2013-2014 CERCLE LYRIQUE DE METZ Vanessa de Samuel Barber N° 214 Par Jean-Pierre PISTER Samuel Barber jeune Samuel Barber Vanessa 1958 par Jean-Pierre Pister 1 2 SOMMAIRE Les grandes étapes d’une vie (1910 - 1981) p. 06 Autour de Vanessa p. 16 La réception de l’œuvre p. 26 À lire p. 28 À écouter p. 29 Le livret p. 31 3 4 L’édition 2014 des « Folles journées de Nantes » était consacrée à la musique américaine dite « classique ». Elle a drainé, à la fin du mois de janvier, un vaste public et l’ensemble de ces manifestations a été largement couvert, aussi bien par France-Musique que par la chaîne de télévision Arte. Ont été ainsi mises en lumière les œuvres de quelques grands noms de la création musicale américaine du XXème siècle. Hélas, il fut assez peu question de Samuel Barber dont la mémoire est aujourd’hui éclipsée essentiellement par George Gershwin mais aussi, à un moindre degré, par Charles Ives et à Aron Copland et par les générations plus récentes d’Elliott Carter, de John Cage, de Steve Reich, de John Adams. Sans oublier les grands noms de la comédie musicale et, bien entendu, la figure charismatique de l’immense chef d’orchestre et compositeur qu’était Léonard Bernstein. Barber est en effet considéré, de façon souvent injuste, comme rétrograde. Le musicographe français Jacques Bourgois, un des piliers de la fameuse « Tribune des critiques de disques », ne l’a-t-il pas qualifié naguère de chef de file de « l’école musicale réactionnaire américaine » ? Ce procès en sorcellerie de romantisme attardé, Barber l’a subi tout au long de sa carrière de compositeur. Il a eu la malchance de voir son nom associé à une œuvre certes fort émouvante et d’un accès immédiat, bien qu’anachronique dans le contexte des années 1930, le fameux Adagio pour cordes, issu de son Premier Quatuor et adapté pour grand orchestre à la demande de Toscanini. Cette courte composition, créée en 1938 par l’orchestre de la NBC sous la direction du « Maestrissimo », est devenue rapidement très populaire et largement diffusée à la radio. Elle fut exécutée ensuite lors de cérémonies officielles telles que les obsèques des présidents Roosevelt et Kennedy. D’où, pour le musicien, une notoriété assortie de malentendus. Le chef d’orchestre californien Léonard Slatkin, actuel directeur de l’Orchestre National de Lyon, a pu justement déclarer : « Plus qu’aucun autre compositeur américain, peut-être, Samuel Barber est victime d’une incompréhension ». Vanessa, a été représentée pour la première fois à Metz, en octobre 2000. Treize années après, une nouvelle production permettra au public lorrain d’approfondir sa perception de l’œuvre de Samuel Barber. 5 LES GRANDES ÉTAPES D’UNE VIE (1910 - 1981) Les origines. Une vocation musicale précoce. Né le 9 mars 1910, Barber appartient à la première génération des grands compositeurs classiques américains du XXème siècle. Il est le cadet de douze ans de George Gershwin, de dix ans d’Aron Copland, l’aîné de huit ans de Léonard Bernstein. Il voit le jour dans une famille de petits notables d’une modeste cité de Pennsylvanie, à une quarantaine de kilomètres de Philadelphie, West Chester, très marquée par la tradition protestante rigoriste des Quakers. Le grand-père paternel s’est assuré une modeste fortune en dirigeant une manufacture de fabrication d’étiquettes. Le père, Samuel LeRoy Barber, est un médecin polyvalent qui exerce aussi bien comme généraliste et homéopathe qu’en pratiquant la chirurgie au West Chester Hospital. La mère, Marguerite dite « Daisy », fille d’un pasteur presbytérien d’ascendance irlandaise, est la sœur d’un des grands noms du chant lyrique américain à l’aube du XXème siècle, la cantatrice Louise Homer (1871-1947). Après quelques années de formation en France, où elle participe à une représentation de La Favorite à Vichy (1898), Louise devient, comme contralto, un des piliers du Metropolitan Opera de New York, à partir de 1900. Elle y incarne Amneris, Dalila, Ulrica du Bal Masqué et, nouveauté remarquée dans les États-Unis de cette période, Marina de Boris Godounov, en 1916, sous la direction de Toscanini. Son mari, Sidney Homer, est lui-même professeur d’harmonie au conservatoire de Boston et il est connu comme compositeur d’Arts Songs. Louise et Sidney Homer deviennent naturellement les mentors du jeune Samuel. En compagnie de sa sœur aînée, Sarah, celui-ci prend ses premières leçons de chant, de solfège et de piano, dès l’âge de cinq ans. On rapporte que sa mère s’est émerveillée en l’entendant improviser de façon informelle au clavier, à trois ans à peine. Le 24 mars 1916, accompagnant ses parents au Metropolitan de New York, il connaît sa première grande émotion musicale en assistant à une représentation d’Aïda dont la vedette n’est autre que Caruso qui incarne Radamès. Sa tante, Louise Homer, est Amneris. Barber gardera toute sa vie un souvenir ébloui de cette matinée au MET, son premier contact avec l’art lyrique. L’inclination de Samuel pour la musique se confirme rapidement en ces années qui précèdent l’adolescence, même s’il souhaite abandonner le violoncelle que Daisy 6 Barber avait prétendu lui imposer. Il ne tarde pas à déclarer : « je serai compositeur ». Dans une lettre à sa mère, il supplie celle-ci de lui laisser déserter les salles de sport et cesser la pratique du football qui, pour son père, était importante. En effet, écrit Samuel, sa vocation irrépressible de musicien est incompatible avec un sport qu’il perçoit comme violent. Assez récemment, de prétendus experts américains de la théorie des « gender studies »1, ont cru voir dans cette missive l’expression de sa future homosexualité, se fondant notamment sur les futures relations du compositeur avec son compagnon, le musicien d’origine italienne Gian Carlo Menotti. Nous ne citons ici cette information que pour mémoire, n’ayant ni l’autorité, ni la qualification nécessaire pour en juger. En grande partie, sur les conseils de Louise et Sidney Homer, les parents du jeune Samuel ont l’intelligence de ne pas contrarier cette vocation musicale. Ainsi, dès l’âge de 11 ans, Sam occupe les fonctions d’organiste à la Presbyterian Church de West Chester. Dans ces années de la fin de l’enfance, ses trois grandes références musicales sont Bach, Beethoven et Brahms. Le jeune pianiste et organiste ne tarde pas à révéler des talents précoces de compositeur avec quelques courtes pièces pour piano, pour voix et piano, pour orgue. Quelques jours après son 13ème anniversaire, un « concert Samuel Barber » est organisé à la First Presbyterian Church et, à cette occasion, le jeune prodige et sa sœur Sarah interprètent une courte cantate qui a pour titre : The Rose Tree. Se trouve ainsi confirmée l’opinion exprimée par l’oncle Sidney Homer dans une lettre rédigée quelques mois auparavant : « Tu as l’étoffe d’un compositeur ». La formation au Curtis Institut de Philadelphie. Mais la modeste cité de Pennsylvanie n’offre que des ressources musicales relativement limitées. Ainsi, le prétendu Opera House local n’est qu’une simple salle des fêtes où l’on ne produit que des opérettes fort médiocres et des réductions de quelques grandes œuvres lyriques. L’oncle Sidney recommande donc de confier le jeune homme aux meilleurs professeurs de musique de Philadelphie. La mère de Sam essaye d’abord de le faire admettre au conservatoire de Baltimore où ses qualités sont parfaitement reconnues. Mais le choix de Philadelphie est d’autant plus pertinent qu’on est à la veille de l’ouverture d’une école de musique prestigieuse. Les parents permettent alors à l’adolescent de suivre un cursus scolaire adapté. Le père, Samuel Leroy, membre du conseil d’administration du lycée local - la School de West Chester - fait voter sans difficulté une résolution 1 Cf. : HUBBS Nadine : The Queer Composition in America’s Sound : Gay Modernists, American Music and National Identity, University California Press, 2004. Il s’agit de cette fameuse théorie du genre, dont on a beaucoup parlé, ces derniers temps, en France. 7 dispensant les meilleurs élèves de toute obligation scolaire le vendredi, afin qu’ils puissent assister aux concerts de l’Orchestre de Philadelphie. Cette formation est alors en pleine ascension et s’apprête à devenir un des « Big Five »2, c’est-à-dire un des cinq plus grands orchestres symphoniques américains, sous la férule du légendaire Léopold Stokowski, le futur alter ego musical de Mickey dans le Fantasia de Walt Disney. C’est à l’automne 1924 qu’ouvre le prestigieux Curtis Institut de Philadelphie, devenant, à terme, la meilleure école de musique des ÉtatsUnis avec la Julliard School de New York. Cette fondation a été rendue possible grâce à la participation financière de généreux mécènes dont Mary Louise Curtis, la fille d’un des grands magnats de la presse américaine. Le parrainage du chef d’orchestre Léopold Stokowski et du pianiste virtuose d’origine polonaise, Josef Hoffmann, assure d’emblée une grande notoriété à cette institution. Le 26 septembre 1924, Barber réussit brillamment l’examen d’entrée et se retrouve classé premier. Il s’impose, immédiatement, comme le plus brillant élément de la promotion 1924-1925, la première dans l’histoire de cette institution. Les quatre années passées à Philadelphie sont particulièrement importantes dans la formation du futur compositeur de Vanessa. La fréquentation régulière des concerts de l’orchestre de la grande cité lui permettent de se familiariser avec les œuvres, récentes à cette époque, de Stravinsky, Sibelius, Prokofiev, Scriabine. Grâce à l’addiction de Stokowski pour la musique la plus contemporaine, il peut découvrir Schoenberg et Edgar Varèse. De grands interprètes venus d’Europe servent de leur prestige la jeune institution : les pianistes Wilhelm Backhaus et Benno Moisesiwistch, la cantatrice Elisabeth Schumann. L’oncle Sidney aurait souhaité que son neveu choisisse le violon comme second instrument. Mais au cours de ce séjour à Philadelphie, certains de ses maîtres lui révèlent ses possibilités vocales. Barber suit alors l’enseignement du baryton d’origine espagnole Emilio de Gogorza et semble, un moment, se destiner à une carrière de chanteur. Mais son professeur de composition, l’Italien Rosario Scalero qui suivra Sam jusqu’en 1932, parvient à le convaincre de suivre sa vocation première. Pédagogue très exigeant, il lui enseigne la composition dans une perspective classique et traditionnelle, lui révélant ces grands noms de la musique ancienne que sont Palestrina, Roland de Lassus, Gesualdo et approfondissant sa connaissance de Jean-Sébastien Bach. Barber ne tarde pas à devenir l’idole du Curtis Institute, obtenant les meilleures notes dans toutes les disciplines et devenant le protégé des principaux mécènes de l’école dont Mary Louise Curtis. Parmi ses professeurs, il faut citer égale2 Avec la Philharmonique de New-York et les Orchestres Symphoniques de Boston, Chicago et Cleveland. 8 ment Fritz Reiner, chef d’orchestre d’origine austro-hongroise, futur prestigieux directeur musical de l’orchestre symphonique de Chicago. Reiner reconnaît les dons exceptionnels du jeune étudiant, tout en estimant qu’il n’est pas fait pour la direction d’orchestre. Poursuivant par ailleurs sa scolarité secondaire à West Chester, Barber manifeste un grand intérêt pour les cultures et littératures européennes et apprend, parallèlement, le français, l’allemand, l’italien, l’espagnol. Ces dons linguistiques exceptionnels le prédisposent à effectuer, tout au long de sa vie, de très longs séjours en Europe. Ils révèlent une soif de culture et une curiosité intellectuelle exemplaires comme en témoigne la lecture des Essais de Montaigne dans une traduction italienne ! Cet intérêt pour les littératures européennes transparait dans un de ses premiers chefs-d’œuvre composé dès 1931, Dover Beach, pour baryton ou contralto et quatuor à cordes, op. 3, sur un texte du poète anglais de l’époque victorienne, Matthew Arnold3. Le premier périple sur le Vieux Continent. En 1928, Samuel Barber, alors jeune homme de 18 ans, a le grand privilège d’effectuer son premier « Grand Tour » en Europe, pour reprendre une expression familière aux intellectuels américains de cette époque. Il est invité par son maître Scalero à venir séjourner dans la propriété de celui-ci dans le Val d’Aoste. La première étape est Paris où le jeune musicien peut à loisir élargir sa culture musicale. Il assiste à une représentation de Carmen à l’Opéra-comique et se prend de passion pour le génie orchestral de Georges Bizet. Il entend un concert au cours duquel Stravinsky dirige lui-même son ballet Apollon Musagète. Il se familiarise avec le langage musical des membres du Groupe des Six. La tournée se poursuit ensuite vers l’Italie, puis Vienne où Sam fait l’acquisition d’une édition des œuvres complètes de Brahms. Pendant les deux semaines passées dans le Val d’Aoste au contact de son professeur, il est assailli par une crise existentielle : doit-il continuer dans la composition ou revenir au chant et au piano ? Cela ne l’empêche pas de mener à bien une sonate pour piano et violon qu’il détruira mais dont certains fragments furent retrouvés en 2005. De retour à Philadelphie, la direction du Curtis lui demande de prendre en charge un jeune étudiant d’origine italienne recommandé par Toscanini, Gian Carlo Menotti, qui ne tarde pas à devenir son compagnon pour plusieurs décennies. 