de dépression dont le compositeur ne se remit jamais totalement.
Les tristes dernières années.
Après l’échec de la création d’Antoine et Cléopâtre, la première réaction
du compositeur fut la fuite. Il embarqua sans tarder pour l’Europe et se
réfugia dans son chalet de Santa Cristina, dans les Dolomites. Quelques
mois plus tard, le décès de sa mère ne put qu’amplifier son état dépressif.
Il revint aux États-Unis pour ces circonstances. Sur les conseils de certains
amis, il tenta de reprendre la partition de son opéra8, gommant les passages
8
À l’intention de Leontyne Price, Barber réunit, dans une sorte de cantate, deux airs de Cléopâtre, Give Me Some
Music et Give Me my Robe. Cet arrangement a été enregistré par la cantatrice.
14
à grand spectacle, se concentrant sur les ressorts psychologiques des deux
héros principaux. Une production, quelques années plus tard, au festival de
Spolète qu’animait Menotti, révèlera au public quelques qualités insoupçonnées de cette œuvre. Un enregistrement, au début des années 80 renforcera cette impression. Il n’empêche qu’après cet épisode malheureux, un
ressort se trouvait brisé, la capacité créatrice du compositeur étant, en
quelque sorte, paralysée. De 1966 à son décès en 1981, on ne note, à son
catalogue, que huit numéros nouveaux d’opus parmi lesquels des compositions vocales avec accompagnement de piano ou d’orchestre, une
Fantaisie pour piano et un Essay for orchestra n° 3 qui déconcerteront la
critique. L’Essay fut néanmoins inscrit au programme du concert du
Philharmonique de New-York, le 14 septembre 1978, lorsque Zubin Mehta
succéda à Boulez à la tête de la grande phalange américaine. Un Concerto
pour hautbois restera inachevé.
Il faut préciser que Barber, de plus en plus accusé de romantisme attardé,
se trouvait alors en porte-à-faux face à une critique américaine convertie à
l’hyper modernité et au sérialisme. Ainsi, lorsqu’il fut question de choisir
le successeur de Léonard Bernstein pour diriger l’Orchestre
Philharmonique de New York, le chef d’orchestre américain Thomas
Schippers9, ami très proche de Barber et de Menotti, fut écarté au profit de
Pierre Boulez. Le Français, qui venait de traîner dans la boue, dans son
propre pays, son collègue compositeur Marcel Landowski, arriva aux
États-Unis en proférant des propos provocateurs dont il s’était fait une spécialité. À peine installé à New York, il déclara en effet : « Défigurer Mona
Lisa ne suffit pas, il faut tuer Mona Lisa. Tout l’art du passé doit être
détruit ! » On peut comprendre que dans un tel climat, Barber ne se sentît
point à l’aise.
Sam pouvait compter, néanmoins, sur la sollicitude de quelques amis
fidèles comme le chef Eugene Ormandy et la cantatrice Leontyne Price.
C’est au début des années 1970 qu’il fit la connaissance de Dietrich
Fischer-Dieskau10, interprète modèle du répertoire des Lieder.
En revanche, les relations avec Menotti ne tardèrent pas se distendre,
même si celui-ci aida son ami à réviser la partition d’Antoine et Cléopâtre.
Les succès de Menotti aux États-Unis connaissaient un reflux certain qui
l’incita à réorienter sa carrière vers l’Europe, encouragé par le succès du
« Festival des deux mondes » qu’il avait fondé à Spolète en 1968. En 1973,
9
Thomas Schippers a laissé de nombreuses gravures d’opéras de Verdi et de Puccini pour les labels RCA et EMI, en
plus d’une Carmen chez Decca. En 1976, peu de temps avant sa disparition, il dirigea Aïda au festival d’Orange. Sa
non-nomination à New-York avait affecté durablement Barber et Menotti. Ses liens avec Barber, puis Menotti, dépassèrent le seul univers musical.
10
Fischer-Dieskau venait d’enregistrer Dover Beach. Barber appréciait particulièrement sa gravure des Amours du
Poète de Robert Schumann, chez Deutsche Grammophon.
15
la villa Capricorn fut liquidée en quelques mois. Sam et Giancarlo l’avaient
acquise en indivision. L’Italien contraint son ami à s’en séparer. Barber se
recentra alors sur Manhattan.
En 1978, après avoir célébré en compagnie de nombreux amis son 68ème
anniversaire, Barber ressentit les premiers effets du cancer des os qui
devait l’emporter. Il trouva encore la force de faire quelques allers-retours
vers l’Europe et s’intéressa de près à la programmation d’Antoine et
Cléopâtre à Paris. À l’initiative du chef d’orchestre Jean-Pierre Marty,
cette œuvre devait être donnée en version de concert, au Théâtre des
Champs-Élysées, pour l’inauguration de la saison radio-lyrique de Radio
France, en septembre 1980. Marty avait d’abord songé à Vanessa qui était,
à cette date, à peu près inconnue sur le Vieux Continent. Habitué du festival de Spolète, il avait la totale confiance de Barber et de Menotti. À la
demande du compositeur, il accepta sans problème de programmer l’opéra
maudit de 1966. Menotti assista seul au concert. Barber, très affaibli, dut
être rapatrié d’urgence aux États-Unis par avion sanitaire. Il fut hospitalisé
à New York et supporta mal les séances de chimiothérapie. Ramené in
extremis dans son appartement new-yorkais, il devait s’éteindre le 23 janvier 1981.
AUTOUR DE VANESSA
La genèse de l’opéra.
La position de Barber par rapport à l’art lyrique est restée longtemps paradoxale. Habitué des salles d’opéra depuis sa plus tendre enfance, neveu
d’une grande cantatrice, familier des principaux festivals européens, ayant
parfait sa formation en Italie, il adorait l’opéra et avait largement démontré sa capacité à écrire pour les voix. Mais de premières tentatives étaient
restées sans suite, malgré son désir de collaborer avec certains écrivains
américains de l’époque, comme Dylan Thomas. C’est donc un Barber plus
que quadragénaire qui, après avoir reçu plusieurs propositions de sujets et
beaucoup hésité entre une nouvelle de Tolstoï et Un tramway nommé désir
de Tennessee Williams, arrêta son choix sur les Sept Contes Gothiques, de
la romancière danoise Karen Bixen, en littérature, Isak Dinesen. Mais le
musicien n’osait pas se lancer dans cette aventure sans un soutien tutélaire
que son ami Gian Carlo était le seul à pouvoir lui apporter.
En effet, Menotti, connu pour son sens théâtral, venait d’obtenir un triomphe des deux côtés de l’Atlantique, y compris à la Scala de Milan, avec Le
Consul. Il avait, de plus, conquis une réelle popularité auprès du grand
16
public américain avec l’« opéra télévisé », Amahl et les Visiteurs du soir,
produit par la NBC, le soir de Noël 1951. Il accepta donc d’être le librettiste de son ami, comme Boïto l’avait été de Verdi pour Otello et Falstaff.
Mais ce livret ne fut mené à bien qu’à partir de 1954, pour être achevé
seulement en 1956 : un temps beaucoup trop long pour Barber mais
Menotti était accaparé par ses propres compositions. A contrario, la partition vit le jour assez rapidement : les parties vocales étaient prêtes dès le
printemps 1957 et la composition fut totalement achevée au cours de la
même année. Barber pouvait alors présenter son travail à la direction du
Metropolitan Opera, c’est-à-dire à Rudolf Bing.
Bing était un impresario d’origine viennoise, chassé de son pays par
l’Anschluss, puis associé, un temps, au lancement du festival de
Glyndebourne, en Angleterre. Il prit en charge, en 1950, la direction du
Metropolitan Opera de New York où il resta jusqu’en 1972. Dès le début,
il eut à cœur de promouvoir une nouvelle génération de chanteurs américains, alors que le MET avait fonctionné, dès ses origines, en misant d’abord sur les grands artistes d’origine européenne. Dans le même ordre d’idées, il conçut le projet de monter un opéra authentiquement américain.
Dans ce registre, le Porgy and Bess de Gershwin était la référence mais
n’avait jamais été représenté dans la grande maison de Broadway, en particulier à cause de la ségrégation.
Le directeur du MET reçut avec faveur la partition de Vanessa et en fixa la
création au mois de janvier 1958. Il suggéra à Barber de convaincre Maria
Callas11 d’incarner le personnage de Vanessa. Sam avait pu applaudir la
cantatrice à la Scala, en juin 1955, dans la fameuse production de La
Traviata mise en scène par Luchino Visconti et dirigée par Carlo-Maria
Giulini. Un dîner fut organisé, en l’honneur de la Divina, à Mount Kisco.
Mais Callas refusa pour différentes raisons. Elle répugnait à chanter en
anglais et le personnage d’Erika, nièce de Vanessa, risquait de lui voler sa
position de prima donna. Enfin de son point de vue, l’œuvre ne comportait
aucune mélodie, digne de ce nom, apte à la mettre en valeur. Faute d’obtenir le consentement de la cantatrice gréco-américaine, on sollicita Sena
Jurinac, un des piliers de l’opéra de Vienne. Mais celle-ci se désista,
six semaines avant la Première, pour raison de santé. Ce fut finalement
l’américaine Eleanor Steber12, une des étoiles du MET, qui eut le privilège
d’assumer cette création.
Vanessa fut donc représentée pour la première fois, au Metropolitan Opera,
11
Celle-ci venait, pour ses débuts au MET, de remporter un triomphe dans Lucia di Lammermoor.
Eleanor Steber incarna superbement Marguerite dans la première intégrale de Faust réalisée en microsillon par
CBS avec la troupe du MET, sous la direction de Fausto Cleva. En 1948, elle avait été la créatrice d’un des chefsd’œuvre vocaux de Barber, Knoxville, Summer of 1915 pour soprano et orchestre.
12
17
le 15 janvier 1958. Ce fut un événement musical et mondain qui fit date.
La cantatrice Libano-américaine Rosalind Elias13 donnait la réplique à
Steber dans le rôle de la nièce Erika. Le jeune ténor suédois Nicolaï Gedda,
déjà bien connu en Europe et qui venait de débuter à New-York dans Faust,
était Anatol. Giorgio Tozzi, baryton basse italo-américain prêtait sa voix au
personnage du médecin. Enfin, Regina Resnik, une des grandes Carmen de
son temps, avait accepté d’assumer le rôle, presque muet, de la vielle
Baronne. Menotti lui-même se chargeait de la mise en scène dans les
décors somptueux de Cecil Beaton qui venait de réaliser, peu de temps
auparavant, la scénographie de My Fair Lady à Broadway. Enfin, cette
équipe de grand luxe était animée par un des chefs d’orchestre les plus
talentueux de sa génération, le Grec Dimitri Mitropoulos. Celui-ci dirigeait
encore le Philharmonique de New York avant que Bernstein n’en prît les
commandes. Il était alors la cible de certains critiques américains à cause
de programmes largement consacrés à la musique contemporaine, en raison aussi d’une homosexualité assumée. En Europe, Mitropoulos était un
habitué du Festival de Salzbourg et du Mai Musical Florentin. Il avait succédé à Furtwängler, après le décès de celui-ci, en dirigeant Don Giovanni
dans la ville natale de Mozart. Sa Forza del Destino, à Florence, avec la
Tebaldi et Mario del Monaco, avait fait date. Les polémiques dont il était
l’objet aux États-Unis étaient particulièrement injustes. Il devait disparaître, à peine trois ans plus tard, en dirigeant la Troisième Symphonie de
Mahler, à Milan.
Le livret.
Initialement, l’œuvre a été conçue en quatre actes. L’action est censée se
passer dans un pays de l’Europe du Nord, autour de 1905, à ce moment
historique où la Norvège, se séparant de la Suède, est érigée en royaume
indépendant. Certains critiques américains ont reproché à Menotti et à
Barber de ne pas avoir situé l’action en Amérique.