3 Cette œuvre, enregistrée par Barber, lui-même, en 1935, fera l’admiration de Dietrich Fischer-Dieskau, cf. infra. Le chanteur allemand en gravera une version de référence en 1969. 9 Le plus européen des compositeurs américains. L’intérêt pour l’Europe et pour la culture européenne se confirme au cours des années 30, à la faveur de plusieurs voyages financés, le plus souvent, par le Curtis Institute, ou grâce à la générosité personnelle de Marie Louise Curtis, elle-même. La société américaine subissait en effet, de plein fouet, les effets de la grande crise économique et les parents de Samuel, euxmêmes, n’y échappaient pas, en dépit de leur statut de notables locaux. Sans la générosité de ses protecteurs, notre musicien n’aurait pas pu effectuer ces multiples séjours. Les longs mois en Italie doivent retenir particulièrement notre attention. Les occasions sont multiples : séjour dans la propriété du Maître Scalero et dans celle de la famille Menotti, admission à l’Institut américain de Rome4, l’équivalent, à peu de choses près, de notre villa Médicis. Barber approfondit ainsi sa connaissance de la langue de Dante et se familiarise avec le patrimoine artistique si riche et si varié de la Péninsule. Il n’en travaille pas moins ses premières compositions qui ont dépassé le stade des exercices de conservatoire et dont certaines constituent ses premiers numéros d’opus. À l’occasion de séjours dans la région du Lac Majeur, en compagnie de Menotti, il a le privilège rare de faire la connaissance du Maestro Toscanini qui l’accueille à bras ouverts, à plusieurs reprises, dans « Isolino », à l’écart du monde. Ce contact exceptionnel a été facilité par les relations qu’entretenait le chef d’orchestre et la famille de Menotti. Arturo Toscanini, qui approche alors de ses 70 ans, initie les deux amis à quelques trésors de la musique ancienne italienne alors peu connue, en particulier à l’Orfeo de Monteverdi. On raconte qu’en déchiffrant cette œuvre, Barber aurait chanté le rôle d’Orfeo et le Maestro celui d’Eurydice ! Cette relation entre Sam et son grand aîné ne tardera pas à porter ses fruits, lorsque commencera à New-York, à la fin de 1937, l’aventure, ô combien passionnante, de l’Orchestre symphonique de la NBC et de ses concerts radiophoniques diffusés chaque semaine. C’est au cours de ces séjours transalpins que Barber se prend de passion pour la région des Dolomites où il séjournera très souvent. De l’Italie à l’Autriche, les distances ne sont pas si importantes, d’où de multiples séjours à Vienne au cours desquels notre musicien approfondit sa connaissance de l’œuvre de Brahms et découvre certaines œuvres de Schoenberg et de Berg, en particulier Wozzeck, créé à Berlin quelques années auparavant sous la direction d’Erich Kleiber. Alors que son ami Menotti rejettera avec vigueur les tentatives d’approche du Parti National Fasciste mussolinien, Samuel Barber semble relativement indifférent aux turbulences politiques que connait l’Europe de ces années d’avant-guerre. Il est ainsi pré4 Un « Grand prix américain de Rome » couronnera ce séjour. 10 sent à Vienne au moment de l’assassinat du Chancelier Dolfuss sans que cela n’induise chez lui, semble-t-il, la moindre émotion particulière. Il fera le pèlerinage de Bayreuth sans état d’âme et présentera ses respects à la belle-fille de Wagner Winifred, membre du parti nazi depuis 1929 et amie personnelle de Hitler. En 1937, Barber et Menotti ont la chance d’assister au Festival de Salzbourg, le dernier dans l’Autriche libre d’avant l’Anschluss, et de voir et entendre Toscanini diriger Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg et Falstaff. En 1939, il assiste au premier Festival de Lucerne qui accueille, autour de Toscanini, tous les artistes qui ont déserté Salzbourg à cause de l’Anschluss. Il travaille alors à son fameux Concerto pour violon. Il ne quittera l’Europe qu’en catastrophe, en embarquant au Havre à bord du Champlain, après avoir vécu à Paris les premiers jours de l’état de guerre, en septembre 1939. Les années de maturité. Le succès mondial de l’Adagio pour cordes, sur lequel nous reviendrons suffira à assurer à Samuel Barber des revenus considérables, ce qui lui permettra de mener grande vie jusqu’à ces dernières années. Il possédait ainsi plusieurs appartements à New York, dans le cœur de Manhattan, et une ville baptisée « Capricorn5 », à Mount Kisco, petite localité en pleine campagne, dans l’État de New York. Il disposait également de plusieurs pied-à-terre en Europe, dont le chalet Santa Cristina dans les Dolomites. Ces différents domiciles seront partagés, dans un premier temps avec Menotti puis, dans les dernières années, avec d’autres compagnons. La relation avec Menotti a été, en effet, particulièrement complexe, les deux musiciens se trouvant, à plusieurs reprises, et malgré eux, en compétition. De plus, le tempérament extraverti de Menotti était très différent de l’attitude souvent réservée de Barber. Des crises de jalousie ont altéré fréquemment cette relation, par exemple, lorsque que l’Italien a obtenu, à New York, en 1937, un grand succès avec son opéra Amélia va au bal. L’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, après l’attaque de Pearl Harbour, n’a pas pu laisser Barber indifférent. Il fut d’ailleurs incorporé quelque temps dans l’U. S Air Force, mais dans les services administratifs, ce qui lui permit de garder une grande liberté de mouvement6, alors qu’il travaillait à sa Seconde Symphonie. Les années créatrices du compositeur commencèrent dès la fin de son cursus au Curtis Institute. Un concerto pour piano vit alors le jour mais fut 5 Ce nom sera donné par le compositeur à son Concerto pour Flûte, Hautbois, Trompette et cordes, op. 21, composé en 1944. 6 Cette Seconde Symphonie, op.19, créée sous la direction de Koussevitzky était, dans l’esprit de Barber, sa « symphonie de guerre ». A ce moment-là, la Septième Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch venait d’être créée triomphalement aux Etats-Unis par Toscanini, avec son orchestre de la NBC. 11 refusé par Léopold Stokowski, en dépit des avis très positifs du maître Scalero et de l’oncle Sidney Homer. Une seule séance de déchiffrage, sans lendemain, fut alors tolérée par le grand chef d’orchestre. Ce concerto fut détruit. Les premiers numéros d’opus datent des années 1930, puisqu’après Dover Beachi, ne tarde pas à apparaître une Première Symphonie, op. 9, en un seul mouvement, à la manière de la Septième de Sibelius. Dans les années et décennies ultérieures, Barber abordera la plupart des genres, vocaux et instrumentaux. Sa prédilection pour la musique concertante s’exprime dans trois Concertos, celui pour violon, op. 14, le plus populaire, dont nous venons de parler, celui pour violoncelle, op. 22, dont le compositeur dirigera pour Decca un enregistrement à Londres en 1950, celui pour piano, op. 38 qui lui vaudra, pour la seconde fois, le prix Pulitzer7. À cela s’ajoutent différentes compositions symphoniques et de musique de chambre et un nombre relativement important de Songs et autres pièces pour voix et piano ou voix et orchestre, qui révèlent, comme le fit souvent remarquer la cantatrice Leontyne Price, de véritables dispositions pour l’écriture vocale. Tels sont les jalons essentiels d’une œuvre qui compte une cinquantaine d’opus. Vanessa en 1958 et Antoine et Cléopâtre, en 1966 constitueront les seules véritables incursions dans le domaine de l’opéra, ce que les spécialistes de l’œuvre barberienne n’ont pas manqué de remarquer. D’emblée, Samuel Barber fit l’objet de controverses. N’a-t-il pas été desservi par l’appui prestigieux de Toscanini qui assura la création, le 5 novembre 1938, de l’Adagio pour cordes et de l’Essay for Orchestra n° 1, à la tête de son orchestre de la NBC ? L’Adagio pour cordes est une adaptation, réalisée à la demande du chef d’orchestre italien, du mouvement lent du Premier Quatuor, opus 11. Écrit dans un style encore romantique, il devint rapidement si populaire qu’il colla à la peau du compositeur jusqu’à la fin de ses jours, à tel point qu’il finit par prendre cette page en horreur. Cette détestation n’était pas dépourvue d’ambiguïté puisque, dans les années 1970, Barber en réalisera une adaptation vocale sur les paroles de l’Agnus Dei, empruntées à la liturgie de la messe catholique romaine dans le rite tridentin. Barber perce donc, comme compositeur, avec une réputation de conservatisme, de respect général des règles de la tonalité. Il serait totalement fermé aux courants novateurs, en particulier à ceux pratiqués par la Seconde École de Vienne. Il serait le seul compositeur américain à rester étranger à l’influence du jazz. Cette réputation est pourtant injustifiée et il serait facile de relever, au fil de son œuvre, l’influence de la polytonalité, de 7 Cf. infra. 12 Stravinsky, voire du dodécaphonisme à petite dose dans la dernière partie de sa carrière. Mais cette accusation de passéisme sera pourtant largement développée par certains critiques musicaux, américains puis européens. Néanmoins, ses relations avec ses collègues furent correctes, notamment avec Aron Copland. Ultérieurement, avec Léonard Bernstein, ce fut beaucoup plus tumultueux, le compositeur de West Side Story étant connu pour avoir un ego surdéveloppé. Bernstein n’en laissera pas moins, au disque, une superbe version de l’Adagio pour cordes ! D’une façon générale, l’œuvre de Barber a été bien servie par ce que les États-Unis avaient de meilleurs comme grands orchestres symphoniques, comme chefs d’orchestre de renom, comme solistes virtuoses et grands chanteurs d’opéra. Certes, comme nous l’avons vu, le contact avec Stokowski fut négatif. En revanche, Eugene Ormandy, son successeur à la tête de l’Orchestre de Philadelphie pendant un demi-siècle, fut toujours un serviteur loyal du compositeur de Vanessa. Ce fut également le cas de George Szell, d’origine hongroise comme Ormandy, et qui, jusqu’à sa mort en 1970, fit de l’Orchestre de Cleveland un des « Big Five » les plus virtuoses. Szell devait enregistrer une version exemplaire du Concerto pour violon avec Isaac Stern. Mentionnons également le Viennois, naturalisé américain, Eric Leinsdorf, un des piliers du Metropolitan Opera de New York, futur directeur musical, après Charles Munch, de l’Orchestre symphonique de Boston. Leinsdorf prodiguera les conseils des plus utiles au compositeur, lors de l’élaboration du Concerto pour piano, à l’aube des années 1960. Il en dirigera la création en 1962 avec le pianiste John Browning en soliste. Dans le monde de l’opéra, Barber s’est lié d’amitié avec les deux grandes vedettes féminines de la création de Vanessa, Eleanor Steber et Rosalind Elias qui, nous le verrons, ont contribué au succès de la première, en janvier 1958. C’est avec la grande Leontyne Price qu’il a entretenu les relations les plus chaleureuses, en dépit du futur fiasco d’Antoine et Cléopâtre. Seconde cantatrice noire à se produire au MET, après Marian Anderson, Leontyne Price se fit d’abord connaître dans Porgy and Bess, avant de devenir la plus grande soprano verdienne de son temps, enregistrant une exceptionnelle Aïda sous la baguette de Georg Solti et incarnant une superbe Leonora du Trovatore, à Salzbourg, avec Karajan. Price aura été la meilleure interprète des compositions vocales de Barber. Âgée aujourd’hui de 87 ans, elle souhaiterait que soit exécuté l’Adagio pour cordes pour ses obsèques. Du succès de Vanessa au fiasco d’Antoine et Cléopâtre. La réelle notoriété de Samuel Barber au début des années 50 ne pouvait 13 qu’attirer l’attention de Rudolf Bing, alors tout-puissant directeur du Metropolitan Opera. Il souhaitait produire dans son établissement un grand opéra écrit par un Américain. Les bonnes dispositions de l’omnipotent patron du MET faciliteront le projet de Vanessa. Encouragé par ce succès new-yorkais, Rudolf Bing pensera naturellement à Barber pour une aventure plus ambitieuse. L’ancien MET, situé sur Broadway, entre les 39ème et 45ème rue, avait ouvert ses portes en octobre 1883 et avait été baptisé ironiquement le « Faustspielhaus » à cause des très nombreuses représentations du chef-d’œuvre de Gounod. Bien que chargé d’histoire, il était promis à une prochaine démolition car jugé trop vétuste par les responsables culturels new-yorkais et les mécènes épris de modernité. Cette salle vénérable subit donc les outrages des bulldozers et, rappelons au passage, que la fameuse salle de concert « Carnegie Hall » faillit subir le même sort, une quinzaine d’années plus tard. Un nouvel opéra fut édifié dans le nouveau centre culturel « Lincoln Center ». Avec près de 3000 places et des équipements techniques ultramodernes, il ne pouvait être inauguré que par un spectacle en tout point exceptionnel. L’évènement eut lieu le 16 septembre 1966, en présence de l’épouse du Président Johnson et de tout ce que le monde financier et culturel américain comptait de personnalités de premier plan. Pour la circonstance, Barber composa une œuvre lyrique inspirée de la tragédie de Shakespeare, Antoine et Cléopâtre. Leontyne Price, amie du compositeur, incarnait la Reine d’Égypte. Le livret avait été écrit par Franco Zeffirelli qui assurait également la mise en scène. Cette Première fut un four mémorable en raison, d’abord, de nombreux incidents techniques. Zeffirelli, amoureux des mises en scène pompeuses et clinquantes, avait prévu du grand spectacle à la manière des péplums en cinémascope. Cet échec lui incombe en premier lieu, mais la critique, déchaînée, s’en prit également, avec une rare violence, à l’écriture musicale. Barber en fut sincèrement et durablement affecté. Il en résulta une longue période de dépression dont le compositeur ne se remit jamais totalement. Les tristes dernières années. Après l’échec de la création d’Antoine et Cléopâtre, la première réaction du compositeur fut la fuite. Il embarqua sans tarder pour l’Europe et se réfugia dans son chalet de Santa Cristina, dans les Dolomites. Quelques mois plus tard, le décès de sa mère ne put qu’amplifier son état dépressif. Il revint aux États-Unis pour ces circonstances. Sur les conseils de certains amis, il tenta de reprendre la partition de son opéra8, gommant les passages 8 À l’intention de Leontyne Price, Barber réunit, dans une sorte de cantate, deux airs de Cléopâtre, Give Me Some Music et Give Me my Robe. Cet arrangement a été enregistré par la cantatrice. 14 à grand spectacle, se concentrant sur les ressorts psychologiques des deux héros principaux. Une production, quelques années plus tard, au festival de Spolète qu’animait Menotti, révèlera au public quelques qualités insoupçonnées de cette œuvre. Un enregistrement, au début des années 80 renforcera cette impression. Il n’empêche qu’après cet épisode malheureux, un ressort se trouvait brisé, la capacité créatrice du compositeur étant, en quelque sorte, paralysée. De 1966 à son décès en 1981, on ne note, à son catalogue, que huit numéros nouveaux d’opus parmi lesquels des compositions vocales avec accompagnement de piano ou d’orchestre, une Fantaisie pour piano et un Essay for orchestra n° 3 qui déconcerteront la critique. L’Essay fut néanmoins inscrit au programme du concert du Philharmonique de New-York, le 14 septembre 1978, lorsque Zubin Mehta succéda à Boulez à la tête de la grande phalange américaine. Un Concerto pour hautbois restera inachevé. Il faut préciser que Barber, de plus en plus accusé de romantisme attardé, se trouvait alors en porte-à-faux face à une critique américaine convertie à l’hyper modernité et au sérialisme. Ainsi, lorsqu’il fut question de choisir le successeur de Léonard Bernstein pour diriger l’Orchestre Philharmonique de New York, le chef d’orchestre américain Thomas Schippers9, ami très proche de Barber et de Menotti, fut écarté au profit de Pierre Boulez. Le Français, qui venait de traîner dans la boue, dans son propre pays, son collègue compositeur Marcel Landowski, arriva aux États-Unis en proférant des propos provocateurs dont il s’était fait une spécialité. À peine installé à New York, il déclara en effet : « Défigurer Mona Lisa ne suffit pas, il faut tuer Mona Lisa. Tout l’art du passé doit être détruit ! » On peut comprendre que dans un tel climat, Barber ne se sentît point à l’aise. Sam pouvait compter, néanmoins, sur la sollicitude de quelques amis fidèles comme le chef Eugene Ormandy et la cantatrice Leontyne Price. C’est au début des années 1970 qu’il fit la connaissance de Dietrich Fischer-Dieskau10, interprète modèle du répertoire des Lieder. En revanche, les relations avec Menotti ne tardèrent pas se distendre, même si celui-ci aida son ami à réviser la partition d’Antoine et Cléopâtre. Les succès de Menotti aux États-Unis connaissaient un reflux certain qui l’incita à réorienter sa carrière vers l’Europe, encouragé par le succès du « Festival des deux mondes » qu’il avait fondé à Spolète en 1968. En 1973, 9 Thomas Schippers a laissé de nombreuses gravures d’opéras de Verdi et de Puccini pour les labels RCA et EMI, en plus d’une Carmen chez Decca. En 1976, peu de temps avant sa disparition, il dirigea Aïda au festival d’Orange. Sa non-nomination à New-York avait affecté durablement Barber et Menotti. Ses liens avec Barber, puis Menotti, dépassèrent le seul univers musical. 10 Fischer-Dieskau venait d’enregistrer Dover Beach. Barber appréciait particulièrement sa gravure des Amours du Poète de Robert Schumann, chez Deutsche Grammophon. 15 la villa Capricorn fut liquidée en quelques mois. Sam et Giancarlo l’avaient acquise en indivision. L’Italien contraint son ami à s’en séparer. Barber se recentra alors sur Manhattan. En 1978, après avoir célébré en compagnie de nombreux amis son 68ème anniversaire, Barber ressentit les premiers effets du cancer des os qui devait l’emporter. Il trouva encore la force de faire quelques allers-retours vers l’Europe et s’intéressa de près à la programmation d’Antoine et Cléopâtre à Paris. À l’initiative du chef d’orchestre Jean-Pierre Marty, cette œuvre devait être donnée en version de concert, au Théâtre des Champs-Élysées, pour l’inauguration de la saison radio-lyrique de Radio France, en septembre 1980. Marty avait d’abord songé à Vanessa qui était, à cette date, à peu près inconnue sur le Vieux Continent. Habitué du festival de Spolète, il avait la totale confiance de Barber et de Menotti. À la demande du compositeur, il accepta sans problème de programmer l’opéra maudit de 1966. Menotti assista seul au concert. Barber, très affaibli, dut être rapatrié d’urgence aux États-Unis par avion sanitaire. Il fut hospitalisé à New York et supporta mal les séances de chimiothérapie. Ramené in extremis dans son appartement new-yorkais, il devait s’éteindre le 23 janvier 1981. AUTOUR DE VANESSA La genèse de l’opéra. La position de Barber par rapport à l’art lyrique est restée longtemps paradoxale. Habitué des salles d’opéra depuis sa plus tendre enfance, neveu d’une grande cantatrice, familier des principaux festivals européens, ayant parfait sa formation en Italie, il adorait l’opéra et avait largement démontré sa capacité à écrire pour les voix. Mais de premières tentatives étaient restées sans suite, malgré son désir de collaborer avec certains écrivains américains de l’époque, comme Dylan Thomas. C’est donc un Barber plus que quadragénaire qui, après avoir reçu plusieurs propositions de sujets et beaucoup hésité entre une nouvelle de Tolstoï et Un tramway nommé désir de Tennessee Williams, arrêta son choix sur les Sept Contes Gothiques, de la romancière danoise Karen Bixen, en littérature, Isak Dinesen. Mais le musicien n’osait pas se lancer dans cette aventure sans un soutien tutélaire que son ami Gian Carlo était le seul à pouvoir lui apporter. En effet, Menotti, connu pour son sens théâtral, venait d’obtenir un triomphe des deux côtés de l’Atlantique, y compris à la Scala de Milan, avec Le Consul. Il avait, de plus, conquis une réelle popularité auprès du grand 16 public américain avec l’« opéra télévisé », Amahl et les Visiteurs du soir, produit par la NBC, le soir de Noël 1951. Il accepta donc d’être le librettiste de son ami, comme Boïto l’avait été de Verdi pour Otello et Falstaff. Mais ce livret ne fut mené à bien qu’à partir de 1954, pour être achevé seulement en 1956 : un temps beaucoup trop long pour Barber mais Menotti était accaparé par ses propres compositions. A contrario, la partition vit le jour assez rapidement : les parties vocales étaient prêtes dès le printemps 1957 et la composition fut totalement achevée au cours de la même année. Barber pouvait alors présenter son travail à la direction du Metropolitan Opera, c’est-à-dire à Rudolf Bing. Bing était un impresario d’origine viennoise, chassé de son pays par l’Anschluss, puis associé, un temps, au lancement du festival de Glyndebourne, en Angleterre. Il prit en charge, en 1950, la direction du Metropolitan Opera de New York où il resta jusqu’en 1972. Dès le début, il eut à cœur de promouvoir une nouvelle génération de chanteurs américains, alors que le MET avait fonctionné, dès ses origines, en misant d’abord sur les grands artistes d’origine européenne. Dans le même ordre d’idées, il conçut le projet de monter un opéra authentiquement américain. Dans ce registre, le Porgy and Bess de Gershwin était la référence mais n’avait jamais été représenté dans la grande maison de Broadway, en particulier à cause de la ségrégation. Le directeur du MET reçut avec faveur la partition de Vanessa et en fixa la création au mois de janvier 1958. Il suggéra à Barber de convaincre Maria Callas11 d’incarner le personnage de Vanessa. Sam avait pu applaudir la cantatrice à la Scala, en juin 1955, dans la fameuse production de La Traviata mise en scène par Luchino Visconti et dirigée par Carlo-Maria Giulini. Un dîner fut organisé, en l’honneur de la Divina, à Mount Kisco. Mais Callas refusa pour différentes raisons. Elle répugnait à chanter en anglais et le personnage d’Erika, nièce de Vanessa, risquait de lui voler sa position de prima donna. Enfin de son point de vue, l’œuvre ne comportait aucune mélodie, digne de ce nom, apte à la mettre en valeur. Faute d’obtenir le consentement de la cantatrice gréco-américaine, on sollicita Sena Jurinac, un des piliers de l’opéra de Vienne. Mais celle-ci se désista, six semaines avant la Première, pour raison de santé. Ce fut finalement l’américaine Eleanor Steber12, une des étoiles du MET, qui eut le privilège d’assumer cette création. Vanessa fut donc représentée pour la première fois, au Metropolitan Opera, 11 Celle-ci venait, pour ses débuts au MET, de remporter un triomphe dans Lucia di Lammermoor. Eleanor Steber incarna superbement Marguerite dans la première intégrale de Faust réalisée en microsillon par CBS avec la troupe du MET, sous la direction de Fausto Cleva. En 1948, elle avait été la créatrice d’un des chefsd’œuvre vocaux de Barber, Knoxville, Summer of 1915 pour soprano et orchestre. 