Le premier acte nous présente Vanessa, belle femme autour de la quarantaine, en compagnie de sa mère, la Baronne, toujours silencieuse et de sa
jeune nièce Erika, âgé d’une vingtaine d’années. Nous sommes à l’intérieur
d’un luxueux manoir où miroirs et tableaux sont voilés, par une soirée
d’hiver enneigée. Vanessa attend le retour imminent de son amant Anatol
qu’elle n’a plus revu depuis vingt ans. Un homme se présente, il porte le
même prénom mais il n’est que le fils du précédent. Vanessa, traumatisée
13
Rosalind Elias et Giorgio Tozzi participèrent à plusieurs grands enregistrements lyriques réalisés par RCA Victor,
notamment à un exceptionnel Requiem de Verdi, réalisé à Vienne en juin 1960. Fritz Reiner dirigeait la
Philharmonique de Vienne avec, en plus, Leontyne Price et le grand ténor suédois, Jussi Björling, qui devait disparaître trois mois plus tard.
18
par cette découverte, quitte la pièce et laisse Erika seule, en compagnie de
l’inconnu. Celui-ci, à cause de la tempête de neige, demande à rester pour
la nuit et invite la jeune fille à partager le dîner avec lui. À l’acte II, un mois
plus tard, Erika révèle à la Baronne qu’elle a fini cette première nuit avec
Anatol et qu’elle en est amoureuse. Mais, au retour d’une promenade,
Vanessa confesse qu’elle aime aussi le jeune homme. Erika somme ce dernier de s’expliquer et il feint de lui demander sa main. Par défi, celle-ci
refuse au profit de sa tante. L’acte III se situe pendant la nuit du Nouvel An,
alors qu’un bal est organisé dans le manoir. Le docteur, un ami de la
famille, révèle aux invités les prochaines fiançailles de Vanessa et
d’Anatole. Erika, murée dans sa chambre, refuse dans un premier temps de
participer à la fête. Apparaissant enfin, elle apprend le mariage annoncé et
s’évanouit. Revenant à elle, elle s’enfuit au-dehors, bien décidée à ne pas
garder l’enfant qu’elle porte, fruit de son unique nuit avec Anatol. À
l’acte IV, ce dernier et quelques convives sont partis à la recherche d’Erika
qu’ils ramènent, inconsciente, au manoir. Revenant à elle, elle annonce à la
Baronne qu’elle a perdu l’enfant. Deux semaines plus tard, Vanessa et
Anatol, mariés, s’apprêtent à partir pour Paris. Erika reste seule dans le
manoir avec sa grand-tante et les domestiques. Elle ordonne, à l’instar de
ce qu’avait fait autrefois Vanessa abandonnée par son amant, de voiler les
miroirs et les portraits accrochés au mur. Erika se résigne à sa solitude : « À
présent, c’est à mon tour d’attendre. »
Cette structure en quatre actes a été modifiée par le compositeur en 1964,
après la réception finalement mitigée de l’œuvre. Les actes I et II ont été
fondus en un seul et c’est désormais sous cette forme que Vanessa est
représentée. À cette occasion, l’air Our arms entwined, Nos bras mêlés…,
jugé trop redoutable pour de futures interprètes du rôle-titre, peu à l’aise
dans l’aigu a été supprimé. A contrario, Barber avait accepté, peu de temps
avant la création, d’insérer, dès le début de l’œuvre et à la demande de
Rosalind Elias, l’air Must the winter come si soon, Faut-il que l’hiver vienne si tôt, destiné à mettre la cantatrice américaine en valeur et qui appartient maintenant au répertoire de nombreuses mezzos. Ces différentes
modifications montrent à quel point le compositeur était capable de souplesse et révèle sa profonde connaissance du chant et des voix.
Certains ont cru pouvoir déceler dans le livret de Vanessa quelques clés
plus ou moins autobiographiques. L’énumération des mets proposés pour
le dîner, au début du premier acte, serait en rapport avec le côté
« gourmet » de Barber. L’énumération, par Anatol, des charmes
touristiques de « Paris, Rome, Budapest et Vienne », au début de l’acte II,
exprimerait le tropisme européen du compositeur et le souvenir de
19
plusieurs voyages effectués avec son ami Menotti dans les années 30. Des
clés à caractère plus intime encore seraient présentes dans ce livret. Les
relations complexes et souvent tumultueuses entre les trois personnages
principaux de l’opéra, Vanessa, Erika et Anatole serait l’expression métaphorique des propres relations de Barber et de Menotti entre eux et avec
leurs différents compagnons. Comme l’écrit très justement Pierre
Brévignon14, le grand spécialiste français de Barber, « l’histoire imaginée
par Menotti et transcendée par la musique de Barber s’ajuste idéalement à
une grille de lecture souvent appliquée au théâtre de Tennessee Williams15 :
la transposition dans un environnement homosexuel ». Menotti aurait eu,
en effet, l’intention de composer un opéra gay à partir d’un épisode de la
Recherche du temps perdu. Mais c’était inconcevable dans le contexte
moral de l’Amérique puritaine et, plus encore, maccarthyste des années
1950.
En définitive, la part de Menotti dans l’élaboration de Vanessa fut plus
l’objet de critiques que de louanges. Si le librettiste révèle un réel sens de
l’action théâtrale et de ses ressorts dramatiques, le sujet choisi sembla à
beaucoup invraisemblable et excessivement mélodramatique, en particulier, la grossesse d’Erika.
D’aucuns n’hésitent pas à parler de soap opera. Rudolf Bing, grand admirateur de la musique de Barber, regrettait l’arrière-plan symbolique du livret et sa dimension trop intimiste. Il a pu, ainsi, écrire dans ses mémoires,
5000 Nights at the Opera16 : « Vanessa est une œuvre que j’aimais beaucoup en dépit d’un livret passablement ennuyeux ». Pierre Brévignon a pu
recueillir des avis pertinents de plusieurs personnalités qui ne sont pas tendres pour le texte de Menotti. Ainsi le chef d’orchestre Léonard Slatkin, qui
a signé chez Chandos, un très bel enregistrement de l’œuvre, n’hésite pas
à déclarer : « Vanessa a sans doute mal vieilli après 1958, en raison de son
livret quelque peu absurde ». Le musicologue Henry Louis de la Grange
parle « du talon d’Achille de l’opéra » et c’est la chanteuse Lucie Schaufer
qui est la plus sévère : « c’est le livret, et lui seul, qui empêche Vanessa
d’être une œuvre phare dans l’histoire de l’art lyrique américain. La langue
de Menotti oscille entre un style ampoulé frôlant le mauvais mélo et des
épisodes d’une clarté narrative absolue. »17 On comprend que Menotti n’ait
pas été sollicité pour le livret d’Antoine et Cléopâtre, même si le choix de
Zeffirelli fut plus regrettable encore.
14
Cf. Pierre Brévignon, Samuel Barber. Un nostalgique entre le monde, Paris, Hermann, 20011.
Allusion à la pièce Un tramway nommé désir, 1947.
Les mémoires de Rudolf Bing ont été édités aux États-Unis en 1972 et furent publiés en français par Robert Laffont,
en 1975, sous le titre 5000 nuits à l'opéra.
17
Pour connaître le détail de ses opinions particulièrement autorisées, on se rapportera avec profit à la page 357 de
l’ouvrage de Pierre Brévigon.
15
16
20
Une partie de ces critiques peuvent s’expliquer par les attentes du public de
cette époque habitué aux intrigues décrivant les répercussions, sur la vie
des personnages, des conditions sociales et politiques dans lesquelles ils
évoluent. Or Menotti dépeint avant tout des rapports humains, en dehors de
tout contexte réaliste. Il s’est inspiré de l’atmosphère particulière des Sept
Contes gothiques, publiés en 1935, par la Baronne Bixen18. Cette femme de
lettres danoise, considérée comme l’héritière du style gothique anglosaxon, est alors l’écrivain le plus connu de son pays. Elle sait créer un
climat fantastique personnel, fondé sur l’évocation de paysages enneigés,
propices à un « clair-obscur » où s’entremêlent réel et fantasmagorie. Les
personnages appartiennent à un XIXème siècle romantique. Ce sont avant
tout des femmes, jeunes ou mûres, qui cherchent le bonheur soit dans une
vie imaginaire, soit dans l’étourdissement des voyages et des fêtes. Autant
d’éléments qu’on retrouve dans Vanessa.
On a rapproché également Vanessa de La Cerisaie d’Anton Tchékhov
(1904) : cette pièce décrit l’attachement au passé et le refus du présent de
l’héroïne, Lioubov qui, par attachement à ses souvenirs, s’oppose à la
vente de la propriété familiale.
On a également évoqué certains contes de fées. Vanessa se met « en
sommeil » après le départ de son amant. Nouvelle Belle au bois dormant,
elle affirme à celui qu’elle prend pour Anatol père, nouveau Prince
Charmant venu la tirer de sa longue léthargie, « pendant vingt ans, sans
bouger, en silence, je t’ai attendu […] Je respirais a peine, pour que la vie
glisse sans laisser de traces et que rien ne change en moi… ». Les miroirs
voilés évitent de mesurer l’écoulement du temps car ils empêche la révélation d’une possible altération de la beauté de l’héroïne. Cela renverrait au
miroir magique qui, dans Blanche-Neige, annonce à la méchante reine
qu’elle n’est plus la plus belle femme du royaume.
Aux références implicites s’ajoutent les allusions explicites comme celle à
Boris Godounov de Moussorgski. Anatol resté seul avec Erika, qui lui
demande de partir puisqu’il n’est pas l’homme attendu par sa tante, suggère une comparaison pour justifier qu’il reste : « Je suis le faux Dimitri, le
Prétendant ; soyez ma Marina ! » Ce qui annonce son intention de séduire
la jeune fille, alors que peu de temps auparavant il avait dit à Vanessa qu’il
pourrait l’aimer. Sa situation ressemble à celle imaginée dans l’opéra de
Richard Strauss, Arabella. Le père de l’héroïne, ruiné, veut marier sa fille
à un vieil ami très riche, mais la lettre qu’il lui envoie à cet effet, est lue
par le neveu de destinataire. Ce dernier vient de mourir. et c’est le jeune
homme qui se rendra à sa place à l’invitation.
18
Une rencontre entre la romancière et Samuel Barber, au moment de la reprise de Vanessa, au MET, en 1959, tournera court et le compositeur en sera durablement affecté.
21
Louise Homer, cantatrice et tante de Barber ici dans le rôle d’Amnéris.
Barber et Menotti en Autriche dans les années 30
22
Barber et ses amis, Gian Carlo Menotti et Aron Copland, au début des années 50
Barber et le chef d’orchestre Dimitri Mitropoulos
23
Eleanor Steber, créatrice du rôle de Vanessa
Leontyne Price dans Antoine et Cléopâtre
Les artistes de la création en 1958
24
Les clins d’œil culturels sont évidents comme les allusions à la personnalité de Barber : son amour d’homme du Nord pour les paysages hivernaux,
sa pratique du patinage sur les lacs gelés, son goût pour la cuisine et les
bons vins français, l’omniprésence des femmes rappelant celles qui ont
joué un rôle important dans sa vie musicale, sa mère et sa tante, comme la
figure paternelle du Docteur, personnage qui exerce le même métier que
Barber père. Enfin le côté sentimental de l’histoire (sauf la violence que les
deux héroïnes exercent contre elles-mêmes, il n’y a aucune manifestation
hostile de rivalité entre elles, la sévérité de la Baronne est l’expression de
sa sagesse bienveillante, et Anatol séduit sans malice apparente) est justifié
par Menotti lui-même : « J’ai écrit un livret pour Sam, et Sam est essentiellement une personnalité romantique... »
En définitive, les critiques formulées contre le livret ne sont pas injustifiées. Cependant on doit dire qu’il a sa cohérence fondée sur la dualité
Vanessa / Erika et Anatol père / fils. La structure de la pièce fait que le
dénouement rejoint exactement la situation initiale, celle d’une femme qui
attend.
L’écriture musicale.
Il faut d’abord insister sur la richesse de l’écriture orchestrale. Plusieurs
observateurs dont Nicolaï Gedda19, créateur du rôle d’Anatol, ont cru pouvoir déceler dans Vanessa les influences de Richard Strauss et de Puccini.