12 17 le 15 janvier 1958. Ce fut un événement musical et mondain qui fit date. La cantatrice Libano-américaine Rosalind Elias13 donnait la réplique à Steber dans le rôle de la nièce Erika. Le jeune ténor suédois Nicolaï Gedda, déjà bien connu en Europe et qui venait de débuter à New-York dans Faust, était Anatol. Giorgio Tozzi, baryton basse italo-américain prêtait sa voix au personnage du médecin. Enfin, Regina Resnik, une des grandes Carmen de son temps, avait accepté d’assumer le rôle, presque muet, de la vielle Baronne. Menotti lui-même se chargeait de la mise en scène dans les décors somptueux de Cecil Beaton qui venait de réaliser, peu de temps auparavant, la scénographie de My Fair Lady à Broadway. Enfin, cette équipe de grand luxe était animée par un des chefs d’orchestre les plus talentueux de sa génération, le Grec Dimitri Mitropoulos. Celui-ci dirigeait encore le Philharmonique de New York avant que Bernstein n’en prît les commandes. Il était alors la cible de certains critiques américains à cause de programmes largement consacrés à la musique contemporaine, en raison aussi d’une homosexualité assumée. En Europe, Mitropoulos était un habitué du Festival de Salzbourg et du Mai Musical Florentin. Il avait succédé à Furtwängler, après le décès de celui-ci, en dirigeant Don Giovanni dans la ville natale de Mozart. Sa Forza del Destino, à Florence, avec la Tebaldi et Mario del Monaco, avait fait date. Les polémiques dont il était l’objet aux États-Unis étaient particulièrement injustes. Il devait disparaître, à peine trois ans plus tard, en dirigeant la Troisième Symphonie de Mahler, à Milan. Le livret. Initialement, l’œuvre a été conçue en quatre actes. L’action est censée se passer dans un pays de l’Europe du Nord, autour de 1905, à ce moment historique où la Norvège, se séparant de la Suède, est érigée en royaume indépendant. Certains critiques américains ont reproché à Menotti et à Barber de ne pas avoir situé l’action en Amérique. Le premier acte nous présente Vanessa, belle femme autour de la quarantaine, en compagnie de sa mère, la Baronne, toujours silencieuse et de sa jeune nièce Erika, âgé d’une vingtaine d’années. Nous sommes à l’intérieur d’un luxueux manoir où miroirs et tableaux sont voilés, par une soirée d’hiver enneigée. Vanessa attend le retour imminent de son amant Anatol qu’elle n’a plus revu depuis vingt ans. Un homme se présente, il porte le même prénom mais il n’est que le fils du précédent. Vanessa, traumatisée 13 Rosalind Elias et Giorgio Tozzi participèrent à plusieurs grands enregistrements lyriques réalisés par RCA Victor, notamment à un exceptionnel Requiem de Verdi, réalisé à Vienne en juin 1960. Fritz Reiner dirigeait la Philharmonique de Vienne avec, en plus, Leontyne Price et le grand ténor suédois, Jussi Björling, qui devait disparaître trois mois plus tard. 18 par cette découverte, quitte la pièce et laisse Erika seule, en compagnie de l’inconnu. Celui-ci, à cause de la tempête de neige, demande à rester pour la nuit et invite la jeune fille à partager le dîner avec lui. À l’acte II, un mois plus tard, Erika révèle à la Baronne qu’elle a fini cette première nuit avec Anatol et qu’elle en est amoureuse. Mais, au retour d’une promenade, Vanessa confesse qu’elle aime aussi le jeune homme. Erika somme ce dernier de s’expliquer et il feint de lui demander sa main. Par défi, celle-ci refuse au profit de sa tante. L’acte III se situe pendant la nuit du Nouvel An, alors qu’un bal est organisé dans le manoir. Le docteur, un ami de la famille, révèle aux invités les prochaines fiançailles de Vanessa et d’Anatole. Erika, murée dans sa chambre, refuse dans un premier temps de participer à la fête. Apparaissant enfin, elle apprend le mariage annoncé et s’évanouit. Revenant à elle, elle s’enfuit au-dehors, bien décidée à ne pas garder l’enfant qu’elle porte, fruit de son unique nuit avec Anatol. À l’acte IV, ce dernier et quelques convives sont partis à la recherche d’Erika qu’ils ramènent, inconsciente, au manoir. Revenant à elle, elle annonce à la Baronne qu’elle a perdu l’enfant. Deux semaines plus tard, Vanessa et Anatol, mariés, s’apprêtent à partir pour Paris. Erika reste seule dans le manoir avec sa grand-tante et les domestiques. Elle ordonne, à l’instar de ce qu’avait fait autrefois Vanessa abandonnée par son amant, de voiler les miroirs et les portraits accrochés au mur. Erika se résigne à sa solitude : « À présent, c’est à mon tour d’attendre. » Cette structure en quatre actes a été modifiée par le compositeur en 1964, après la réception finalement mitigée de l’œuvre. Les actes I et II ont été fondus en un seul et c’est désormais sous cette forme que Vanessa est représentée. À cette occasion, l’air Our arms entwined, Nos bras mêlés…, jugé trop redoutable pour de futures interprètes du rôle-titre, peu à l’aise dans l’aigu a été supprimé. A contrario, Barber avait accepté, peu de temps avant la création, d’insérer, dès le début de l’œuvre et à la demande de Rosalind Elias, l’air Must the winter come si soon, Faut-il que l’hiver vienne si tôt, destiné à mettre la cantatrice américaine en valeur et qui appartient maintenant au répertoire de nombreuses mezzos. Ces différentes modifications montrent à quel point le compositeur était capable de souplesse et révèle sa profonde connaissance du chant et des voix. Certains ont cru pouvoir déceler dans le livret de Vanessa quelques clés plus ou moins autobiographiques. L’énumération des mets proposés pour le dîner, au début du premier acte, serait en rapport avec le côté « gourmet » de Barber. L’énumération, par Anatol, des charmes touristiques de « Paris, Rome, Budapest et Vienne », au début de l’acte II, exprimerait le tropisme européen du compositeur et le souvenir de 19 plusieurs voyages effectués avec son ami Menotti dans les années 30. Des clés à caractère plus intime encore seraient présentes dans ce livret. Les relations complexes et souvent tumultueuses entre les trois personnages principaux de l’opéra, Vanessa, Erika et Anatole serait l’expression métaphorique des propres relations de Barber et de Menotti entre eux et avec leurs différents compagnons. Comme l’écrit très justement Pierre Brévignon14, le grand spécialiste français de Barber, « l’histoire imaginée par Menotti et transcendée par la musique de Barber s’ajuste idéalement à une grille de lecture souvent appliquée au théâtre de Tennessee Williams15 : la transposition dans un environnement homosexuel ». Menotti aurait eu, en effet, l’intention de composer un opéra gay à partir d’un épisode de la Recherche du temps perdu. Mais c’était inconcevable dans le contexte moral de l’Amérique puritaine et, plus encore, maccarthyste des années 1950. En définitive, la part de Menotti dans l’élaboration de Vanessa fut plus l’objet de critiques que de louanges. Si le librettiste révèle un réel sens de l’action théâtrale et de ses ressorts dramatiques, le sujet choisi sembla à beaucoup invraisemblable et excessivement mélodramatique, en particulier, la grossesse d’Erika. D’aucuns n’hésitent pas à parler de soap opera. Rudolf Bing, grand admirateur de la musique de Barber, regrettait l’arrière-plan symbolique du livret et sa dimension trop intimiste. Il a pu, ainsi, écrire dans ses mémoires, 5000 Nights at the Opera16 : « Vanessa est une œuvre que j’aimais beaucoup en dépit d’un livret passablement ennuyeux ». Pierre Brévignon a pu recueillir des avis pertinents de plusieurs personnalités qui ne sont pas tendres pour le texte de Menotti. Ainsi le chef d’orchestre Léonard Slatkin, qui a signé chez Chandos, un très bel enregistrement de l’œuvre, n’hésite pas à déclarer : « Vanessa a sans doute mal vieilli après 1958, en raison de son livret quelque peu absurde ». Le musicologue Henry Louis de la Grange parle « du talon d’Achille de l’opéra » et c’est la chanteuse Lucie Schaufer qui est la plus sévère : « c’est le livret, et lui seul, qui empêche Vanessa d’être une œuvre phare dans l’histoire de l’art lyrique américain. La langue de Menotti oscille entre un style ampoulé frôlant le mauvais mélo et des épisodes d’une clarté narrative absolue. »17 On comprend que Menotti n’ait pas été sollicité pour le livret d’Antoine et Cléopâtre, même si le choix de Zeffirelli fut plus regrettable encore. 14 Cf. Pierre Brévignon, Samuel Barber. Un nostalgique entre le monde, Paris, Hermann, 20011. Allusion à la pièce Un tramway nommé désir, 1947. Les mémoires de Rudolf Bing ont été édités aux États-Unis en 1972 et furent publiés en français par Robert Laffont, en 1975, sous le titre 5000 nuits à l'opéra. 17 Pour connaître le détail de ses opinions particulièrement autorisées, on se rapportera avec profit à la page 357 de l’ouvrage de Pierre Brévigon. 15 16 20 Une partie de ces critiques peuvent s’expliquer par les attentes du public de cette époque habitué aux intrigues décrivant les répercussions, sur la vie des personnages, des conditions sociales et politiques dans lesquelles ils évoluent. Or Menotti dépeint avant tout des rapports humains, en dehors de tout contexte réaliste. Il s’est inspiré de l’atmosphère particulière des Sept Contes gothiques, publiés en 1935, par la Baronne Bixen18. Cette femme de lettres danoise, considérée comme l’héritière du style gothique anglosaxon, est alors l’écrivain le plus connu de son pays. Elle sait créer un climat fantastique personnel, fondé sur l’évocation de paysages enneigés, propices à un « clair-obscur » où s’entremêlent réel et fantasmagorie. Les personnages appartiennent à un XIXème siècle romantique. Ce sont avant tout des femmes, jeunes ou mûres, qui cherchent le bonheur soit dans une vie imaginaire, soit dans l’étourdissement des voyages et des fêtes. Autant d’éléments qu’on retrouve dans Vanessa. On a rapproché également Vanessa de La Cerisaie d’Anton Tchékhov (1904) : cette pièce décrit l’attachement au passé et le refus du présent de l’héroïne, Lioubov qui, par attachement à ses souvenirs, s’oppose à la vente de la propriété familiale. On a également évoqué certains contes de fées. Vanessa se met « en sommeil » après le départ de son amant. Nouvelle Belle au bois dormant, elle affirme à celui qu’elle prend pour Anatol père, nouveau Prince Charmant venu la tirer de sa longue léthargie, « pendant vingt ans, sans bouger, en silence, je t’ai attendu […] Je respirais a peine, pour que la vie glisse sans laisser de traces et que rien ne change en moi… ». Les miroirs voilés évitent de mesurer l’écoulement du temps car ils empêche la révélation d’une possible altération de la beauté de l’héroïne. Cela renverrait au miroir magique qui, dans Blanche-Neige, annonce à la méchante reine qu’elle n’est plus la plus belle femme du royaume. Aux références implicites s’ajoutent les allusions explicites comme celle à Boris Godounov de Moussorgski. Anatol resté seul avec Erika, qui lui demande de partir puisqu’il n’est pas l’homme attendu par sa tante, suggère une comparaison pour justifier qu’il reste : « Je suis le faux Dimitri, le Prétendant ; soyez ma Marina ! » Ce qui annonce son intention de séduire la jeune fille, alors que peu de temps auparavant il avait dit à Vanessa qu’il pourrait l’aimer. Sa situation ressemble à celle imaginée dans l’opéra de Richard Strauss, Arabella. Le père de l’héroïne, ruiné, veut marier sa fille à un vieil ami très riche, mais la lettre qu’il lui envoie à cet effet, est lue par le neveu de destinataire. Ce dernier vient de mourir. et c’est le jeune homme qui se rendra à sa place à l’invitation. 18 Une rencontre entre la romancière et Samuel Barber, au moment de la reprise de Vanessa, au MET, en 1959, tournera court et le compositeur en sera durablement affecté. 21 Louise Homer, cantatrice et tante de Barber ici dans le rôle d’Amnéris. Barber et Menotti en Autriche dans les années 30 22 Barber et ses amis, Gian Carlo Menotti et Aron Copland, au début des années 50 Barber et le chef d’orchestre Dimitri Mitropoulos 23 Eleanor Steber, créatrice du rôle de Vanessa Leontyne Price dans Antoine et Cléopâtre Les artistes de la création en 1958 24 Les clins d’œil culturels sont évidents comme les allusions à la personnalité de Barber : son amour d’homme du Nord pour les paysages hivernaux, sa pratique du patinage sur les lacs gelés, son goût pour la cuisine et les bons vins français, l’omniprésence des femmes rappelant celles qui ont joué un rôle important dans sa vie musicale, sa mère et sa tante, comme la figure paternelle du Docteur, personnage qui exerce le même métier que Barber père. Enfin le côté sentimental de l’histoire (sauf la violence que les deux héroïnes exercent contre elles-mêmes, il n’y a aucune manifestation hostile de rivalité entre elles, la sévérité de la Baronne est l’expression de sa sagesse bienveillante, et Anatol séduit sans malice apparente) est justifié par Menotti lui-même : « J’ai écrit un livret pour Sam, et Sam est essentiellement une personnalité romantique... » En définitive, les critiques formulées contre le livret ne sont pas injustifiées. Cependant on doit dire qu’il a sa cohérence fondée sur la dualité Vanessa / Erika et Anatol père / fils. La structure de la pièce fait que le dénouement rejoint exactement la situation initiale, celle d’une femme qui attend. L’écriture musicale. Il faut d’abord insister sur la richesse de l’écriture orchestrale. Plusieurs observateurs dont Nicolaï Gedda19, créateur du rôle d’Anatol, ont cru pouvoir déceler dans Vanessa les influences de Richard Strauss et de Puccini. Cette dernière comparaison est particulièrement pertinente si l’on songe à La Fanciulla del West et, surtout, à Gianni Schicchi. Par ses compositions antérieures symphoniques, Barber a largement démontré ses qualités dans l’art de l’instrumentation et de l’orchestration. Il sait magnifiquement utiliser l’orchestre pour créer un climat et suggérer un brusque changement de situation. Il contribue également à la caractérisation psychologique des personnages. Enfin, il n’est jamais massif et ne couvre pas les voix. L’harmonie n’en est pas moins étoffée, tant au niveau des bois que des cuivres. Les percussions sont mises en valeur. La harpe est présente. Notons enfin la composition particulière de l’orchestre à cordes utilisé en coulisse, lors du bal de l’acte II, avec le renfort d’un piano, d’un célesta, d’un orgue portatif et d’un accordéon. Les qualités d’orchestrateur de Samuel Barber sont particulièrement perceptibles dans l’Intermezzo qui sépare les deux dernières scènes. Vanessa ne comporte pas d’airs traditionnels, basé sur une structure mélodique, au sens où on l’entendait dans l’opéra du XIXème siècle et c’est une des raisons, nous l’avons vu, pour lesquels Maria Callas a refusé de parti19 Cf. Pierre Brévignon, op.cit. 25 ciper à sa création. En revanche, les parties vocales sont construites sur le principe de l’arioso continuo qu’une oreille exercée reconnaîtra facilement. Nonobstant la qualité de l’écriture orchestrale, les voix choisies doivent être, quand même, assez puissantes « comme dans La Traviata », a pu déclarer le chef d’orchestre Steuart Bedfod, responsable de la reprise de l’œuvre à Strasbourg en 2003.20 Enfin l’auditeur doit pouvoir distinguer sans problème les timbres de Vanessa et d’Erika. Concernant les deux cantatrices qui ont créé l’œuvre, Elanor Steber et Rosalind Elias, cette distinction s’impose dans l’enregistrement de la production d’août 1958 à Salzbourg ; elle est moins évidente, en revanche, dans l’enregistrement réalisé en studio, quelques mois auparavant.21 Le Quintette final est une parfaite illustration de la finesse de l’écriture vocale. LA RÉCEPTION DE VANESSA. La Première de janvier 1958 fut largement applaudie et la critique newyorkaise put parler de « l’opéra le plus beau et le plus véritablement lyrique jamais écrit par un américain ». Dans ses Mémoires, Nicolaï Gedda pourra écrire, non sans modestie : « Le public et les critiques me furent favorables, et j’étais apprécié pour mon interprétation musicale de cet Anatol sans principes. Les critiques dirent aussi que j’étais le seul qui chantait assez distinctement pour qu’ils comprennent les mots et suivent l’action. J’étais très satisfait de cet éloge : j’avais travaillé très durement, notamment sur l’articulation, avec une ancienne actrice, spécialiste de l’élocution. Je m’étais rendu compte dès le début que si on chante dans la langue du public, on doit châtier sa prononciation afin de faire comprendre le livret. Les autres chanteurs, qui utilisait leur langue maternelle, l’américain, n’ont jamais entièrement compris cela »22. Samuel Barber fut récompensé par un prix Pulitzer23 et, dans la foulée, on envisagea une coproduction avec le festival de Salzbourg qui, chaque été, procédait à une création contemporaine. Depuis 1957, ce festival était 20 Cf. Pierre Brévignon, op.cit. Cf. infra, les indications discographiques. Nicolaï Gedda, My Life and Art, Portland Oregon, Amadeus Press, 1990, p. 80-81. Extrait traduit par Danielle Pister. 23 Ce prix correspond à un vœu du journaliste américain Joseph Pulitzer, exprimé dans son testament, en 1904, et effectivement mis en place à partir de 1917. C’est à partir de 1943 qu’il put distinguer des musiciens. 21 22 26 placé sous la direction artistique d’Herbert von Karajan. Celui-ci eut, un temps, l’intention de diriger Vanessa. Mais une partie de la critique austroallemande, mal disposée et pleine d’a priori, se trouvait conditionnée par l’hyper modernité, dans l’esprit du festival de musique contemporaine de Darmstadt. Barber, considéré, à tort ou à raison, comme un « compositeur tonal » anachronique, était la bête noire de la plupart des chroniqueurs de la presse allemande et autrichienne. Cela détermina Karajan à changer d’avis et à renoncer, par opportunisme, à diriger l’œuvre. C’est donc Mitropoulos qui prit la baguette à la tête des musiciens du Philharmonique de Vienne, en août 1958, avec tous les artistes de la création, à l’exception de Regina Resnik, remplacée dans le rôle de la Baronne par Ira Malaniuk. La retransmission radiophonique du 16 août, récemment rééditée en CD, montre à quel point l’accueil du public fut tout juste poli. Dans les jours suivants, Barber se fit éreinter par l’ensemble de la presse. Vanessa disparut ainsi peu à peu de l’affiche, y compris aux États-Unis, ce qui incita Barber à procéder à la révision de 1964. La partition est ainsi resserrée en trois actes, au prix de la suppression de l’air dit « du patinage » qui exige de la titulaire du rôle-titre des qualités de colorature. C’est sous cette forme que l’opéra fut repris au MET, mais l’échec d’Antoine et Cléopâtre devait injustement rejaillir sur ce Vanessa. On oublia ainsi peu à peu cet opéra qui n’était pas parvenu à se faire accepter en Europe. Il faudra attendre les années 2000 pour que cesse cet ostracisme. Il faut, à cet égard, rendre un hommage particulier à Danielle Ory qui dirigea l’OpéraThéâtre de Metz de 1992 à 2002 et qui programma Vanessa, en octobre 2000, sous la direction de Jacques Lacombe, alors directeur de l’Orchestre National de Lorraine. Cette production messine constitua la création en France de l’œuvre de Barber. S’ensuivirent d’autres représentations, notamment à l’Opéra de Monte-Carlo avec Kiri Te Kanawa dans le rôletitre, Rosalind Elias passant d’Erika à la Baronne. En 2003, Vanessa fut programmée par l’opéra du Rhin à Strasbourg. Depuis cette date, des représentations ont eu lieu dans différents théâtres de France. Signalons en particulier, en mars 2012, celles données au Théâtre Roger Barat d’Herblay, en région parisienne. La reprise, prévue à Metz en mars 2014, est réalisée en coproduction avec ce théâtre. Il s’agit là d’un événement de première importance et tous les admirateurs du compositeur américain ne pourront que s’en réjouir. Grâce en soit rendue à Paul-Emil Fourny, actuel directeur de l’Opéra-Théâtre de Metz. 27 À LIRE Jusqu’à ces derniers temps, il fallait être anglophone pour approfondir sa connaissance de Samuel Barber. Cela n’est plus le cas depuis la publication, en 2011, d’un ouvrage en tout point remarquable, consacré au compositeur de Vanessa. Son auteur est le jeune musicologue français Pierre Brévignon, par ailleurs co-auteur d’un Dictionnaire superflu de la musique classique et collaborateur régulier du magazine Classica. C’est dans une véritable croisade que s’est lancé Brévignon pour révéler au public, français et francophone, la figure et le corpus musical de Samuel Barber. En 2009, il créa un site Internet sur le compositeur américain, http://www.samuelbarber.fr, excellemment documenté avec une discographie systématiquement mise à jour, et un double catalogue des œuvres classées par thèmes et selon leur chronologie. C’est une réussite sur le plan didactique qui constitue la meilleure approche possible de l’univers barberien. Dans le même temps, Pierre Brévignon mettait en place « Capricorn, l’association des amis de Samuel Barber », en référence au nom de la propriété que celui-ci possédait, avec Menotti, dans l’État de New York. Doté de parrainages prestigieux tels que ceux du compositeur John Carigliano, du chef d’orchestre Jean-Pierre Marty, du grand musicologue mahlérien Henry-Louis De La Grange, cette association se donne pour but de faire connaître Barber et son œuvre par tous les moyens24. La parution en 2011, aux éditions Hermann de Samuel Barber. Un nostalgique entre deux mondes, constitue le point d’orgue de cette démarche exemplaire. En un peu plus de 500 pages, Pierre Brévignon nous livre une étude très précise et détaillée de la vie du compositeur, de sa démarche créatrice, de l’arrière-plan historique et musical des années 1920-1980, dans le milieu intellectuel américain comme dans celui du Vieux Continent, en rapport avec le tropisme européen du compositeur. Ce maître-ouvrage est particulièrement bien écrit et se lit avec un réel plaisir. Il est doté d’un index et d’une discographie que l’on aurait souhaité un peu plus développée. Un CD, annexé au volume, comporte quelques enregistrements rares, tombés dans le domaine public, en particulier Dover Beach, chanté en 1935 par Barber lui-même ; l’Adagio pour cordes dirigé par Toscanini en 1938 ; la première édition, en 78 tours, du Capricorn Concerto ; enfin le Concerto pour violoncelle, gravé pour Decca à 24 La présentation de cette association est accessible sur ce lien : http://www.samuelbarber.fr/association.html 28 Londres, en 1950, sous la direction du compositeur. Ce maître-ouvrage exceptionnel nous a été particulièrement utile pour la rédaction de ce fascicule. Notre dette à son égard est immense. À ÉCOUTER Si la discographie de Vanessa se limite à quatre références, elle n’en est pas moins d’une réelle qualité. Les deux premières gravures concernent l’œuvre originale en quatre actes, telle qu’elle a été créée en 1958. Les deux dernières suivent la révision de 1964, en trois actes. Dans la foulée de la Première et de son succès new-yorkais en janvier 1958, la firme RCA Victor, un des deux principaux labels américains, a immédiatement entrepris d’en graver une intégrale, fait rarissime dans les annales de l’art lyrique. Le directeur artistique en fut Richard Mohr qui formait alors, avec Walter Legge pour la Columbia anglaise (future EMI) et John Culshaw pour Decca, l’élite des producteurs d’enregistrements d’opéras. Ainsi, cette réalisation, étalée entre février et avril 1958, bénéficia de soins extrêmes en matière de prise de son, avec un rendu stéréophonique exceptionnel pour l’époque. Toute l’équipe de la récente création au MET était au rendez-vous sous la baguette du grand Dimitri Mitropoulos. Le tandem féminin, constitué par Eleanor Steber dans Vanessa et Rosalind Elias dans Erika, y est remarquable par ses qualités vocales et son investissement. Le jeune Nicolaï Gedda ne démérite pas dans le rôle d’Anatol et l’excellent Giorgio Tozzi est égal à lui-même dans le rôle du médecin. Cette réalisation a été reportée en CD, au début des années 90, par le label d’origine. Le groupe RCA ayant été racheté par Sony, cet enregistrement est désormais disponible sous cette étiquette et édité dans une série économique, pour moins d’une quinzaine d’euros. À tous égards, un premier choix à recommander sans réserve. Comme nous l’avons dit, l’œuvre fut reprise au festival de Salzbourg, l’été suivant. Le label autrichien Orfeo, attaché à la publication scrupuleuse de diffusions radiophoniques d’opéras et de concerts donnés à Vienne et à Salzburg, a édité la retransmission de Vanessa par la radio autrichienne du 16 août 1958. La distribution est strictement identique à l’édition précédente, à l’exception du rôle secondaire de la vieille Baronne tenu ici par Ira Malaniuk en remplacement de Regina Resnik. Stimulés par la présence du public, dans l’ancien Festspielhaus salzbourgeois, les chanteurs semblent encore plus investis que dans l’édition précédente. Mitropulos est toujours à la baguette mais, cette fois-ci, à la tête d’un Orchestre Philharmonique de 29 Vienne excellent comme toujours mais, face auquel, la formation du MET des années 50 ne démérite pas. Le son n’est que monophonique, comme c’était encore l’usage dans les grandes radios européennes à l’époque. Il est néanmoins d’une belle qualité et cette réédition est à marquer d’une pierre blanche, même si son coût est deux fois plus élevé que l’édition RCASony. Enfin, un détail à ne pas négliger : la dernière plage du second CD reproduit une interview donnée, à cette occasion, par Samuel Barber, moitié en anglais, moitié en allemand. Au début des années 2000, sont apparues deux nouvelles éditions reproduisant la version révisée en trois actes, par le compositeur. Le label Naxos, spécialisé dans les séries très économiques, a sorti, en 2006, une intégrale de Vanessa enregistrée en Ukraine avec l’Orchestre National Symphonique local. Cette réalisation est placée sous la direction du Gil Rose, jeune chef américain qui a eu en charge l’opéra de Boston et qui dirige ici une troupe de jeunes chanteurs anglophones très satisfaisants. Mais, à prix et à qualité technique comparables, l’édition RCA-Sony, dirigée par Mitropoulos, reste préférable car plus authentique avec les artistes de la création. Mentionnons pour terminer la réalisation du label britannique Chandos, effectuée à la suite de concerts donnés par l’orchestre de la BBC en 2003. Le chef d’orchestre américain Léonard Slatkin, grand serviteur et défenseur de l’œuvre de Samuel Barber, en est le maître d’œuvre. Sous sa direction, les incarnation des deux héroïnes, Christine Brewer, Vanessa, et surtout, Susan Graham, Erika, sont excellentes. Sans égaler Gedda, William Burden est satisfaisant dans le rôle d’Anatol. Enfin, il faut souligner l’extrême qualité de la prise de son, dans la grande tradition anglaise, avec une double gravure sur le même support : à la piste CD traditionnelle, s’ajoute celle au format SACD qui reproduit le son en haute définition, soit en stéréophonie, soit en multicanal, à condition toutefois de disposer de l’appareil adéquat. Pour Pierre Brévignon, nous avons ici la version de référence de l’œuvre. De notre point de vue, le premier enregistrement de Mitropoulos reste le choix prioritaire. Enfin, la découverte de Vanessa est peut-être l’occasion de mieux connaître l’ensemble de l’œuvre de Samuel Barber. Les ressources de la discographie disponible nous y incitent. On peut, ainsi, recommander un disque anthologique édité par le label américain Telarc, The Best of Barber, comprenant un panel d’œuvres courtes, instrumentales et vocales caractéristiques du style du compositeur. On y trouve notamment le fameux Adagio pour cordes. La plupart des extraits sont interprétés par l’Orchestre d’Atlanta sous la direction de Yoël Levi25. L’éditeur Naxos a regroupé dans 25 Cet orchestre et leur chef ont donné un concert mémorable à l'Arsenal de Metz en octobre 1991. 