Cette dernière comparaison est particulièrement pertinente si l’on songe à
La Fanciulla del West et, surtout, à Gianni Schicchi. Par ses compositions
antérieures symphoniques, Barber a largement démontré ses qualités dans
l’art de l’instrumentation et de l’orchestration. Il sait magnifiquement utiliser l’orchestre pour créer un climat et suggérer un brusque changement de
situation. Il contribue également à la caractérisation psychologique des
personnages. Enfin, il n’est jamais massif et ne couvre pas les voix.
L’harmonie n’en est pas moins étoffée, tant au niveau des bois que des
cuivres. Les percussions sont mises en valeur. La harpe est présente.
Notons enfin la composition particulière de l’orchestre à cordes utilisé en
coulisse, lors du bal de l’acte II, avec le renfort d’un piano, d’un célesta,
d’un orgue portatif et d’un accordéon. Les qualités d’orchestrateur de
Samuel Barber sont particulièrement perceptibles dans l’Intermezzo qui
sépare les deux dernières scènes.
Vanessa ne comporte pas d’airs traditionnels, basé sur une structure mélodique, au sens où on l’entendait dans l’opéra du XIXème siècle et c’est une
des raisons, nous l’avons vu, pour lesquels Maria Callas a refusé de parti19
Cf. Pierre Brévignon, op.cit.
25
ciper à sa création. En revanche, les parties vocales sont construites sur le
principe de l’arioso continuo qu’une oreille exercée reconnaîtra facilement.
Nonobstant la qualité de l’écriture orchestrale, les voix choisies doivent
être, quand même, assez puissantes « comme dans La Traviata », a pu
déclarer le chef d’orchestre Steuart Bedfod, responsable de la reprise de
l’œuvre à Strasbourg en 2003.20 Enfin l’auditeur doit pouvoir distinguer
sans problème les timbres de Vanessa et d’Erika. Concernant les deux cantatrices qui ont créé l’œuvre, Elanor Steber et Rosalind Elias, cette distinction s’impose dans l’enregistrement de la production d’août 1958 à
Salzbourg ; elle est moins évidente, en revanche, dans l’enregistrement
réalisé en studio, quelques mois auparavant.21
Le Quintette final est une parfaite illustration de la finesse de l’écriture
vocale.
LA RÉCEPTION DE VANESSA.
La Première de janvier 1958 fut largement applaudie et la critique newyorkaise put parler de « l’opéra le plus beau et le plus véritablement lyrique
jamais écrit par un américain ». Dans ses Mémoires, Nicolaï Gedda pourra
écrire, non sans modestie :
« Le public et les critiques me furent favorables, et j’étais apprécié
pour mon interprétation musicale de cet Anatol sans principes. Les
critiques dirent aussi que j’étais le seul qui chantait assez distinctement pour qu’ils comprennent les mots et suivent l’action. J’étais
très satisfait de cet éloge : j’avais travaillé très durement, notamment
sur l’articulation, avec une ancienne actrice, spécialiste de l’élocution. Je m’étais rendu compte dès le début que si on chante dans la
langue du public, on doit châtier sa prononciation afin de faire comprendre le livret. Les autres chanteurs, qui utilisait leur langue
maternelle, l’américain, n’ont jamais entièrement compris cela »22.
Samuel Barber fut récompensé par un prix Pulitzer23 et, dans la foulée, on
envisagea une coproduction avec le festival de Salzbourg qui, chaque été,
procédait à une création contemporaine. Depuis 1957, ce festival était
20
Cf. Pierre Brévignon, op.cit.
Cf. infra, les indications discographiques.
Nicolaï Gedda, My Life and Art, Portland Oregon, Amadeus Press, 1990, p. 80-81. Extrait traduit par Danielle Pister.
23
Ce prix correspond à un vœu du journaliste américain Joseph Pulitzer, exprimé dans son testament, en 1904, et
effectivement mis en place à partir de 1917. C’est à partir de 1943 qu’il put distinguer des musiciens.
21
22
26
placé sous la direction artistique d’Herbert von Karajan. Celui-ci eut, un
temps, l’intention de diriger Vanessa. Mais une partie de la critique austroallemande, mal disposée et pleine d’a priori, se trouvait conditionnée par
l’hyper modernité, dans l’esprit du festival de musique contemporaine de
Darmstadt. Barber, considéré, à tort ou à raison, comme un « compositeur
tonal » anachronique, était la bête noire de la plupart des chroniqueurs de
la presse allemande et autrichienne. Cela détermina Karajan à changer
d’avis et à renoncer, par opportunisme, à diriger l’œuvre. C’est donc
Mitropoulos qui prit la baguette à la tête des musiciens du Philharmonique
de Vienne, en août 1958, avec tous les artistes de la création, à l’exception
de Regina Resnik, remplacée dans le rôle de la Baronne par Ira Malaniuk.
La retransmission radiophonique du 16 août, récemment rééditée en CD,
montre à quel point l’accueil du public fut tout juste poli. Dans les jours
suivants, Barber se fit éreinter par l’ensemble de la presse.
Vanessa disparut ainsi peu à peu de l’affiche, y compris aux États-Unis, ce
qui incita Barber à procéder à la révision de 1964. La partition est ainsi resserrée en trois actes, au prix de la suppression de l’air dit « du patinage »
qui exige de la titulaire du rôle-titre des qualités de colorature. C’est sous
cette forme que l’opéra fut repris au MET, mais l’échec d’Antoine et
Cléopâtre devait injustement rejaillir sur ce Vanessa. On oublia ainsi peu à
peu cet opéra qui n’était pas parvenu à se faire accepter en Europe. Il faudra attendre les années 2000 pour que cesse cet ostracisme. Il faut, à cet
égard, rendre un hommage particulier à Danielle Ory qui dirigea l’OpéraThéâtre de Metz de 1992 à 2002 et qui programma Vanessa, en octobre
2000, sous la direction de Jacques Lacombe, alors directeur de l’Orchestre
National de Lorraine. Cette production messine constitua la création en
France de l’œuvre de Barber. S’ensuivirent d’autres représentations,
notamment à l’Opéra de Monte-Carlo avec Kiri Te Kanawa dans le rôletitre, Rosalind Elias passant d’Erika à la Baronne. En 2003, Vanessa fut
programmée par l’opéra du Rhin à Strasbourg. Depuis cette date, des représentations ont eu lieu dans différents théâtres de France. Signalons en particulier, en mars 2012, celles données au Théâtre Roger Barat d’Herblay,
en région parisienne. La reprise, prévue à Metz en mars 2014, est réalisée
en coproduction avec ce théâtre. Il s’agit là d’un événement de première
importance et tous les admirateurs du compositeur américain ne pourront
que s’en réjouir. Grâce en soit rendue à Paul-Emil Fourny, actuel directeur
de l’Opéra-Théâtre de Metz.
27
À LIRE
Jusqu’à ces derniers temps, il fallait être anglophone pour approfondir sa
connaissance de Samuel Barber. Cela n’est plus le cas depuis la publication, en 2011, d’un ouvrage en tout point remarquable, consacré au compositeur de Vanessa. Son auteur est le jeune musicologue français Pierre
Brévignon, par ailleurs co-auteur d’un Dictionnaire superflu de la musique
classique et collaborateur régulier du magazine Classica. C’est dans une
véritable croisade que s’est lancé Brévignon pour révéler au public,
français et francophone, la figure et le corpus musical de Samuel Barber.
En 2009, il créa un site Internet sur le compositeur américain,
http://www.samuelbarber.fr, excellemment documenté avec une discographie systématiquement mise à jour, et un double catalogue des œuvres
classées par thèmes et selon leur chronologie. C’est une réussite sur le plan
didactique qui constitue la meilleure approche possible de l’univers barberien. Dans le même temps, Pierre Brévignon mettait en place « Capricorn,
l’association des amis de Samuel Barber », en référence au nom de la propriété que celui-ci possédait, avec Menotti, dans l’État de New York. Doté
de parrainages prestigieux tels que ceux du compositeur John Carigliano,
du chef d’orchestre Jean-Pierre Marty, du grand musicologue mahlérien
Henry-Louis De La Grange, cette association se donne pour but de faire
connaître Barber et son œuvre par tous les moyens24.
La parution en 2011, aux éditions Hermann de Samuel Barber. Un nostalgique entre deux mondes, constitue le point d’orgue de cette démarche
exemplaire. En un peu plus de 500 pages, Pierre Brévignon nous livre une
étude très précise et détaillée de la vie du compositeur, de sa démarche
créatrice, de l’arrière-plan historique et musical des années 1920-1980,
dans le milieu intellectuel américain comme dans celui du Vieux
Continent, en rapport avec le tropisme européen du compositeur. Ce
maître-ouvrage est particulièrement bien écrit et se lit avec un réel plaisir.
Il est doté d’un index et d’une discographie que l’on aurait souhaité un peu
plus développée. Un CD, annexé au volume, comporte quelques enregistrements rares, tombés dans le domaine public, en particulier Dover Beach,
chanté en 1935 par Barber lui-même ; l’Adagio pour cordes dirigé par
Toscanini en 1938 ; la première édition, en 78 tours, du Capricorn
Concerto ; enfin le Concerto pour violoncelle, gravé pour Decca à
24
La présentation de cette association est accessible sur ce lien : http://www.samuelbarber.fr/association.html
28
Londres, en 1950, sous la direction du compositeur.
Ce maître-ouvrage exceptionnel nous a été particulièrement utile pour la
rédaction de ce fascicule. Notre dette à son égard est immense.
À ÉCOUTER
Si la discographie de Vanessa se limite à quatre références, elle n’en est
pas moins d’une réelle qualité. Les deux premières gravures concernent
l’œuvre originale en quatre actes, telle qu’elle a été créée en 1958. Les
deux dernières suivent la révision de 1964, en trois actes.
Dans la foulée de la Première et de son succès new-yorkais en janvier
1958, la firme RCA Victor, un des deux principaux labels américains, a
immédiatement entrepris d’en graver une intégrale, fait rarissime dans les
annales de l’art lyrique. Le directeur artistique en fut Richard Mohr qui
formait alors, avec Walter Legge pour la Columbia anglaise (future EMI)
et John Culshaw pour Decca, l’élite des producteurs d’enregistrements
d’opéras. Ainsi, cette réalisation, étalée entre février et avril 1958, bénéficia de soins extrêmes en matière de prise de son, avec un rendu stéréophonique exceptionnel pour l’époque. Toute l’équipe de la récente création
au MET était au rendez-vous sous la baguette du grand Dimitri
Mitropoulos. Le tandem féminin, constitué par Eleanor Steber dans
Vanessa et Rosalind Elias dans Erika, y est remarquable par ses qualités
vocales et son investissement. Le jeune Nicolaï Gedda ne démérite pas
dans le rôle d’Anatol et l’excellent Giorgio Tozzi est égal à lui-même dans
le rôle du médecin. Cette réalisation a été reportée en CD, au début des
années 90, par le label d’origine. Le groupe RCA ayant été racheté par
Sony, cet enregistrement est désormais disponible sous cette étiquette et
édité dans une série économique, pour moins d’une quinzaine d’euros. À
tous égards, un premier choix à recommander sans réserve.
Comme nous l’avons dit, l’œuvre fut reprise au festival de Salzbourg, l’été
suivant. Le label autrichien Orfeo, attaché à la publication scrupuleuse de
diffusions radiophoniques d’opéras et de concerts donnés à Vienne et à
Salzburg, a édité la retransmission de Vanessa par la radio autrichienne du
16 août 1958. La distribution est strictement identique à l’édition précédente, à l’exception du rôle secondaire de la vieille Baronne tenu ici par Ira
Malaniuk en remplacement de Regina Resnik. Stimulés par la présence du
public, dans l’ancien Festspielhaus salzbourgeois, les chanteurs semblent
encore plus investis que dans l’édition précédente. Mitropulos est toujours
à la baguette mais, cette fois-ci, à la tête d’un Orchestre Philharmonique de
29
Vienne excellent comme toujours mais, face auquel, la formation du MET
des années 50 ne démérite pas. Le son n’est que monophonique, comme
c’était encore l’usage dans les grandes radios européennes à l’époque. Il est
néanmoins d’une belle qualité et cette réédition est à marquer d’une pierre
blanche, même si son coût est deux fois plus élevé que l’édition RCASony. Enfin, un détail à ne pas négliger : la dernière plage du second CD
reproduit une interview donnée, à cette occasion, par Samuel Barber, moitié en anglais, moitié en allemand.
Au début des années 2000, sont apparues deux nouvelles éditions reproduisant la version révisée en trois actes, par le compositeur. Le label Naxos,
spécialisé dans les séries très économiques, a sorti, en 2006, une intégrale
de Vanessa enregistrée en Ukraine avec l’Orchestre National Symphonique
local. Cette réalisation est placée sous la direction du Gil Rose, jeune chef
américain qui a eu en charge l’opéra de Boston et qui dirige ici une troupe
de jeunes chanteurs anglophones très satisfaisants. Mais, à prix et à qualité technique comparables, l’édition RCA-Sony, dirigée par Mitropoulos,
reste préférable car plus authentique avec les artistes de la création.
Mentionnons pour terminer la réalisation du label britannique Chandos,
effectuée à la suite de concerts donnés par l’orchestre de la BBC en 2003.
Le chef d’orchestre américain Léonard Slatkin, grand serviteur et défenseur de l’œuvre de Samuel Barber, en est le maître d’œuvre. Sous sa direction, les incarnation des deux héroïnes, Christine Brewer, Vanessa, et surtout, Susan Graham, Erika, sont excellentes. Sans égaler Gedda, William
Burden est satisfaisant dans le rôle d’Anatol. Enfin, il faut souligner l’extrême qualité de la prise de son, dans la grande tradition anglaise, avec une
double gravure sur le même support : à la piste CD traditionnelle, s’ajoute
celle au format SACD qui reproduit le son en haute définition, soit en stéréophonie, soit en multicanal, à condition toutefois de disposer de l’appareil adéquat. Pour Pierre Brévignon, nous avons ici la version de référence
de l’œuvre. De notre point de vue, le premier enregistrement de
Mitropoulos reste le choix prioritaire.
Enfin, la découverte de Vanessa est peut-être l’occasion de mieux connaître l’ensemble de l’œuvre de Samuel Barber. Les ressources de la discographie disponible nous y incitent. On peut, ainsi, recommander un disque
anthologique édité par le label américain Telarc, The Best of Barber, comprenant un panel d’œuvres courtes, instrumentales et vocales caractéristiques du style du compositeur. On y trouve notamment le fameux Adagio
pour cordes. La plupart des extraits sont interprétés par l’Orchestre
d’Atlanta sous la direction de Yoël Levi25. L’éditeur Naxos a regroupé dans
25
Cet orchestre et leur chef ont donné un concert mémorable à l'Arsenal de Metz en octobre 1991.
30
un coffret de six CD l’ensemble de l’œuvre orchestrale fort bien interprétée par l’Orchestre Royal d’Écosse sous la direction de Marin Alsop. Les
trois grands Concertos pour violon, violoncelle et piano sont regroupés
dans une belle édition Sony avec des artistes aussi prestigieux que les solistes Isaac Stern, Yo Yo Ma, John Browning, et les chefs Léonard Bernstein
et Georges Szell. Enfin, on peut retrouver la grande Leontyne Price, amie
personnelle du compositeur, dans une compilation d’œuvres vocales éditée
par RCA et distribuée par Sony. Elle contient plusieurs mélodies accompagnées par le musicien, lui-même au piano, ainsi que des œuvres pour voix
et orchestre, dirigées par Thomas Schippers : Knoxville, Summer of 1915
et deux airs extraits de l’opéra maudit Antoine et Cléopâtre. Peut-être la
plus belle introduction à Samuel Barber !
*****
31
LIVRET
MAJORDOME
Gâteau d’amandes au miel.
ERIKA
Une bouteille de Montrachet ; deux bouteilles de
Romanée-Conti. C’est tout.
VANESSA
N’oublie pas les camélias
ERIKA (aux domestiques)
Ah oui –à cueillir dans la serre, un nouveau camélia
chaque matin pour sa table de nuit.
MAJORDOME
Oui, mademoiselle.
VANESSA
N’oublie pas de faire sonner la cloche d’alarme.
ERIKA
Ah oui, dites au gardien de faire sonner la cloche à
l’entrée du parc, toute la nuit, au cas où le traîneau
se perdrait dans la tempête. Merci, vous pouvez
disposer.
(Les domestiques sortent.)
VANESSA (l’intensité de sa voix traduisant une
sorte d’angoisse)
Non, je n’arrive pas à comprendre comment il se fait
qu’il ne soit pas déjà arrivé. Aucun message ?
ERIKA (sans émotion aucune)
Ils ont quitté le bourg au couchant ; peut-être se
sont-ils arrêtés, le temps que la tempête s’éloigne.
VANESSA
Mon invité n’est pas de ceux qui se laissent arrêter
par une tempête, et Karl connaît la route par cœur.
Je le renverrai s’ils se perdent.(Elle va à la fenêtre)
ERIKA
Il y a tant de neige que cela rend difficile la course
des chevaux.
VANESSA
Oh, j’en mourrai s’il lui arrive malheur ! (portant les
mains à sa poitrine)
Mon cœur, mon cœur, je n’en peux plus d’attendre.
ERIKA
Tu n’as rien mangé aujourd’hui.
VANESSA
Je n’avalerai rien avant qu’il arrive.
Mon cœur, mon cœur, je n’en peux plus d’attendre .
ERIKA
Veux-tu que je te fasse la lecture ?
VANESSA
Oui, Erika, lis pour moi.
(Erika va chercher un livre, et revient s’asseoir à
côté d’elle devant le feu. On entend au dehors la
cloche qui commence à tinter à intervalle régulier.)
ERIKA
Voilà : (elle lit) Œdipe : « Pauvre, pauvre de moi
Malheureux que je suis !
Où suis-je, où vais-je ?
Où me jette ce naufrage ? »
(Vanessa se lève et arrache le livre des mains
VANESSA
Opéra en 4 actes de Samuel BARBER,
livret de Gian Carlo MENOTTI
ACTE I
Une nuit au début de l’hiver, dans le salon
richement meublé de Vanessa. Une petite table est
dressée dans un coin pour le souper. Tous les
miroirs de la pièce, ainsi qu’un grand tableau
accroché su le manteau de la cheminée, sont
recouverts de voiles. Dans le fond, une large portefenêtre ouvre sur un jardin d’hiver plongé dans
l’obscurité. Vanessa est assise près du feu, dos
tourné au public ; le dossier de son fauteuil la
dissimule presque entièrement. La Baronne est
assise face à elle, et reste immobile pendant toute
la scène, jusqu’à ce qu’elle sorte. A l’autre bout de
la pièce, un groupe de domestiques, en tête
desquels Nicholas, le Majordome, se tient face à
Erika ; un agenda à la main, elle leur donne des
ordres. Une tempête de neige fait rage à l’extérieur.
ERIKA
Potage crème aux perles.
MAJORDOME (il note dans son propre agenda à
chaque suggestion)
Potage crème aux perles.
ERIKA
Ecrevisses à la bordelaise.
MAJORDOME
Ecrevisses à la bordelaise.
VANESSA (masquée par le fauteuil)
Trouvez quelque chose de mieux !
ERIKA
Alors… langoustines grillées sauce aux huîtres.
MAJORDOME
Langoustines grillées sauce aux huîtres.
ERIKA
Faisan braisé au Porto.
VANESSA
Assez de faisan… du canard !
ERIKA
Canard farci sauce Savoie.
VANESSA
Trop de sauces.
ERIKA
Palombes rôties nature ?
VANESSA
C’est mieux.
(Erika fait signe au Majordome de l’inscrire, ce qu’il
fait en répétant à voix basse.)
ERIKA
Gâteau d’amandes au miel.
32
(Erika sort. Vanessa marche de long en large dans
une grande agitation ; elle s’arrête devant le portrait
voilé qui trône sur la cheminée, elle éteint la plupart
des lumières. On entend au dehors le brouhaha et
l’agitation des domestiques, le bruit caractéristique
d’un visiteur qui arrive. Elle s’assoit près du feu, dos
tourné à la porte. Soudain la porte s’ouvre. Dans la
demi-obscurité, on entrevoit la figure D’Anatol,
debout dans l’encadrement, nimbé par la lumière du
hall)
VANESSA (se contraignant à cacher son émotion,
sans se retourner, ni le regarder)
Ne dis pas un seul mot, Anatol,
Pas un geste ;
Veux-tu ou non rester ?
Car pendant ces vingt ans,
Sans bouger, en silence
Moi, je t’ai attendu ;
Je n’ai jamais douté,
J’ai toujours su que tu reviendrais vers moi, Anatol;
Je respirais à peine,
Pour que la Vie glisse indifférente et
Que rien ne change en moi de tout ce que tu avais
aimé ;
Et seule, cachée
Je n’ai fait que t’attendre.
Ah, horreur, et désespoir, amer,
Que laisser fuir les jours
Sans fin, sans bornes !
Mal, si mal, en vain, vouloir
Voler au cœur qui bat
L’espace, le temps !
Habiller de glace sa beauté dans le videBeauté, ce don sans lendemain.
J’ai réussi, pour toi !
Ecoute, entends, comprends bien :
(tendrement)
Si tu ne m’aimes plus,
Je t’interdis de me regarder, Anatol
Sans amour
Ne te risque pas à plonger dans mes yeux
Car tout tombe en poussière
Dès que l’Amour est mort.
Dis-le Anatol, est-ce que tu m’aimes ?
Du même amour qu’aux jours passés ?
Car si c’est fini, je te supplie
De t’en aller, sans me revoir !
ANATOL (avec simplicité)
Oui, je crois, je vous aimerai.
(Vanessa se retourne et le regarde.)
VANESSA
Ah, non, ah non ! Grands dieux ; qui êtes-vous ?
Traître, imposteur !
(Elle hurle) Erika, Erika, à l’aide ! (Erika surgit.)
Ce n’est pas lui, ce n’est pas lui.
Un inconnu, je ne l’ai jamais vu. Fais le jeter dehors.
d’Erika.)
VANESSA
Tu n’as aucune idée de ce que c’est que lire.
Tu n’as aucune idée de ce que c’est qu’aimer !
(Lisant à son tour en faisant les cent pas)
Œdipe : « Pauvre, pauvre de moi
Malheureux que je suis !
Où suis-je, où vais-je ?
Où me jette ce naufrage ? »
(Elle jette le livre)
Pourquoi ne vient-il pas ?
(La Baronne se lève lentement, suivie d’Erika)
ERIKA (en l’embrassant)
Bonne nuit.
VANESSA (se tournant vers sa mère)
Même maintenant, vous refusez toujours de me
parler ! (Pendant quelques secondes elles se
regardent en silence)
Allez, allez : bonne nuit.
(Pendant ce temps, Erika après avoir tiré le cordon,
reconduit lentement la Baronne vers la porte ; une
soubrette surgit quand elles l’atteignent, qui escorte
la Baronne. Elles sortent. Erika se dirige vers la
porte-fenêtre qui ouvre sur le parc. Vanessa se
rassoit sur son fauteuil devant le feu. On entend
toujours sonner la cloche dans la cour d’honneur.)
VANESSA
Neige-t-il toujours ?
ERIKA
Oui, Vanessa.
VANESSA
Regarde, cherche bien au fond des bois ;
n’aperçois-tu pas la lueur d’une lanterne ?
ERIKA
Non, Vanessa.
VANESSA
Va te coucher, je veillerai seule.
ERIKA (sans bouger, scrutant toujours à la fenêtre)
Pourquoi l’hiver vient-il si vite ?
Nuit après nuit j’entends le cerf aux abois
Qui erre en pleurant dans les bois,
La chouette gelée hulule
Sur le toit de friable écorce.
Pourquoi l’hiver vient-il si vite ?
Ici, dans la forêt, l’aube ni le couchant
Ne marquent le passage du temps.
C’est un si long hiver.
(On entend au lointain les grelots d’un traîneau.)
Ecoute… ils sont là… J’aperçois les lumières.
(La cloche du portail sonne plus vite et plus fort )
VANESSA (dans un cri hystérique)
Il est venu, il est là !