30 un coffret de six CD l’ensemble de l’œuvre orchestrale fort bien interprétée par l’Orchestre Royal d’Écosse sous la direction de Marin Alsop. Les trois grands Concertos pour violon, violoncelle et piano sont regroupés dans une belle édition Sony avec des artistes aussi prestigieux que les solistes Isaac Stern, Yo Yo Ma, John Browning, et les chefs Léonard Bernstein et Georges Szell. Enfin, on peut retrouver la grande Leontyne Price, amie personnelle du compositeur, dans une compilation d’œuvres vocales éditée par RCA et distribuée par Sony. Elle contient plusieurs mélodies accompagnées par le musicien, lui-même au piano, ainsi que des œuvres pour voix et orchestre, dirigées par Thomas Schippers : Knoxville, Summer of 1915 et deux airs extraits de l’opéra maudit Antoine et Cléopâtre. Peut-être la plus belle introduction à Samuel Barber ! ***** 31 LIVRET MAJORDOME Gâteau d’amandes au miel. ERIKA Une bouteille de Montrachet ; deux bouteilles de Romanée-Conti. C’est tout. VANESSA N’oublie pas les camélias ERIKA (aux domestiques) Ah oui –à cueillir dans la serre, un nouveau camélia chaque matin pour sa table de nuit. MAJORDOME Oui, mademoiselle. VANESSA N’oublie pas de faire sonner la cloche d’alarme. ERIKA Ah oui, dites au gardien de faire sonner la cloche à l’entrée du parc, toute la nuit, au cas où le traîneau se perdrait dans la tempête. Merci, vous pouvez disposer. (Les domestiques sortent.) VANESSA (l’intensité de sa voix traduisant une sorte d’angoisse) Non, je n’arrive pas à comprendre comment il se fait qu’il ne soit pas déjà arrivé. Aucun message ? ERIKA (sans émotion aucune) Ils ont quitté le bourg au couchant ; peut-être se sont-ils arrêtés, le temps que la tempête s’éloigne. VANESSA Mon invité n’est pas de ceux qui se laissent arrêter par une tempête, et Karl connaît la route par cœur. Je le renverrai s’ils se perdent.(Elle va à la fenêtre) ERIKA Il y a tant de neige que cela rend difficile la course des chevaux. VANESSA Oh, j’en mourrai s’il lui arrive malheur ! (portant les mains à sa poitrine) Mon cœur, mon cœur, je n’en peux plus d’attendre. ERIKA Tu n’as rien mangé aujourd’hui. VANESSA Je n’avalerai rien avant qu’il arrive. Mon cœur, mon cœur, je n’en peux plus d’attendre . ERIKA Veux-tu que je te fasse la lecture ? VANESSA Oui, Erika, lis pour moi. (Erika va chercher un livre, et revient s’asseoir à côté d’elle devant le feu. On entend au dehors la cloche qui commence à tinter à intervalle régulier.) ERIKA Voilà : (elle lit) Œdipe : « Pauvre, pauvre de moi Malheureux que je suis ! Où suis-je, où vais-je ? Où me jette ce naufrage ? » (Vanessa se lève et arrache le livre des mains VANESSA Opéra en 4 actes de Samuel BARBER, livret de Gian Carlo MENOTTI ACTE I Une nuit au début de l’hiver, dans le salon richement meublé de Vanessa. Une petite table est dressée dans un coin pour le souper. Tous les miroirs de la pièce, ainsi qu’un grand tableau accroché su le manteau de la cheminée, sont recouverts de voiles. Dans le fond, une large portefenêtre ouvre sur un jardin d’hiver plongé dans l’obscurité. Vanessa est assise près du feu, dos tourné au public ; le dossier de son fauteuil la dissimule presque entièrement. La Baronne est assise face à elle, et reste immobile pendant toute la scène, jusqu’à ce qu’elle sorte. A l’autre bout de la pièce, un groupe de domestiques, en tête desquels Nicholas, le Majordome, se tient face à Erika ; un agenda à la main, elle leur donne des ordres. Une tempête de neige fait rage à l’extérieur. ERIKA Potage crème aux perles. MAJORDOME (il note dans son propre agenda à chaque suggestion) Potage crème aux perles. ERIKA Ecrevisses à la bordelaise. MAJORDOME Ecrevisses à la bordelaise. VANESSA (masquée par le fauteuil) Trouvez quelque chose de mieux ! ERIKA Alors… langoustines grillées sauce aux huîtres. MAJORDOME Langoustines grillées sauce aux huîtres. ERIKA Faisan braisé au Porto. VANESSA Assez de faisan… du canard ! ERIKA Canard farci sauce Savoie. VANESSA Trop de sauces. ERIKA Palombes rôties nature ? VANESSA C’est mieux. (Erika fait signe au Majordome de l’inscrire, ce qu’il fait en répétant à voix basse.) ERIKA Gâteau d’amandes au miel. 32 (Erika sort. Vanessa marche de long en large dans une grande agitation ; elle s’arrête devant le portrait voilé qui trône sur la cheminée, elle éteint la plupart des lumières. On entend au dehors le brouhaha et l’agitation des domestiques, le bruit caractéristique d’un visiteur qui arrive. Elle s’assoit près du feu, dos tourné à la porte. Soudain la porte s’ouvre. Dans la demi-obscurité, on entrevoit la figure D’Anatol, debout dans l’encadrement, nimbé par la lumière du hall) VANESSA (se contraignant à cacher son émotion, sans se retourner, ni le regarder) Ne dis pas un seul mot, Anatol, Pas un geste ; Veux-tu ou non rester ? Car pendant ces vingt ans, Sans bouger, en silence Moi, je t’ai attendu ; Je n’ai jamais douté, J’ai toujours su que tu reviendrais vers moi, Anatol; Je respirais à peine, Pour que la Vie glisse indifférente et Que rien ne change en moi de tout ce que tu avais aimé ; Et seule, cachée Je n’ai fait que t’attendre. Ah, horreur, et désespoir, amer, Que laisser fuir les jours Sans fin, sans bornes ! Mal, si mal, en vain, vouloir Voler au cœur qui bat L’espace, le temps ! Habiller de glace sa beauté dans le videBeauté, ce don sans lendemain. J’ai réussi, pour toi ! Ecoute, entends, comprends bien : (tendrement) Si tu ne m’aimes plus, Je t’interdis de me regarder, Anatol Sans amour Ne te risque pas à plonger dans mes yeux Car tout tombe en poussière Dès que l’Amour est mort. Dis-le Anatol, est-ce que tu m’aimes ? Du même amour qu’aux jours passés ? Car si c’est fini, je te supplie De t’en aller, sans me revoir ! ANATOL (avec simplicité) Oui, je crois, je vous aimerai. (Vanessa se retourne et le regarde.) VANESSA Ah, non, ah non ! Grands dieux ; qui êtes-vous ? Traître, imposteur ! (Elle hurle) Erika, Erika, à l’aide ! (Erika surgit.) Ce n’est pas lui, ce n’est pas lui. Un inconnu, je ne l’ai jamais vu. Fais le jeter dehors. d’Erika.) VANESSA Tu n’as aucune idée de ce que c’est que lire. Tu n’as aucune idée de ce que c’est qu’aimer ! (Lisant à son tour en faisant les cent pas) Œdipe : « Pauvre, pauvre de moi Malheureux que je suis ! Où suis-je, où vais-je ? Où me jette ce naufrage ? » (Elle jette le livre) Pourquoi ne vient-il pas ? (La Baronne se lève lentement, suivie d’Erika) ERIKA (en l’embrassant) Bonne nuit. VANESSA (se tournant vers sa mère) Même maintenant, vous refusez toujours de me parler ! (Pendant quelques secondes elles se regardent en silence) Allez, allez : bonne nuit. (Pendant ce temps, Erika après avoir tiré le cordon, reconduit lentement la Baronne vers la porte ; une soubrette surgit quand elles l’atteignent, qui escorte la Baronne. Elles sortent. Erika se dirige vers la porte-fenêtre qui ouvre sur le parc. Vanessa se rassoit sur son fauteuil devant le feu. On entend toujours sonner la cloche dans la cour d’honneur.) VANESSA Neige-t-il toujours ? ERIKA Oui, Vanessa. VANESSA Regarde, cherche bien au fond des bois ; n’aperçois-tu pas la lueur d’une lanterne ? ERIKA Non, Vanessa. VANESSA Va te coucher, je veillerai seule. ERIKA (sans bouger, scrutant toujours à la fenêtre) Pourquoi l’hiver vient-il si vite ? Nuit après nuit j’entends le cerf aux abois Qui erre en pleurant dans les bois, La chouette gelée hulule Sur le toit de friable écorce. Pourquoi l’hiver vient-il si vite ? Ici, dans la forêt, l’aube ni le couchant Ne marquent le passage du temps. C’est un si long hiver. (On entend au lointain les grelots d’un traîneau.) Ecoute… ils sont là… J’aperçois les lumières. (La cloche du portail sonne plus vite et plus fort ) VANESSA (dans un cri hystérique) Il est venu, il est là ! Va chercher tous nos gens. Fais allumer la cour. J’attends ici, et Erika, (elle lui prend les bras) Laisse-moi seule avec lui, quand il entrera. 33 Marina ! (il ouvre la bouteille et verse un verre.) Vous ne souriez jamais. A table ! (Erika s’assoit) C’est un antre sauvage et solitaire pour une jeune fille. N’est-ce pas comme si nous étions depuis toujours en tête-à-tête ? (levant son verre) Comment t’appelles-tu ? ERIKA Erika. Aide-moi, aide-moi à monter, je vais m’évanouir. (Erika la soutient pour sortir. Anatol, resté seul –il n’a pas bougé pendant toute la scène précédente, avance sans vergogne, rallume plusieurs lampes, examine la pièce avec curiosité. Erika revient, essoufflée.) ERIKA Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venu ? Il faut partir tout de suite. ANATOL Mais je n’ai pas menti. Je suis Anatol. Lorsque mon père est mort… ERIKA Quand votre père est mort… Oh non ! Pauvre Vanessa. Après tant de rêves et une si longue attente ! Ah quel jeu de dupe est parfois la Vie, la Mort compte les points à l’envi. Pourquoi ne pas l’avoir prévenue, ne pas le lui avoir écrit ? ANATOL Dans ma jeunesse, ce nom résonne, Vanessa. Comme une flamme il écorchait les lèvres de ma mère, allumait dans l’œil de mon père le regret. Maintenant orphelin, on m’a conduit ici pour voir enfin la femme qui hanta ma maison : Vanessa. Mais qui êtes-vous? ERIKA Parfois je suis sa nièce, mais plus souvent son ombre. Mais vous devez partir, vous l’avez entendue. ANATOL Vous n’aurez pas le cœur de me renvoyer dans la tempête. Dites-lui qui je suis, elle permettra que je passe la nuit. (Il s’approche d’un des miroirs voilés et soulève le drap.) ERIKA Ne faites pas ça. Elle ne supporte pas la vue des miroirs. ANATOL (s’approchant de la table du souper) Ce couvert, c’était donc pour lui ? (Se saisissant de la bouteille) Ah, Romanée-Conti, mon père adorait ce vin. Puis-je allumer les bougies ? (en les allumant, comme s’il pensait à haute-voix) Moi aussi, j’aime la bonne chère et le bon vin… Mon père a tout perdu à force de rêver, tandis que ma mère achetait De subtils poisons pour briser ses rêves. Et je ne peux jamais goûter qu’aux vins des autres. M’accompagnerez-vous pour dîner ? ERIKA Ce n’est pas ma place. D’ailleurs ce n’est pas pour moi que venez de si loin boire le vin des autres. ANATOL Pas plus qu’on ne m’attendait moi. Je suis le faux Dimitri, le Prétendant ; soyez ma ACTE II Même décor. Un mois plus tard, un dimanche matin. La table du petit déjeuner est dressée dans le jardin d’hiver, A travers les vitres givrées des baies, on aperçoit au loin le parc, couvert de neige. La Baronne et Erika sont assises dans la pièce principale. LA BARONNE Et puis ? ERIKA Il m’a fait boire trop de vin… Je l’ai conduit à sa chambre… Je suis restée toute la nuit. LA BARONNE La nuit même de votre rencontre ? ERIKA La seule nuit. LA BARONNE Erika, Erika, toi si fière et si pure. ERIKA Je ne fus ni fière ni pure cette nuit-là. Après qu’il m’embrassa, ça semblait si naturel d’obéir. LA BARONNE Que trouvais-tu à un tel homme ? Quand j’étais jeune un homme entra dans cette maison en conquérant, portant haut son amour : mais cet Anatol, oh ce chevalier douteux, qui pénétra comme un voleur, quel sorte d’homme est-ce là ? ERIKA Si seulement je le savais, je comprendrais l’a haine et l’amour que je lui porte. LA BARONNE Et maintenant ? compte-t-il réparer ? ERIKA Oui, il m’épousera, si je le veux ; mais je me moque de son honneur si ce n’est que pour sauver le mien. C’est son amour que je désire, et non brûler, moi, sans raison. LA BARONNE Il t’aime ou non ? ERIKA Il le dit, mais je ne le sens pas capable d’amour. Il ne sait pas ce qu’est l’amour, ses mots sont aussi légers que ses baisers. 