Va chercher tous nos gens.
Fais allumer la cour.
J’attends ici, et Erika, (elle lui prend les bras)
Laisse-moi seule avec lui, quand il entrera.
33
Marina !
(il ouvre la bouteille et verse un verre.)
Vous ne souriez jamais. A table ! (Erika s’assoit)
C’est un antre sauvage et solitaire pour une jeune
fille. N’est-ce pas comme si nous étions depuis
toujours en tête-à-tête ? (levant son verre) Comment
t’appelles-tu ?
ERIKA
Erika.
Aide-moi, aide-moi à monter, je vais m’évanouir.
(Erika la soutient pour sortir. Anatol, resté seul –il n’a
pas bougé pendant toute la scène précédente,
avance sans vergogne, rallume plusieurs lampes,
examine la pièce avec curiosité. Erika revient,
essoufflée.)
ERIKA
Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venu ? Il faut
partir tout de suite.
ANATOL
Mais je n’ai pas menti. Je suis Anatol. Lorsque mon
père est mort…
ERIKA
Quand votre père est mort… Oh non ! Pauvre
Vanessa. Après tant de rêves et une si longue
attente ! Ah quel jeu de dupe est parfois la Vie, la
Mort compte les points à l’envi. Pourquoi ne pas
l’avoir prévenue, ne pas le lui avoir écrit ?
ANATOL
Dans ma jeunesse, ce nom résonne, Vanessa.
Comme une flamme il écorchait les lèvres de ma
mère, allumait dans l’œil de mon père le regret.
Maintenant orphelin, on m’a conduit ici pour voir
enfin la femme qui hanta ma maison : Vanessa. Mais
qui êtes-vous?
ERIKA
Parfois je suis sa nièce, mais plus souvent son
ombre.
Mais vous devez partir, vous l’avez entendue.
ANATOL
Vous n’aurez pas le cœur de me renvoyer dans la
tempête.
Dites-lui qui je suis, elle permettra que je passe la
nuit.
(Il s’approche d’un des miroirs voilés et soulève le
drap.)
ERIKA
Ne faites pas ça. Elle ne supporte pas la vue des
miroirs.
ANATOL (s’approchant de la table du souper)
Ce couvert, c’était donc pour lui ? (Se saisissant de
la bouteille) Ah, Romanée-Conti, mon père adorait
ce vin. Puis-je allumer les bougies ?
(en les allumant, comme s’il pensait à haute-voix)
Moi aussi, j’aime la bonne chère et le bon vin…
Mon père a tout perdu à force de rêver, tandis que
ma mère achetait
De subtils poisons pour briser ses rêves.
Et je ne peux jamais goûter qu’aux vins des autres.
M’accompagnerez-vous pour dîner ?
ERIKA
Ce n’est pas ma place. D’ailleurs ce n’est pas pour
moi que venez de si loin boire le vin des autres.
ANATOL
Pas plus qu’on ne m’attendait moi.
Je suis le faux Dimitri, le Prétendant ; soyez ma
ACTE II
Même décor. Un mois plus tard, un dimanche
matin. La table du petit déjeuner est dressée dans
le jardin d’hiver, A travers les vitres givrées des
baies, on aperçoit au loin le parc, couvert de neige.
La Baronne et Erika sont assises dans la pièce
principale.
LA BARONNE
Et puis ?
ERIKA
Il m’a fait boire trop de vin… Je l’ai conduit à sa
chambre… Je suis restée toute la nuit.
LA BARONNE
La nuit même de votre rencontre ?
ERIKA
La seule nuit.
LA BARONNE
Erika, Erika, toi si fière et si pure.
ERIKA
Je ne fus ni fière ni pure cette nuit-là. Après qu’il
m’embrassa, ça semblait si naturel d’obéir.
LA BARONNE
Que trouvais-tu à un tel homme ? Quand j’étais
jeune un homme entra dans cette maison en
conquérant, portant haut son amour : mais cet
Anatol, oh ce chevalier douteux, qui pénétra comme
un voleur, quel sorte d’homme est-ce là ?
ERIKA
Si seulement je le savais, je comprendrais l’a haine
et l’amour que je lui porte.
LA BARONNE
Et maintenant ? compte-t-il réparer ?
ERIKA
Oui, il m’épousera, si je le veux ; mais je me moque
de son honneur si ce n’est que pour sauver le mien.
C’est son amour que je désire, et non brûler, moi,
sans raison.
LA BARONNE
Il t’aime ou non ?
ERIKA
Il le dit, mais je ne le sens pas capable d’amour. Il
ne sait pas ce qu’est l’amour, ses mots sont aussi
légers que ses baisers.
34
ANATOL
Ne sommes-nous pas jeunes ?
VANESSA (moqueuse)
Il y a longtemps que nous avons perdu notre
innocence, mon cher.
(Le Docteur entre, introduit par le Majordome.)
LE DOCTEUR
Bonjour, bonjour.
VANESSA
Bonjour Docteur.
LE DOCTEUR
Quel joli couple vous faisiez, en patins sur le lac ! (il
fait un clin d’œil) Je vous ai vus, je vous ai vus.
(Entre temps deux serveurs sont apparus dans le
jardin d’hiver, apportant le café et le petit déjeuner)
VANESSA
Vous devriez déjeuner en vitesse, sinon nous
serons en retard à la chapelle.
LE DOCTEUR
Ah, comme il fait bon voir cette maison pleine de vie
à nouveau !
VANESSA
Oui, cher Docteur. Proche est le jour peut-être où je
ferai lever les voiles des miroirs et des portraits.
LE DOCTEUR (à Anatol)
Ah, jeune homme, c’était bien gai ici autrefois.
VANESSA
Le jour est peut-être proche où je ferai rouvrir tous
les salons, pour donner le plus grand bal des
environs.
LE DOCTEUR
Vous souvenez-vous, quand vous étiez enfant, les
pique-niques et les jeux ?
VANESSA
Oui, oui. J’illuminerai le lac de lanternes chinoises,
les collines de feux de Bengale : j’inviterai les
paysans avec leurs crincrins et leurs accordéons.
LE DOCTEUR
Vous rappelez-vous nos danses de campagne,
Milady ?
VANESSA
Vous n’êtes donc pas trop âgé pour danser, cher
Docteur ?
LE DOCTEUR
Quelle impertinence ! (il esquisse quelques pas de
danse et fredonne)
« Sous le saule pleureur… »
(se tournant vers Vanessa) Allons, venez, montrons
leur qui danse le mieux ici ! »
(Il danse avec Vanessa en chantant)
« Sous le saule pleureur,
Deux pigeons en larmes,
Sous le saule pleureur,
Deux pigeons en pleurs
Où dormons-nous ma mie
Quand s’envoler ?
LA BARONNE
Il est trop tard pour peser et balancer ; tu dois faire
ce qu’il faut.
ERIKA
Le devoir ?
Toute femme n’a-t-elle pas le droit d’attendre la
venue de son véritable amour ?
Le premier, le dernier, l’unique amour ?
Ah, si j’en étais sûre, je volerai vers lui, ne laissant
sur mes pas que des contrées brûlées.
Non, lui ne tremble pas quand nos yeux se
rencontrent ;
Le souvenir de cette nuit n’efface pas de ses lèvres
son sourire moqueur.
LA BARONNE
Alors, c’est toi qui ne l’aimes pas ?
ERIKA
Si, j’aime quelqu’un qui lui ressemble.
LA BARONNE
Ma pauvre enfant, l’amour n’épouse jamais la
couleur de nos rêves.
Et lorsque c’est le cas, gare aux déguisement !
ERIKA
Alors, grand-mère, porter ce que je ressens n’est
qu’un menu fardeau, ai-je le droit de briser le cœur
d’une autre ?
LA BARONNE
Quel cœur ?
(On entend le rire de Vanessa dans le jardin
d’hiver.)
ERIKA
Le sien, bien sûr, tu n’as rien vu ? Elle l’aime bien
plus que moi, car elle est aveuglée.
LA BARONNE
L’imbécile !
(Vanessa et Anatol, en tenue de patineurs, sortent
du jardin d’hiver, leurs patins à la main.)
VANESSA
Maintenant te voilà aussi bon patineur que l’était ton
père.
ANATOL
Il se pourrait que j’ai plus de chance que lui.
(Ils pénètrent dans la pièce principale. Pendant le
dialogue qui suit ils ôtent leurs manteaux, leur
écharpe, etc… Le Majordome s’en saisit.)
ANATOL (à Erika)
Bonjour Erika, pourquoi ne pas se joindre à nous ?
ERIKA
Tu as oublié de me le demander.
ANATOL
Vraiment ? (se dirigeant vers La Baronne) Ah,
bonjour Madame la Baronne.
VANESSA
Inutile de gâcher ta salive. Elle ne nous parlera pas,
mon ami : elle est si vieille qu’elle ne comprend que
le langage de la jeunesse.
35
VANESSA
Laisse-moi te raconter ce qui s’est passé ce matin.
ERIKA
Il s’est passé quoi ?
VANESSA
Oh rien, une chose qu’il a dite…
ERIKA
Et qu’a-t-il dit ?
VANESSA
(aria colorature supprimée de la révision de 1964)
Nos bras mêlés, nos mains liées, nos doigts noués,
Nous glissions sur le lac gelé.
Pareil au vent il me poussait
Feuille emportée je m’envolais (vocalise).
Si vif, si froid pour respirer,
Enfant ravis, vivant l’instant !
Mais soudain, il me lâcha,
Virevolta, puis stop,
Dans mes yeux plongé (oh oui !)
Essoufflé des nuées de buée
Embrumaient son visage flou.
A l’arrêt, j’attendis…inquiète… Ah !
Puis il a dit : « Noël est proche
Et l’hiver écoulé
Il est temps pour moi de partir aussi,
Mais le cœur me manque pour m’en aller »
ERIKA
C’est ce qu’il a dit ?
VANESSA
Oui, ses propres mots
ERIKA
Et puis ?
VANESSA
J’ai demandé ! « qui te rend si faible ? »
ERIKA
Et qu’a-t-il dit ?
VANESSA
Prenant ma main…
ERIKA
Prenant ta main…
VANESSA
Il a répondu : « J’étais un invité, je ne repartirai
qu’en maître ? »
ERIKA
Il a dit ça
VANESSA
Oh oui, Erika.
ERIKA
Puis ?..
VANESSA
Il y eut un long silence.
ERIKA
Et puis ?..
VANESSA (elle se lève en riant)
Ah, ah, que ma nièce est curieuse !
(Elle se dirige vers le jardin d’hiver où l’on aperçoit
Construisons notre nid
Dans le peuplier.
Le bois a volé la lune
Le lac a volé le bois,
La grenouille a avalé
La clé de chez moi. »
ANATOL
Ah, charmant, charmant, j’aimerais pouvoir rivaliser
avec vous Docteur.
LE DOCTEUR
Bêtises, mon ami : donnez-moi la main que je vous
montre les pas. Pied droit, là.
VANESSA et ERIKA
« Sous le saule pleureur
Deux pigeons en larmes…
LE DOCTEUR
Arrière, à gauche… en avant, glissez… Une, deux,
trois, à l’envers, deux, trois, un … (etc.) (Tous rient
devant la maladresse d’Anatol qui s’y perd)
LE DOCTEUR
Non, non ! Mais qu’est-ce qu’ils vous apprennent
donc à l’école !
ANATOL
Une, deux, droit… Une deux, gauche.
LE DOCTEUR
Voilà qui est mieux.
VANESSA
Cessez vos bêtises et dépêchez-vous de prendre
votre déjeuner ! Je dois monter me changer.
(Le docteur prend Anatol par le bras et l’entraîne
vers le jardin d’hiver.)
LE DOCTEUR (en sortant)
Et que diriez-vous d’une partie d’échec mon jeune
ami ?
ANATOL
J’ai bien peur de ne pas savoir jouer à ça.
LE DOCTEUR
Le monde a donc bien changé ! Je n’arrive pas à
imaginer à quoi les jeunes gens occupent leurs
soirées de nos jours.
(Ils sortent, on les devine assis à table, se servant
le petit déjeuner.)
VANESSA
Erika, je suis tellement heureuse … Je le sais, c’est
bien lui que j’attendais.
J’ai gardé pour lui ma jeunesse : il m’a envoyé son
double de 20 ans. Anatol, Anatol !
ERIKA
Tante Vanessa, ne laisse pas un nom t’abuser.
C’est un autre homme qui est là.
VANESSA
Non, non Erika. Il porte le destin de son père en lui,
il le sait, il le sait.
ERIKA
Pourquoi dites-vous ça ?
36
ERIKA
Je suis en droit de le faire !
LA BARONNE
Ecoute-le Erika. Sois patiente avec lui !
ANATOL
Ne m’as-tu pas dit que j’étais libre ?
ERIKA
Bien sûr, bien sûr, et qui suis-je pour t’attacher si le
souvenir n’y parvient pas ?
ANATOL
Comment pourrais-je oublier cette fameuse nuit, qui
t’a rendue sombre et amère ?
LA BARONNE
Fameuse nuit !
ERIKA
Et toi, qu’es-tu devenu depuis ?
LA BARONNE
Attention, Erika, ou il va s’en aller !
ANATOL
Je ne me suis pas tu, je te l’ai déjà dit, et là, devant
témoin, ta grand-mère, je le demande encore :
veux-tu m’épouser ?
ERIKA
Et toi, que feras-tu si je te réponds non ?
ANATOL
Que répondre à cela ?
Qu’il ne me reste plus qu’à me couper la gorge ?
A passer le restant de mes jours, comme un moine,
à chanter Te Deum, laudamus ?
ERIKA
Comme je hais ton rire !
ANATOL
Quelle sentimentalité enfantine !
Tu es la femme d’un autre âge.
ERIKA
Le cœur humain a bien changé ?
ANATOL
Hors de ces murs tout a changé ;.
Le temps file avec fureur :
Les actes vains n’ont plus leur place
Les serments d’amour éternel,
Nous savons aujourd’hui
Que c’est mensonges.
Mais le bref plaisir des passions oui,
Une longue et douce amitié.
Qui peut résister à ta beauté, Erika ?
Oh nous serions bien heureux, ensemble
Connais-tu Paris, et Rome, Budapest et Vienne ?
Les velours des dîners précieux,
Les côtes d’Espagne en solitaire,
Les ors des grands hôtel pour danser,
Les marbres des gares pour les au revoir ?
Tout ça, pour nous, ensemble
Si tu voulais m’aimer,
Et, qui sait, mon amour durerait peut-être, Erika.
Car la vie est si courte.
Le jeune Pasteur qui, à peine arrivé converse avec
le Docteur et Anatol)
Mon dieu, voilà le Pasteur ; allons, vite ! Bonjour,
Pasteur, nous serons prêts dans un instant.
Prenez une tasse de café avec nous.
(Elle réapparait, puis ressort, le temps de déclarer)
Ah, que je suis heureuse, ce matin, si heureuse !
(Elle sort.)
ERIKA (à la Baronne)
Tu as compris ?
LA BARONNE
Tu dois parler, ou tu le perds.
ERIKA
Je veux son amour, pas sa capture.
LA BARONNE
Même pour l’amour, on doit se battre.
ERIKA
N’est-ce pas à lui de le faire pour moi ? Vanessa ou
moi, ça lui est égal.
LA BARONNE
Il a vu ton argent avant de voir tes yeux.
ERIKA
Pourtant, pourtant… Ses baisers cette nuit-là !..
comment oublier ses baisers !
Dis-moi, grand-mère, quel genre d’homme est-ce
là?
LA BARONNE
C’est l’homme d’aujourd’hui : il ne voit que ce qu’on
lui donne ; il choisira le plus facile.
ERIKA (au désespoir)
Pourquoi perdre mon temps alors ? alors que je me
meurs d’amour ?
(Anatol surgit dans la pièce principale, tandis qu’on
voit le Pasteur et le Docteur en grande discussion
dans le jardin d’hiver.)
ANATOL
Holà ! holà, sauvez-moi de leurs discussions. Entre
un ministre et un docteur, on sombre à coup sûr
corps et âme !
ERIKA
Je dois te parler, Anatol.
ANATOL (regardant en direction de la Baronne)
Quoi ?.. Ici ?
ERIKA
Elle est au courant de tout ; c’est une tombe,
comme ma propre conscience.
ANATOL
Qu’y a-t-il donc ?
ERIKA
C’est vrai ce que tu as dit à Vanessa ce matin ?
ANATOL
Ce matin ? moi ?
ERIKA
Arrête de mentir !
ANATOL
Ah, ah, le petit sphinx réclame des réponses.
37
ERIKA
Ah, tu as bien peu à offrir ! Je voulais que l’amour
m’aveugle, et je ne te vois que trop bien.
ANATOL
Alors, quelle est ta réponse ?
(Vanessa, habillée pour l’église, surgit dans la
pièce.)
VANESSA
Me voilà, dépêchons-nous, ne faisons pas attendre
ce pauvre Pasteur.
(Elle tire un cordon puis s’approche de La Baronne)
Voici votre châle, Mère, et votre bréviaire. Docteur,
lui donnez-vous le bras ?
(Entre le Majordome.)
LE DOCTEUR
Oui, madame la Baronne.
VANESSA
Envoyez les domestiques à la Chapelle. Erika, pas
encore prête ?
ERIKA
Ne m’attendez pas, Tante Vanessa ; je vous
rejoindrai plus tard.
(La Baronne a mis son châle. Une femme de
service lui a apporté des gants et un bonnet à
cordon. La baronne les chausse, aidée par la
bonne.)
VANESSA
Vous êtes prête ?
(On entend sonner les cloches de l’office. La
Baronne s’est levée de sa chaise : elle donne le
bras au Docteur et marche en direction du jardin
d’hiver où une groupe de domestiques attend. Elle
se retourne, vers Erika, puis continue son chemin.
Le Docteur et la Baronne s’arrêtent à la porte du
jardin d’hiver.)
LE DOCTEUR
Même à votre vieux Docteur vous refusez de parler.
Comment l’appellerez-vous quand viendra l’heure ?
(Le Docteur et la Baronne sortent)
ANATOL (offrant le bras à Vanessa)
Puis-je prendre votre bras, Baronne ?
VANESSA
Appelez-moi seulement Vanessa.
(Les deux couples sortent du jardin d’hiver, et
disparaissent en direction de la chapelle sous les
saluts des domestiques qui les suivent. Erika,
restée seule arpente la pièce en proie à une grande
angoisse. Elle s’arrête devant un des miroirs et le
dévoile lentement ; elle enlève le crêpe d’un
second. Elle prend une chaise, va vers la cheminée,
monte sur la chaise et dévoile le tableau qui trône
au-dessus de l’âtre, révélant un grand portrait de
Vanessa en robe de bal, dans tout l’éclat de sa
jeunesse. Elle descend de la chaise et regarde
fixement le portrait. On entend, venu de dehors, des
bribes d’un premier Hymne religieux. Erika hésite à
partir. Une bonne lui apporte sa cape ; elle la
renvoie.)
HYMNE (au loin, dans la chapelle)
Matin de joie et de lumière,
Ton amour est notre salut ;
Unissons nos voies en prière.
Le cœur tremblant nous sourions,
Nous chantons l’éclat de ton nom :
Toutes nos peurs par la nuit bues,
Célébrons le jour rayonnant,
Car la joie qui naît de tes larmes
Rempli nos cœurs de tous les charmes
Et nous rend heureux et confiants.
Amen.
ERIKA (hurlant en direction du jardin)
Non, Anatol, ma réponse est non.
Sois donc à Vanessa,
Elle, qui, pour si peu
Attendit si longtemps !
(Elle s’effondre sur le sofa dans des pleurs
hystériques.)
ACTE III
Le soir de la Saint-Sylvestre. Le hall d’entrée de la
demeure. A droite, un escalier qui mène aux
chambres à l’étage. Au fond une ouverture en
arche, très large par laquelle on aperçoit une partie
de la salle de bal. A gauche l’entrée principale du
manoir. Au lever de rideau le hall est vide ; seul
Nicholas, le Majordome arrange les manteaux de
fourrure, les étoles, les chapeaux sur un portemanteau, à plat, et un Valet de pied, qui se tient à
l’entrée de la salle de bal. On aperçoit des couples
qui dansent au son d’un orchestre invisible. Après
quelques secondes, le timbre de la porte d’entrée
retentit ; Nicholas ouvre et aide un couple de
retardataires à disposer de leurs vêtements
d’extérieur.
VALET DE PIED
Le comte et la comtesse d’Albany.
MAJORDOME
Tout le monde est là ou presque. Va aider à
l’intérieur. Je surveille l’entrée.
(Comme le Valet de pied disparaît, Nicholas
s’approche du porte-manteau où pendent les
fourrures, et frotte sa joue contre un des manteaux
avec un profond soupir.)
Ah, ces jolies fourrures… si douces, si bien
parfumées. Tout ce que je ne connaîtrai jamais de
telles femmes…
(Le Docteur, un peu ivre, sort de la salle de bal, un
verre de champagne dans chaque main. Il regarde
Nicholas avec étonnement.)
38
VANESSA
Docteur, allez-y je vous prie. Elle ne veut pas
m’ouvrir, ni répondre.
LE DOCTEUR
Je vais voir ce que je peux faire.
(montant l’escalier et se parlant à lui-même dans
son essoufflement)
« Docteur, cher Docteur, non pas si vite cher
Docteur ! »
(Entre Anatol, il vient de la salle de bal.)
ANATOL
Enfin je te trouve, ma Vanessa, mon Ariane.
(Vanessa s’assoit sur les marches et se couvre le
visage de ses mains comme si elle allait pleurer.)
Qu’est-ce qui te retenait ? Qu’y a-t-il, Vanessa ?
VANESSA
Je suis si faible Anatol, et j’ai peur.
ANATOL
Peu de quoi, mon amour ?
VANESSA (avec une colère soudaine)
Pourquoi ces deux-là ne veulent-elles pas
descendre ?
Perchées sur leur séant comme des harpies qui
couvent
Prêtes à se jeter sur une charogne.
ANATOL
N’aies pas peur, Erika viendra, je le sais, elle me l’a
promis.
VANESSA
Pourquoi bâtir alors ce mur de silence autour de
mon bonheur ?
ANATOL
Oublie, oublie, je t’aime mieux quand tu oublies,
souris.
VANESSA
Qu’y a-t-il que j’ignore ?
Me serai-je trompé, pendant vingt ans ?
Y a-t-il quelque-chose que tu me caches, Anatol?
ANATOL
Fruit d’amour, cœur amer, Vanessa.
N’y mords pas trop fort, Vanessa.
Sans questions sur le passé
Qui se nourrit du passé ne reçoit que leurres.
Forge un amour neuf
Qui renaît sans cesse, Vanessa,
Le mien est tout neuf.
VANESSA
Fruit d’amour, cœur amer, Anatol.
Laisse-moi goûter l’amertume avec toi.
Je n’en prendrai pas beaucoup
Pourvu que tu donnes tout,
Oui que tu donnes tout
Mon amour ne peut naître
Croître ni cesser d’être
Il n’a ni temps ni heure.
LE DOCTEUR
Eh, mon gaillard ! tu avais donc une âme !
Quelle soirée, quelles femmes, quel champagne !
Qu’est-ce que je fais avec deux verres ?
J’en portais sans doute un à une belle lady ; mais à
qui ? Tant pis…
(Il boit lui-même les deux verres.)
Je n’aurais pas dû être docteur, Nicholas. Un galant
homme, un poète, ça c’est tout moi.
Un corps nu, qu’est-ce là pour un docteur ? On en
voit tous les jours.
Mais, sous un chandelier, avec la bonne musique,
le bon parfum, un seul bras nu, une épaule… Oh
ciel, je perds la tête !
M’avez-vous vu danser avec Mademoiselle Doriat ?
Elle n’est plus si jeune, c’est certain, un peu en
chair, peut-être, un peu grande pour moi.