34 ANATOL Ne sommes-nous pas jeunes ? VANESSA (moqueuse) Il y a longtemps que nous avons perdu notre innocence, mon cher. (Le Docteur entre, introduit par le Majordome.) LE DOCTEUR Bonjour, bonjour. VANESSA Bonjour Docteur. LE DOCTEUR Quel joli couple vous faisiez, en patins sur le lac ! (il fait un clin d’œil) Je vous ai vus, je vous ai vus. (Entre temps deux serveurs sont apparus dans le jardin d’hiver, apportant le café et le petit déjeuner) VANESSA Vous devriez déjeuner en vitesse, sinon nous serons en retard à la chapelle. LE DOCTEUR Ah, comme il fait bon voir cette maison pleine de vie à nouveau ! VANESSA Oui, cher Docteur. Proche est le jour peut-être où je ferai lever les voiles des miroirs et des portraits. LE DOCTEUR (à Anatol) Ah, jeune homme, c’était bien gai ici autrefois. VANESSA Le jour est peut-être proche où je ferai rouvrir tous les salons, pour donner le plus grand bal des environs. LE DOCTEUR Vous souvenez-vous, quand vous étiez enfant, les pique-niques et les jeux ? VANESSA Oui, oui. J’illuminerai le lac de lanternes chinoises, les collines de feux de Bengale : j’inviterai les paysans avec leurs crincrins et leurs accordéons. LE DOCTEUR Vous rappelez-vous nos danses de campagne, Milady ? VANESSA Vous n’êtes donc pas trop âgé pour danser, cher Docteur ? LE DOCTEUR Quelle impertinence ! (il esquisse quelques pas de danse et fredonne) « Sous le saule pleureur… » (se tournant vers Vanessa) Allons, venez, montrons leur qui danse le mieux ici ! » (Il danse avec Vanessa en chantant) « Sous le saule pleureur, Deux pigeons en larmes, Sous le saule pleureur, Deux pigeons en pleurs Où dormons-nous ma mie Quand s’envoler ? LA BARONNE Il est trop tard pour peser et balancer ; tu dois faire ce qu’il faut. ERIKA Le devoir ? Toute femme n’a-t-elle pas le droit d’attendre la venue de son véritable amour ? Le premier, le dernier, l’unique amour ? Ah, si j’en étais sûre, je volerai vers lui, ne laissant sur mes pas que des contrées brûlées. Non, lui ne tremble pas quand nos yeux se rencontrent ; Le souvenir de cette nuit n’efface pas de ses lèvres son sourire moqueur. LA BARONNE Alors, c’est toi qui ne l’aimes pas ? ERIKA Si, j’aime quelqu’un qui lui ressemble. LA BARONNE Ma pauvre enfant, l’amour n’épouse jamais la couleur de nos rêves. Et lorsque c’est le cas, gare aux déguisement ! ERIKA Alors, grand-mère, porter ce que je ressens n’est qu’un menu fardeau, ai-je le droit de briser le cœur d’une autre ? LA BARONNE Quel cœur ? (On entend le rire de Vanessa dans le jardin d’hiver.) ERIKA Le sien, bien sûr, tu n’as rien vu ? Elle l’aime bien plus que moi, car elle est aveuglée. LA BARONNE L’imbécile ! (Vanessa et Anatol, en tenue de patineurs, sortent du jardin d’hiver, leurs patins à la main.) VANESSA Maintenant te voilà aussi bon patineur que l’était ton père. ANATOL Il se pourrait que j’ai plus de chance que lui. (Ils pénètrent dans la pièce principale. Pendant le dialogue qui suit ils ôtent leurs manteaux, leur écharpe, etc… Le Majordome s’en saisit.) ANATOL (à Erika) Bonjour Erika, pourquoi ne pas se joindre à nous ? ERIKA Tu as oublié de me le demander. ANATOL Vraiment ? (se dirigeant vers La Baronne) Ah, bonjour Madame la Baronne. VANESSA Inutile de gâcher ta salive. Elle ne nous parlera pas, mon ami : elle est si vieille qu’elle ne comprend que le langage de la jeunesse. 35 VANESSA Laisse-moi te raconter ce qui s’est passé ce matin. ERIKA Il s’est passé quoi ? VANESSA Oh rien, une chose qu’il a dite… ERIKA Et qu’a-t-il dit ? VANESSA (aria colorature supprimée de la révision de 1964) Nos bras mêlés, nos mains liées, nos doigts noués, Nous glissions sur le lac gelé. Pareil au vent il me poussait Feuille emportée je m’envolais (vocalise). Si vif, si froid pour respirer, Enfant ravis, vivant l’instant ! Mais soudain, il me lâcha, Virevolta, puis stop, Dans mes yeux plongé (oh oui !) Essoufflé des nuées de buée Embrumaient son visage flou. A l’arrêt, j’attendis…inquiète… Ah ! Puis il a dit : « Noël est proche Et l’hiver écoulé Il est temps pour moi de partir aussi, Mais le cœur me manque pour m’en aller » ERIKA C’est ce qu’il a dit ? VANESSA Oui, ses propres mots ERIKA Et puis ? VANESSA J’ai demandé ! « qui te rend si faible ? » ERIKA Et qu’a-t-il dit ? VANESSA Prenant ma main… ERIKA Prenant ta main… VANESSA Il a répondu : « J’étais un invité, je ne repartirai qu’en maître ? » ERIKA Il a dit ça VANESSA Oh oui, Erika. ERIKA Puis ?.. VANESSA Il y eut un long silence. ERIKA Et puis ?.. VANESSA (elle se lève en riant) Ah, ah, que ma nièce est curieuse ! (Elle se dirige vers le jardin d’hiver où l’on aperçoit Construisons notre nid Dans le peuplier. Le bois a volé la lune Le lac a volé le bois, La grenouille a avalé La clé de chez moi. » ANATOL Ah, charmant, charmant, j’aimerais pouvoir rivaliser avec vous Docteur. LE DOCTEUR Bêtises, mon ami : donnez-moi la main que je vous montre les pas. Pied droit, là. VANESSA et ERIKA « Sous le saule pleureur Deux pigeons en larmes… LE DOCTEUR Arrière, à gauche… en avant, glissez… Une, deux, trois, à l’envers, deux, trois, un … (etc.) (Tous rient devant la maladresse d’Anatol qui s’y perd) LE DOCTEUR Non, non ! Mais qu’est-ce qu’ils vous apprennent donc à l’école ! ANATOL Une, deux, droit… Une deux, gauche. LE DOCTEUR Voilà qui est mieux. VANESSA Cessez vos bêtises et dépêchez-vous de prendre votre déjeuner ! Je dois monter me changer. (Le docteur prend Anatol par le bras et l’entraîne vers le jardin d’hiver.) LE DOCTEUR (en sortant) Et que diriez-vous d’une partie d’échec mon jeune ami ? ANATOL J’ai bien peur de ne pas savoir jouer à ça. LE DOCTEUR Le monde a donc bien changé ! Je n’arrive pas à imaginer à quoi les jeunes gens occupent leurs soirées de nos jours. (Ils sortent, on les devine assis à table, se servant le petit déjeuner.) VANESSA Erika, je suis tellement heureuse … Je le sais, c’est bien lui que j’attendais. J’ai gardé pour lui ma jeunesse : il m’a envoyé son double de 20 ans. Anatol, Anatol ! ERIKA Tante Vanessa, ne laisse pas un nom t’abuser. C’est un autre homme qui est là. VANESSA Non, non Erika. Il porte le destin de son père en lui, il le sait, il le sait. ERIKA Pourquoi dites-vous ça ? 36 ERIKA Je suis en droit de le faire ! LA BARONNE Ecoute-le Erika. Sois patiente avec lui ! ANATOL Ne m’as-tu pas dit que j’étais libre ? ERIKA Bien sûr, bien sûr, et qui suis-je pour t’attacher si le souvenir n’y parvient pas ? ANATOL Comment pourrais-je oublier cette fameuse nuit, qui t’a rendue sombre et amère ? LA BARONNE Fameuse nuit ! ERIKA Et toi, qu’es-tu devenu depuis ? LA BARONNE Attention, Erika, ou il va s’en aller ! ANATOL Je ne me suis pas tu, je te l’ai déjà dit, et là, devant témoin, ta grand-mère, je le demande encore : veux-tu m’épouser ? ERIKA Et toi, que feras-tu si je te réponds non ? ANATOL Que répondre à cela ? Qu’il ne me reste plus qu’à me couper la gorge ? A passer le restant de mes jours, comme un moine, à chanter Te Deum, laudamus ? ERIKA Comme je hais ton rire ! ANATOL Quelle sentimentalité enfantine ! Tu es la femme d’un autre âge. ERIKA Le cœur humain a bien changé ? ANATOL Hors de ces murs tout a changé ;. Le temps file avec fureur : Les actes vains n’ont plus leur place Les serments d’amour éternel, Nous savons aujourd’hui Que c’est mensonges. Mais le bref plaisir des passions oui, Une longue et douce amitié. Qui peut résister à ta beauté, Erika ? Oh nous serions bien heureux, ensemble Connais-tu Paris, et Rome, Budapest et Vienne ? Les velours des dîners précieux, Les côtes d’Espagne en solitaire, Les ors des grands hôtel pour danser, Les marbres des gares pour les au revoir ? Tout ça, pour nous, ensemble Si tu voulais m’aimer, Et, qui sait, mon amour durerait peut-être, Erika. Car la vie est si courte. Le jeune Pasteur qui, à peine arrivé converse avec le Docteur et Anatol) Mon dieu, voilà le Pasteur ; allons, vite ! Bonjour, Pasteur, nous serons prêts dans un instant. Prenez une tasse de café avec nous. (Elle réapparait, puis ressort, le temps de déclarer) Ah, que je suis heureuse, ce matin, si heureuse ! (Elle sort.) ERIKA (à la Baronne) Tu as compris ? LA BARONNE Tu dois parler, ou tu le perds. ERIKA Je veux son amour, pas sa capture. LA BARONNE Même pour l’amour, on doit se battre. ERIKA N’est-ce pas à lui de le faire pour moi ? Vanessa ou moi, ça lui est égal. LA BARONNE Il a vu ton argent avant de voir tes yeux. ERIKA Pourtant, pourtant… Ses baisers cette nuit-là !.. comment oublier ses baisers ! Dis-moi, grand-mère, quel genre d’homme est-ce là? LA BARONNE C’est l’homme d’aujourd’hui : il ne voit que ce qu’on lui donne ; il choisira le plus facile. ERIKA (au désespoir) Pourquoi perdre mon temps alors ? alors que je me meurs d’amour ? (Anatol surgit dans la pièce principale, tandis qu’on voit le Pasteur et le Docteur en grande discussion dans le jardin d’hiver.) ANATOL Holà ! holà, sauvez-moi de leurs discussions. Entre un ministre et un docteur, on sombre à coup sûr corps et âme ! ERIKA Je dois te parler, Anatol. ANATOL (regardant en direction de la Baronne) Quoi ?.. Ici ? ERIKA Elle est au courant de tout ; c’est une tombe, comme ma propre conscience. ANATOL Qu’y a-t-il donc ? ERIKA C’est vrai ce que tu as dit à Vanessa ce matin ? ANATOL Ce matin ? moi ? ERIKA Arrête de mentir ! ANATOL Ah, ah, le petit sphinx réclame des réponses. 37 ERIKA Ah, tu as bien peu à offrir ! Je voulais que l’amour m’aveugle, et je ne te vois que trop bien. ANATOL Alors, quelle est ta réponse ? (Vanessa, habillée pour l’église, surgit dans la pièce.) VANESSA Me voilà, dépêchons-nous, ne faisons pas attendre ce pauvre Pasteur. (Elle tire un cordon puis s’approche de La Baronne) Voici votre châle, Mère, et votre bréviaire. Docteur, lui donnez-vous le bras ? (Entre le Majordome.) LE DOCTEUR Oui, madame la Baronne. VANESSA Envoyez les domestiques à la Chapelle. Erika, pas encore prête ? ERIKA Ne m’attendez pas, Tante Vanessa ; je vous rejoindrai plus tard. (La Baronne a mis son châle. Une femme de service lui a apporté des gants et un bonnet à cordon. La baronne les chausse, aidée par la bonne.) VANESSA Vous êtes prête ? (On entend sonner les cloches de l’office. La Baronne s’est levée de sa chaise : elle donne le bras au Docteur et marche en direction du jardin d’hiver où une groupe de domestiques attend. Elle se retourne, vers Erika, puis continue son chemin. Le Docteur et la Baronne s’arrêtent à la porte du jardin d’hiver.) LE DOCTEUR Même à votre vieux Docteur vous refusez de parler. Comment l’appellerez-vous quand viendra l’heure ? (Le Docteur et la Baronne sortent) ANATOL (offrant le bras à Vanessa) Puis-je prendre votre bras, Baronne ? VANESSA Appelez-moi seulement Vanessa. (Les deux couples sortent du jardin d’hiver, et disparaissent en direction de la chapelle sous les saluts des domestiques qui les suivent. Erika, restée seule arpente la pièce en proie à une grande angoisse. Elle s’arrête devant un des miroirs et le dévoile lentement ; elle enlève le crêpe d’un second. Elle prend une chaise, va vers la cheminée, monte sur la chaise et dévoile le tableau qui trône au-dessus de l’âtre, révélant un grand portrait de Vanessa en robe de bal, dans tout l’éclat de sa jeunesse. Elle descend de la chaise et regarde fixement le portrait. On entend, venu de dehors, des bribes d’un premier Hymne religieux. Erika hésite à partir. Une bonne lui apporte sa cape ; elle la renvoie.) HYMNE (au loin, dans la chapelle) Matin de joie et de lumière, Ton amour est notre salut ; Unissons nos voies en prière. Le cœur tremblant nous sourions, Nous chantons l’éclat de ton nom : Toutes nos peurs par la nuit bues, Célébrons le jour rayonnant, Car la joie qui naît de tes larmes Rempli nos cœurs de tous les charmes Et nous rend heureux et confiants. Amen. ERIKA (hurlant en direction du jardin) Non, Anatol, ma réponse est non. Sois donc à Vanessa, Elle, qui, pour si peu Attendit si longtemps ! (Elle s’effondre sur le sofa dans des pleurs hystériques.) ACTE III Le soir de la Saint-Sylvestre. Le hall d’entrée de la demeure. A droite, un escalier qui mène aux chambres à l’étage. Au fond une ouverture en arche, très large par laquelle on aperçoit une partie de la salle de bal. A gauche l’entrée principale du manoir. Au lever de rideau le hall est vide ; seul Nicholas, le Majordome arrange les manteaux de fourrure, les étoles, les chapeaux sur un portemanteau, à plat, et un Valet de pied, qui se tient à l’entrée de la salle de bal. On aperçoit des couples qui dansent au son d’un orchestre invisible. Après quelques secondes, le timbre de la porte d’entrée retentit ; Nicholas ouvre et aide un couple de retardataires à disposer de leurs vêtements d’extérieur. VALET DE PIED Le comte et la comtesse d’Albany. MAJORDOME Tout le monde est là ou presque. Va aider à l’intérieur. Je surveille l’entrée. (Comme le Valet de pied disparaît, Nicholas s’approche du porte-manteau où pendent les fourrures, et frotte sa joue contre un des manteaux avec un profond soupir.) Ah, ces jolies fourrures… si douces, si bien parfumées. Tout ce que je ne connaîtrai jamais de telles femmes… (Le Docteur, un peu ivre, sort de la salle de bal, un verre de champagne dans chaque main. Il regarde Nicholas avec étonnement.) 