Mais oh, le pied si léger, si douce, si blonde. Tra la
la la la…
« Docteur, cher Docteur, non pas si vite cher
Docteur ! »
Son foulard bleu qui me caresse…
Sa poitrine qui bat sous mon menton…
« Docteur, cher Docteur, non pas si vite cher
Docteur !.. » (Il titube )
Oh là là, je dois cesser de boire. Je dois annoncer
leur mariage.
Oui, Nicholas, oui, ils ont choisi le vieux médecin de
famille pour livrer la nouvelle.
C’est trop charmant… vraiment touchant. (Il tâte ses
poches)
Seigneur, où est donc mon discours ?
Je n’aurai pas dû boire autant, je vais tout
mélanger.
Auriez-vous un peigne à me prêter Nicholas ?
(Pendant qu’il se repeigne face à un miroir ;
Vanessa entre, resplendissante dans sa robe de
bal, l’air nerveux et agité. Nicholas se retire pendant
la conversation suivante.)
VANESSA (au Docteur)
Vous voilà !
LE DOCTEUR
Oui, oui, je suis prêt. Pas d’inquiétude, je le sais par
cœur. (commençant à déclamer)
Mesdames et Messieurs…
VANESSA (l’interrompant)
Oh taisez-vous ? Vous ne voyez pas mon
inquiétude ? Elles ne descendent pas.
LE DOCTEUR
Zut alors. Nous ferons l’annonce sans eux.
VANESSA
Ça ne me surprend pas de Mère, mais Erika…
Pourquoi ? Que dirons les gens… ma propre
nièce…
LE DOCTEUR
Un peu timide, un peu timide, c’est tout.
39
ANATOL
A tes questions
Répond un baiser de mes lèvres
VANESSA
Ah, un baiser, c’est peu de mots
ANATOL
Je n’ai pas demandé qui tu attendais
Le soir de notre rencontre, ce premier soir
VANESSA
Toi seul Anatol, toi seul, mon amour.
ANATOL
Non Vanessa, car je suis né ce soir-là.
VANESSA
Toi seul Anatol, toi seul
Comme un phénix ardent en vol
Né des cendres de mes rêves morts.
ANATOL
Dispersons ces cendres dans le vent, Vanessa
Vole à mes côtés, Vanessa
VANESSA (dans un baiser)
Je te suis, je te suis, pour toujours.
LE DOCTEUR (descendant les escaliers)
Pas de quoi s’inquiéter, un peu timide peut-être.
Elle descendra, dit-elle, plus tard.
VANESSA
Ah, bien procédons : nous ne pouvons plus
attendre.
(Au Majordome qui se tient près de la porte)
Faites entrer nos gens ; qu’il restent près de
l’entrée. Ils pourront commencer à danser après
l’annonce.
(Elle rentre dans la salle de bal.)
ANATOL (au Docteur, tout en suivant Vanessa)
Qu’a-t-elle dit vraiment ?
LE DOCTEUR
Elle ne m’a pas parlé.
(Tous entrent dans la salle de bal. Un groupe de
paysans, conduit par le Majordome, traverse le hall,
formant un mur compact, dos au public. Musique au
loin. Soudain, Erika apparaît au sommet de
l’escalier, dans une robe de bal immaculée, tentant
désespérément de trouver une contenance. Après
un instant d’hésitation elle commence à descendre.
La musique de la salle de bal s’éteint ; on n’entend
plus que la rumeur des conversations.)
LA VOIX DU DOCTEUR
Silence, faites tous silence, s’il vous plait.
(En entendant la voix du docteur, Erika s’arrête net,
au milieu des escaliers, comme saisie d’un malaise.
Elle porte les mains à son ventre.)
Mesdames et Messieurs, J’ai l’honneur , en tant que
le plus vieil ami de cette noble famille, qui des
années durant, nous a montré l’exemple de ce qui
représente les meilleures traditions de ce pays,
d’annoncer le prochain mariage de notre chère
baronne Vanessa von…
(Erika, toujours dans l’escalier, défaille. Une bouffée
de musique couvre les derniers mots du Docteur.
Quand la musique cesse, on entend des
applaudissements.)
Maintenant, portons un toast, à cet heureux couple.
CHŒUR (dans la salle de bal)
Prosit ! A votre santé !
(Au moment où l’orchestre commence une danse
campagnarde, les paysans rentrent dans la salle et
commencent à danser ; on ne les voit que par
instant. Tandis que les danses s’organisent, le
Majordome pénètre dans le hall, venant de la salle
de bal. En voyant Erika, il court vers l’escalier.)
MAJORDOME
Mademoiselle, mademoiselle ! (Il l’agite, gentiment)
Répondez-moi ! Qu’est-ce qui se passe ?
ERIKA (reprenant conscience)
Oh, ce n’est rien, rien… vraiment.
MAJORDOME
Faut-il aller chercher le docteur ?
ERIKA
Non, s’il vous plait ne dites rien à personne. Je vais
descendre.
MAJORDOME (l’aidant à se relever)
Puis-je vous apporter quelque chose ?
ERIKA
Non, merci, laissez-moi, je désire rester seule.
(Le Majordome la laisse, à contre-cœur. Continuant
à se tenir le ventre)
Son enfant, son enfant ! Il ne peut pas naître. Il ne
doit pas naître.
( Elle descend lentement le reste de l’escalier,
avance jusqu’à la porte d’entrée, l’ouvre et s’enfuit
dans la nuit. On entend le bruit du vent dehors.
Dans la salle de bal, les danses se poursuivent, un
couple de danseur s’égare par instant dans le hall.
Après un moment, la Baronne, échevelée, en robe
de chambre, apparaît au sommet de l’escalier.)
LA BARONNE
Erika, Erika ! (elle commence à descendre) C’était
toi, Erika ?
J’ai cru entendre tes pas dans la neige ; j’ai peur.
Oh si seulement je pouvais appeler quelqu’un !
(Elle va vers la porte ouverte, regarde à l’extérieur,
ses cheveux défaits s’agitent dans le vent. Elle crie
dans la nuit) Erika, Erika !
(Les danses continuent. Vent et neige à l’extérieur.
On aperçoit brièvement Anatol et Vanessa qui
dansent.)
ACTE IV
Scène 1
La chambre d’Erika. Quelques heures plus tard. Sur
la droite, une petite alcôve, dans laquelle on devine
une partie du lit. C’est l’aube. La Baronne est assise
40
maison.
VANESSA
Vous croyez que…
LE DOCTEUR
Oui, ils la portent, ils l’ont trouvée ! (il sort en
courant)
VANESSA (ouvrant la fenêtre, crie)
Anatol, Anatol, est-elle en vie ? (Elle attend une
réponse, puis referme lentement la fenêtre, s’y
appuyant pour ne pas tomber. La Baronne, qui s’est
levée, l’implore du regard.) Oui, oui, elle est vivante
; Dieu merci, oh merci mon Dieu !
(La porte de la chambre s’ouvre, Erika est portée
par Anatol et un groupe de paysans, suivis du
Docteur. Ils la déposent sur le lit dans l’alcôve, elle
porte toujours sa robe de bal.)
LE DOCTEUR
Là, là, tous doux.
VANESSA
Docteur, comment va-t-elle ?
LE DOCTEUR
Je crois que tout va bien. (A Anatol) Faites-les tous
sortir.
ANATOL (au groupe de paysans)
Mieux vaut vous en aller. Merci à tous. Il y a du vin
en bas, et un bon feu dans la cuisine.
(Les paysans sortent sur la pointe des pieds. Le
Docteur reste dans l’alcôve avec Vanessa. La
Baronne, qui est restée à l’écart du groupe, regagne
sa place près du feu.)
VANESSA (sortant de l’alcôve et s’appuyant sur
Anatol qui l’embrasse tendrement)
Oh, j’ai eu si peur ! Anatol, Anatol… (elle fond en
larmes)
ANATOL
Pauvre Vanessa, quelle nuit interminable ! Viens
dans mes bras mon amour.
Oui, pleure, pleure dans mes bras.
VANESSA
Où l’avez-vous trouvée ?
ANATOL
Sur le chemin du lac,
Cachée au creux d’un ravin
Un oiseau blessé.
Elle a dû tomber
Sa robe blanche était déchirée,
Tachée de sang.
Elle gisait là dans la neige
Comme une rose de Noël ;
Le froid avait givré son beau visage
Dans un noir et lourd sommeil.
Le bruit sourd de son cœur
Semblait un muet signal venu d’un autre monde.
Je l’ai soulevée dans mes bras,
Serrée sur ma poitrine.
J’ai dit son nom ;
devant une petite cheminée, dos tournée au public.
Le Docteur se tient près d’une fenêtre, scrutant
l’extérieur avec angoisse. Vanessa, en robe de
chambre, fait les cent pas avec nervosité. A
l’extérieur, cris, appels et aboiements de chiens.
VANESSA
Pourquoi personne ne m’a-t-il prévenu ? Tout le
monde était-il aussi aveuglé que moi pour ne pas
lire la tristesse sur son visage.
(Elle écoute les hurlements des chiens dans le
lointain.)
Le jour va se lever, ils ne l’ont pas trouvée.
Erika, Erika pourquoi as-tu agi ainsi ?
(Au Docteur) Vous êtes son docteur et son ami
depuis toujours. Comment se fait-il que vous n’ayez
rien vu ?
LE DOCTEUR
J’ai toujours su que j’étais un mauvais docteur, je
sais maintenant que je suis un mauvais poète, car
je n’ai pas appris à lire le cœur humain.
VANESSA (se tournant brusquement vers la
Baronne)
Et vous, certainement vous savez quelque chose.
Oui, c’est vrai, vous ne direz rien. Que vous ai-je fait
pour devoir supporter votre absurde silence ? Oh, je
vous haïrais si vous n’étiez ma mère.
LE DOCTEUR
Ne dites pas ça.
VANESSA
Pourquoi ne la trouve-t-on pas ? Tout le village est
à sa recherche.
LE DOCTEUR
Elle n’a pas pu s’en aller loin avec ce froid glacial.
VANESSA
Et s’ils la trouvent, et qu’elle soit morte !
LE DOCTEUR
Allons, allons, pas de conclusions hâtives, cessez
de désespérer.
Tout est peut-être bien moins grave. Ils n’ont pas
trouvé trace de ses pas dans la neige près du lac,
et la glace n’était pas brisée.
VANESSA
Quoi les pires douleurs viennent
De ceux que nous aimons le plus ?
Erika, Erika, ma douce Erika,
Qu’as-tu fait, pourquoi ?
Toi plus sauvage que la colombe des bois,
Toi plus humble qu’une rose ?
Toi que j’aime Erika, que j’ai toujours aimée
Comme la chair de ma chair, ma propre fille.
Briser mon cœur, ce soir
Alors qu’il battait à nouveau ?
Reviens, reviens Erika !
LE DOCTEUR (avec excitation)
Là, voyez !.. un groupe d’homme vient vers la
41
Vanessa et Anatol qui marchaient déjà vers
l’alcôve.) Non, pas encore, elle veut rester seule
avec sa grand-mère.
VANESSA
Pourquoi ?
LE DOCTEUR
Allons, allons, il ne faut pas la contrarier. (Il les
conduit gentiment à la porte, qu’il referme derrière
eux. Un long silence. La Baronne, seule devant le
feu n’a toujours pas bougé.)
ERIKA (dans l’alcôve)
Grand-mère !
LA BARONNE
Oui, Erika.
ERIKA
Est-ce qu’il savent ?
LA BARONNE
Je l’ignore. Ils se mentent à eux-mêmes et l’un à
l’autre.
ERIKA
C’est bien.
LA BARONNE
… et ton enfant ?
ERIKA
Il ne naîtra pas, Dieu merci, il ne naîtra pas.
(La Baronne se lève et marche lentement vers la
porte.) Grand-mère, pourquoi me laisses-tu ?
(Sans répondre, La Baronne quitte la pièce. Erika
restée dans l’alcôve appelle)
Grand-mère, Grand-mère, réponds-moi !
Alors elle a soupiré.
VANESSA (au Docteur qui sort de l’alcôve)
Comment va-t-elle ?
LE DOCTEUR
Laissez-moi seul avec elle, elle n’est pas prête à
vous voir ; (Tandis que le Docteur regagne l’alcôve,
Vanessa et Anatol se déplacent à l’opposé de la
scène et s’assoient sur un petit canapé.)
VANESSA (avec une expression tourmentée)
Anatol…
ANATOL
Oui, Vanessa.
VANESSA (lui prenant la main)
Anatol, dis-moi la vérité !
ANATOL
Oui, Vanessa.
VANESSA
Sais-tu pourquoi elle a fait cette chose étrange ?
ANATOL
Comment saurais-je ?
VANESSA
Anatol, ne me mens pas. Regarde-moi droit dans
les yeux. Est-ce qu’elle t’aime ?
ANATOL
Je suis certain d’une chose : elle ne m’aime pas.
VANESSA
Jure-le !
ANATOL
Je le jure.
VANESSA
Comment le sais-tu ?
ANATOL
N’ai-je pas su que tu m’aimais, avant même que tu
parles ?
Erika, elle, m’a jugé, avant d’avoir appris à aimer.
VANESSA
Puis-je te croire ?
ANATOL
Demande à Erika ; elle ne ment jamais.
VANESSA
Arrache-moi à cette maison, Anatol ; il faut partir
vite !
Car le chagrin des autres dresse des murs sombres
entre nos cœurs.
Aide-moi à arracher ces liens, à prendre enfin mon
vol !
ANATOL
Oui, Vanessa, chaque jour d’attente t’ancre un peu
plus dans le passé.
Abrite-toi dans mon amour.
Court est le jour des dupes, et court le jour des
fous.
Abrite-toi dans mon amour : dupes et fous savent
seuls voler !
LE DOCTEUR (sortant de l’alcôve)
Plus d’inquiétude, elle ira bien. (Il barre la route à
Intermezzo - Scène 2
Le salon de l’acte I. Deux semaines plus tard. La
Baronne se tient à sa place habituelle ; Anatol, en
costume de voyage, et le Docteur conversent
devant la porte-fenêtre qui ouvre sur le jardin. Il
neige dehors. La porte en fond de scène est
ouverte. On aperçoit l’agitation dans le hall, les
domestiques qui montent et descendent les
escaliers, portant des sacs et des malles.
ANATOL
Le temps que nous arrivions à Paris, la maison sera
prête.
LE DOCTEUR
Ah, dire que vous allez vivre à Paris. Vous allez me
manquer tous les deux !
ANATOL
Vous nous manquerez aussi, cher ami.
LE DOCTEUR
Je sais que vous formerez un couple heureux.
ANATOL
Oui, nous aurons une très belle maison à Paris
(Vanessa, en costume de voyage et portant un
chapeau à voilette entre dans la pièce.)
42
ERIKA
Sois sans craintes, Tante Vanessa. Ce sera comme
si tu étais là.
VANESSA
Erika, avant de partir, tu dois me dire la vérité sur
cette nuit.
ERIKA
Je t’ai dit la vérité, tante Vanessa.
VANESSA
Non, tu me caches quelque chose, et je dois savoir.
Je ne peux vivre avec cette épine au cœur.
ERIKA
Pas de raison, c’était une bêtise : la fin de ma
jeunesse. (Une pause.)
VANESSA
Dis-moi, Erika était-ce à cause d’Anatol ?
ERIKA
Anatol, oh non, non !
VANESSA
Jure !
ERIKA
Je le jure.
VANESSA
Alors, pourquoi ? tu me tourmentes, Erika.
ERIKA
Tu rirais si je le disais, comme j’ai ri depuis.
VANESSA
Pourquoi ?
ERIKA
Je croyais aimer quelqu’un qui ne m’aimait pas.
VANESSA
Mais qui, le jeune Pasteur peut-être ? le gardechasse ?
ERIKA
A quoi bon savoir, c’était une bêtise, et c’est fini.
VANESSA
Ce n’était pas un homme pour toi !
ERIKA
J’en suis sûre maintenant : ce n’était pas un homme
pour moi.
ANATOL (Il entre)
Dépêche-toi si tu veux arriver à la gare avant la nuit.
(Vanessa regagne le hall où l’attend un groupe de
domestiques pour les adieux.)
VANESSA (à une bonne)
Apportez-moi mes affaires, Clara. (Elle l’embrasse.)
Oh ne pleurez pas, mon enfant. (Elle dit un mot à
tous les domestiques, qui, tout à tour, lui baisent la
main)
ANATOL (qui est resté près d’Erika dans le salon)
Il fut un temps, Erika, où j’ai cru que c’était avec toi
que je quitterai cette maison.
ERIKA
Oublie-moi. Rends-la heureuse, Anatol. Souvienstoi qu’elle t’aime comme je ne t’eusse jamais aimé.
(Vanessa revient, suivie par le docteur.)
VANESSA
Je suis presque prête.
ANATOL (en l’embrassant)
Comme tu es jolie !
VANESSA
Assure-toi qu’ils ont mis tous les bagages dans le
traîneau et qu’il fassent attention aux cartons à
chapeaux.
(Elle sort dans le hall avec Anatol pour superviser le
chargement des sacs et des malles.)
LE DOCTEUR (l’air pensif)
Pour tout amour il est un chant d’adieux
Pour tout jour décisif un salon vide
Nombreux les enfants que j’ai aidé à naître
Aucun d’eux ne remplace ceux qui s’en vont.
Toi qui fus une enfant, Vanessa
T’en souviens-tu…les rhumes
Les oreillons, la scarlatine ?
Toutes ces fois où j’ai baisé tes joues brûlantes,
Battus les nains méchants tout autour de ton lit !
Te souviendras-tu du vieux docteur parfois ? Quand
ton cœur affolé t’emportes loin de moi, si loin ?
(Vanessa rentre dans la pièce, suivie d’Erika, vêtue
d’une simple robe noire : elle est pâle et tendue.)
VANESSA (au Docteur)
Et vous, mon ami, sur quoi marmonnez-vous ?
LE DOCTEUR (la voix chargée de larmes)
Oh, très chère, j’aurais voulu vous dire…
VANESSA
Oui, oui Docteur, allez aider Anatol. (Elle l’emmène
vers la porte qu’elle referme sur lui) Erika, assiedstoi près de moi. Maintenant que je suis mariée et
que je pars pour Paris, qui peut dire quand nous
nous reverrons ! Tu peux vivre ici aussi longtemps
que tu voudras ; la maison, je te l’ai dit est à toi par
testament ; ne le dis pas à Anatol s’il te plaît.
ERIKA
Non .
VANESSA
Nous serons absents des années. Peut-être pour
toujours.
ERIKA
Je veux rester. Je n’ai pas peur
VAESSA
Tu es trop jeune pour rester seule ici.
ERIKA
Tu étais jeune aussi quand tu revins ici.
VANESSA
Oh, mais c’était différent.
ERIKA
Quelqu’un doit prendre ta place. (Elle regarde la
Baronne) On ne peut pas la laisser seule.
VANESSA
Je ne t’oublierai jamais. Prends soins des azalées
et des perruches, et n’oublie pas…
43
VANESSA
Laissez-moi regarder une dernière fois. Qui sait si je
reverrai ces lieux !
(Elle regarde le jardin par la vitre. Long silence.)
TOUS (Quintette)
Laisser, partir,
Trouver, chérir,
Rester, attendre,
Rêver, reprendre,
Pleurer, se souvenir.
Aimer c’est tout cela,
Rien de ça n’est aimer.
Le bleu n’est pas le ciel
Ni la vague la mer.
ANATOL
Laisser, partir…
LES AUTRES
Ah Anatol, bien dure à gravir
La route de retour du remords !
VANESSA
Trouver, chérir…
LES AUTRES
Pauvre Vanessa, mourir ainsi, sans rien tenir !
ERIKA
Rester, attendre…
LES AUTRES
Erika, Erika, n’embrasser qu’un pâle imposteur !
LE DOCTEUR, LA BARONNE
Pleurer, se rendre…
LES AUTRES
Et vous, vieux amis, que la mort vous emporte
Avant que le clair souvenir ferme la porte !
VANESSA
Adieu, Erika. (Elle l’embrasse.)
ERIKA
Adieu, sois heureuse, Tante Vanessa, je t’en prie.
VANESSA
Adieu, ma mère. (Elle embrasse la Baronne.)
ANATOL
Adieu, Erika, quand je te reverrai, peut-être saurastu sourire.
ERIKA
J’espère que tu sauras toujours sourire quand je te
reverrai. Adieu, Anatol.
LE DOCTEUR
Adieu, adieu, enfants chéris !
VANESSA
S’il vous plait, pas de larmes. Prenez le traîneau
avec nous, nous vous laisserons au village.
ERIKA
Je vous ferai signe d’ici.
(Vanessa, Anatol et le Docteur quittent la pièce.
Erika ferme la porte, elle est seule avec la Baronne.
Elle va à la fenêtre et regarde la neige. On voit
qu’elle fait un effort désespéré pour contenir
l’angoisse qui la terrasse. Au départ du traîneau elle
trouve à peine la force de lever la main pour faire
signe « au revoir ».)
ERIKA (dans un cri)
Anatol, Anatol ! (Elle s’effondre sur une chaise, se
prend la tête dans les mains.)
Non, plus jamais je ne dois prononcer ce nom.
Heureux ceux qui ont la volonté de croire. Pensestu qu’elle m’ait vraiment crue ? (Pause)
Grand-mère ? (Pause)
Oh, j’ai oublié que tu ne me parlais plus non plus
(Elle se lève et sonne.) Je suis seule pour de bon !
(Entre le Majordome) Voulez-vous voiler de
nouveau tous les miroirs de la maison.
MAJORDOME (surpris)
Comment, Mademoiselle ?
ERIKA
Oui, tout comme avant. (Elle ouvre un tiroir dont elle
tire des crêpes) Commencez avec ceux-ci.
(Pendant que le Majordome atterré commence à
voiler les miroirs, elle tire les rideaux des fenêtres.)
A partir d’aujourd’hui je ne recevrai plus de
visiteurs. Prévenez le gardien que les portes du
domaines doivent rester verrouillées nuit et jour.
Merci.
(Le Majordome sort. Erika s’assoit devant le feu, à
côté de sa Grand-mère.)
Ah, cela est bien. C’est maintenant mon tour
d’attendre.
FIN
44
Barber dans les dernière années de sa vie
Vanessa
de Samuel Barber
L’animation concernant la présentation de Vanessa aura lieu le samedi
15 mars 2014 à 15h30, salle Ambroise-Thomas de l’Opéra-Théâtre de Metz
Métropole. Jean-Pierre Pister, Agrégé d’Histoire, Professeur de Chaire supérieure honoraire, assurera la conférence. Entrée libre.
Les représentations de l’opéra Vanessa auront lieu les vendredi 21 mars
2014 à 20h, dimanche 23 mars 2014 à 15h et mardi 25 mars 2014 à 20h.
Une demi-heure avant chaque représentation, un « amuse-bouche », brève
présentation de l’œuvre, a lieu dans la salle Ambroise-Thomas. Entrée libre.
Opéra en quatre actes
Livret de Gian Carlo Menotti
La distribution
Nouvelle production de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole
En coproduction avec le Théâtre Roger Barat d’Herblay
Direction musicale : David T. Heusel
Mise en scène : Bérénice Collet*
Scénographie et costumes : Christophe Ouvrard*
Chorégraphie : Anne Minetti*
Lumières : Alexandre Ursini*
Vanessa, Soula Parassidis*
La Baronne Hélène Delavault*
Le Docteur, Matthieu Lécroart
Erika, Mireille Lebel
Anatol, Jonathan Boyd*
Chœur et Ballet de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole
Orchestre National de Lorraine
* Pour la première fois à l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole
Couverture :
Directeurs de la publication :
Paysage nordique en hiver
Jean-Pierre Vidit, président et
Danielle Pister, première vice-présidente
Adresse postale du Cercle Lyrique de Metz : B.P. 90261 - 57006 Metz Cedex 1
Adresse du site : www.associationlyriquemetz.com
Email : [email protected]
Composition graphique et impression : Co.J.Fa. Metz tél. 03 87 69 04 90 [email protected].
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