38 VANESSA Docteur, allez-y je vous prie. Elle ne veut pas m’ouvrir, ni répondre. LE DOCTEUR Je vais voir ce que je peux faire. (montant l’escalier et se parlant à lui-même dans son essoufflement) « Docteur, cher Docteur, non pas si vite cher Docteur ! » (Entre Anatol, il vient de la salle de bal.) ANATOL Enfin je te trouve, ma Vanessa, mon Ariane. (Vanessa s’assoit sur les marches et se couvre le visage de ses mains comme si elle allait pleurer.) Qu’est-ce qui te retenait ? Qu’y a-t-il, Vanessa ? VANESSA Je suis si faible Anatol, et j’ai peur. ANATOL Peu de quoi, mon amour ? VANESSA (avec une colère soudaine) Pourquoi ces deux-là ne veulent-elles pas descendre ? Perchées sur leur séant comme des harpies qui couvent Prêtes à se jeter sur une charogne. ANATOL N’aies pas peur, Erika viendra, je le sais, elle me l’a promis. VANESSA Pourquoi bâtir alors ce mur de silence autour de mon bonheur ? ANATOL Oublie, oublie, je t’aime mieux quand tu oublies, souris. VANESSA Qu’y a-t-il que j’ignore ? Me serai-je trompé, pendant vingt ans ? Y a-t-il quelque-chose que tu me caches, Anatol? ANATOL Fruit d’amour, cœur amer, Vanessa. N’y mords pas trop fort, Vanessa. Sans questions sur le passé Qui se nourrit du passé ne reçoit que leurres. Forge un amour neuf Qui renaît sans cesse, Vanessa, Le mien est tout neuf. VANESSA Fruit d’amour, cœur amer, Anatol. Laisse-moi goûter l’amertume avec toi. Je n’en prendrai pas beaucoup Pourvu que tu donnes tout, Oui que tu donnes tout Mon amour ne peut naître Croître ni cesser d’être Il n’a ni temps ni heure. LE DOCTEUR Eh, mon gaillard ! tu avais donc une âme ! Quelle soirée, quelles femmes, quel champagne ! Qu’est-ce que je fais avec deux verres ? J’en portais sans doute un à une belle lady ; mais à qui ? Tant pis… (Il boit lui-même les deux verres.) Je n’aurais pas dû être docteur, Nicholas. Un galant homme, un poète, ça c’est tout moi. Un corps nu, qu’est-ce là pour un docteur ? On en voit tous les jours. Mais, sous un chandelier, avec la bonne musique, le bon parfum, un seul bras nu, une épaule… Oh ciel, je perds la tête ! M’avez-vous vu danser avec Mademoiselle Doriat ? Elle n’est plus si jeune, c’est certain, un peu en chair, peut-être, un peu grande pour moi. Mais oh, le pied si léger, si douce, si blonde. Tra la la la la… « Docteur, cher Docteur, non pas si vite cher Docteur ! » Son foulard bleu qui me caresse… Sa poitrine qui bat sous mon menton… « Docteur, cher Docteur, non pas si vite cher Docteur !.. » (Il titube ) Oh là là, je dois cesser de boire. Je dois annoncer leur mariage. Oui, Nicholas, oui, ils ont choisi le vieux médecin de famille pour livrer la nouvelle. C’est trop charmant… vraiment touchant. (Il tâte ses poches) Seigneur, où est donc mon discours ? Je n’aurai pas dû boire autant, je vais tout mélanger. Auriez-vous un peigne à me prêter Nicholas ? (Pendant qu’il se repeigne face à un miroir ; Vanessa entre, resplendissante dans sa robe de bal, l’air nerveux et agité. Nicholas se retire pendant la conversation suivante.) VANESSA (au Docteur) Vous voilà ! LE DOCTEUR Oui, oui, je suis prêt. Pas d’inquiétude, je le sais par cœur. (commençant à déclamer) Mesdames et Messieurs… VANESSA (l’interrompant) Oh taisez-vous ? Vous ne voyez pas mon inquiétude ? Elles ne descendent pas. LE DOCTEUR Zut alors. Nous ferons l’annonce sans eux. VANESSA Ça ne me surprend pas de Mère, mais Erika… Pourquoi ? Que dirons les gens… ma propre nièce… LE DOCTEUR Un peu timide, un peu timide, c’est tout. 39 ANATOL A tes questions Répond un baiser de mes lèvres VANESSA Ah, un baiser, c’est peu de mots ANATOL Je n’ai pas demandé qui tu attendais Le soir de notre rencontre, ce premier soir VANESSA Toi seul Anatol, toi seul, mon amour. ANATOL Non Vanessa, car je suis né ce soir-là. VANESSA Toi seul Anatol, toi seul Comme un phénix ardent en vol Né des cendres de mes rêves morts. ANATOL Dispersons ces cendres dans le vent, Vanessa Vole à mes côtés, Vanessa VANESSA (dans un baiser) Je te suis, je te suis, pour toujours. LE DOCTEUR (descendant les escaliers) Pas de quoi s’inquiéter, un peu timide peut-être. Elle descendra, dit-elle, plus tard. VANESSA Ah, bien procédons : nous ne pouvons plus attendre. (Au Majordome qui se tient près de la porte) Faites entrer nos gens ; qu’il restent près de l’entrée. Ils pourront commencer à danser après l’annonce. (Elle rentre dans la salle de bal.) ANATOL (au Docteur, tout en suivant Vanessa) Qu’a-t-elle dit vraiment ? LE DOCTEUR Elle ne m’a pas parlé. (Tous entrent dans la salle de bal. Un groupe de paysans, conduit par le Majordome, traverse le hall, formant un mur compact, dos au public. Musique au loin. Soudain, Erika apparaît au sommet de l’escalier, dans une robe de bal immaculée, tentant désespérément de trouver une contenance. Après un instant d’hésitation elle commence à descendre. La musique de la salle de bal s’éteint ; on n’entend plus que la rumeur des conversations.) LA VOIX DU DOCTEUR Silence, faites tous silence, s’il vous plait. (En entendant la voix du docteur, Erika s’arrête net, au milieu des escaliers, comme saisie d’un malaise. Elle porte les mains à son ventre.) Mesdames et Messieurs, J’ai l’honneur , en tant que le plus vieil ami de cette noble famille, qui des années durant, nous a montré l’exemple de ce qui représente les meilleures traditions de ce pays, d’annoncer le prochain mariage de notre chère baronne Vanessa von… (Erika, toujours dans l’escalier, défaille. Une bouffée de musique couvre les derniers mots du Docteur. Quand la musique cesse, on entend des applaudissements.) Maintenant, portons un toast, à cet heureux couple. CHŒUR (dans la salle de bal) Prosit ! A votre santé ! (Au moment où l’orchestre commence une danse campagnarde, les paysans rentrent dans la salle et commencent à danser ; on ne les voit que par instant. Tandis que les danses s’organisent, le Majordome pénètre dans le hall, venant de la salle de bal. En voyant Erika, il court vers l’escalier.) MAJORDOME Mademoiselle, mademoiselle ! (Il l’agite, gentiment) Répondez-moi ! Qu’est-ce qui se passe ? ERIKA (reprenant conscience) Oh, ce n’est rien, rien… vraiment. MAJORDOME Faut-il aller chercher le docteur ? ERIKA Non, s’il vous plait ne dites rien à personne. Je vais descendre. MAJORDOME (l’aidant à se relever) Puis-je vous apporter quelque chose ? ERIKA Non, merci, laissez-moi, je désire rester seule. (Le Majordome la laisse, à contre-cœur. Continuant à se tenir le ventre) Son enfant, son enfant ! Il ne peut pas naître. Il ne doit pas naître. ( Elle descend lentement le reste de l’escalier, avance jusqu’à la porte d’entrée, l’ouvre et s’enfuit dans la nuit. On entend le bruit du vent dehors. Dans la salle de bal, les danses se poursuivent, un couple de danseur s’égare par instant dans le hall. Après un moment, la Baronne, échevelée, en robe de chambre, apparaît au sommet de l’escalier.) LA BARONNE Erika, Erika ! (elle commence à descendre) C’était toi, Erika ? J’ai cru entendre tes pas dans la neige ; j’ai peur. Oh si seulement je pouvais appeler quelqu’un ! (Elle va vers la porte ouverte, regarde à l’extérieur, ses cheveux défaits s’agitent dans le vent. Elle crie dans la nuit) Erika, Erika ! (Les danses continuent. Vent et neige à l’extérieur. On aperçoit brièvement Anatol et Vanessa qui dansent.) ACTE IV Scène 1 La chambre d’Erika. Quelques heures plus tard. Sur la droite, une petite alcôve, dans laquelle on devine une partie du lit. C’est l’aube. La Baronne est assise 40 maison. VANESSA Vous croyez que… LE DOCTEUR Oui, ils la portent, ils l’ont trouvée ! (il sort en courant) VANESSA (ouvrant la fenêtre, crie) Anatol, Anatol, est-elle en vie ? (Elle attend une réponse, puis referme lentement la fenêtre, s’y appuyant pour ne pas tomber. La Baronne, qui s’est levée, l’implore du regard.) Oui, oui, elle est vivante ; Dieu merci, oh merci mon Dieu ! (La porte de la chambre s’ouvre, Erika est portée par Anatol et un groupe de paysans, suivis du Docteur. Ils la déposent sur le lit dans l’alcôve, elle porte toujours sa robe de bal.) LE DOCTEUR Là, là, tous doux. VANESSA Docteur, comment va-t-elle ? LE DOCTEUR Je crois que tout va bien. (A Anatol) Faites-les tous sortir. ANATOL (au groupe de paysans) Mieux vaut vous en aller. Merci à tous. Il y a du vin en bas, et un bon feu dans la cuisine. (Les paysans sortent sur la pointe des pieds. Le Docteur reste dans l’alcôve avec Vanessa. La Baronne, qui est restée à l’écart du groupe, regagne sa place près du feu.) VANESSA (sortant de l’alcôve et s’appuyant sur Anatol qui l’embrasse tendrement) Oh, j’ai eu si peur ! Anatol, Anatol… (elle fond en larmes) ANATOL Pauvre Vanessa, quelle nuit interminable ! Viens dans mes bras mon amour. Oui, pleure, pleure dans mes bras. VANESSA Où l’avez-vous trouvée ? ANATOL Sur le chemin du lac, Cachée au creux d’un ravin Un oiseau blessé. Elle a dû tomber Sa robe blanche était déchirée, Tachée de sang. Elle gisait là dans la neige Comme une rose de Noël ; Le froid avait givré son beau visage Dans un noir et lourd sommeil. Le bruit sourd de son cœur Semblait un muet signal venu d’un autre monde. Je l’ai soulevée dans mes bras, Serrée sur ma poitrine. J’ai dit son nom ; devant une petite cheminée, dos tournée au public. Le Docteur se tient près d’une fenêtre, scrutant l’extérieur avec angoisse. Vanessa, en robe de chambre, fait les cent pas avec nervosité. A l’extérieur, cris, appels et aboiements de chiens. VANESSA Pourquoi personne ne m’a-t-il prévenu ? Tout le monde était-il aussi aveuglé que moi pour ne pas lire la tristesse sur son visage. (Elle écoute les hurlements des chiens dans le lointain.) Le jour va se lever, ils ne l’ont pas trouvée. Erika, Erika pourquoi as-tu agi ainsi ? (Au Docteur) Vous êtes son docteur et son ami depuis toujours. Comment se fait-il que vous n’ayez rien vu ? LE DOCTEUR J’ai toujours su que j’étais un mauvais docteur, je sais maintenant que je suis un mauvais poète, car je n’ai pas appris à lire le cœur humain. VANESSA (se tournant brusquement vers la Baronne) Et vous, certainement vous savez quelque chose. Oui, c’est vrai, vous ne direz rien. Que vous ai-je fait pour devoir supporter votre absurde silence ? Oh, je vous haïrais si vous n’étiez ma mère. LE DOCTEUR Ne dites pas ça. VANESSA Pourquoi ne la trouve-t-on pas ? Tout le village est à sa recherche. LE DOCTEUR Elle n’a pas pu s’en aller loin avec ce froid glacial. VANESSA Et s’ils la trouvent, et qu’elle soit morte ! LE DOCTEUR Allons, allons, pas de conclusions hâtives, cessez de désespérer. Tout est peut-être bien moins grave. Ils n’ont pas trouvé trace de ses pas dans la neige près du lac, et la glace n’était pas brisée. VANESSA Quoi les pires douleurs viennent De ceux que nous aimons le plus ? Erika, Erika, ma douce Erika, Qu’as-tu fait, pourquoi ? Toi plus sauvage que la colombe des bois, Toi plus humble qu’une rose ? Toi que j’aime Erika, que j’ai toujours aimée Comme la chair de ma chair, ma propre fille. Briser mon cœur, ce soir Alors qu’il battait à nouveau ? Reviens, reviens Erika ! LE DOCTEUR (avec excitation) Là, voyez !.. un groupe d’homme vient vers la 41 Vanessa et Anatol qui marchaient déjà vers l’alcôve.) Non, pas encore, elle veut rester seule avec sa grand-mère. VANESSA Pourquoi ? LE DOCTEUR Allons, allons, il ne faut pas la contrarier. (Il les conduit gentiment à la porte, qu’il referme derrière eux. Un long silence. La Baronne, seule devant le feu n’a toujours pas bougé.) ERIKA (dans l’alcôve) Grand-mère ! LA BARONNE Oui, Erika. ERIKA Est-ce qu’il savent ? LA BARONNE Je l’ignore. Ils se mentent à eux-mêmes et l’un à l’autre. ERIKA C’est bien. LA BARONNE … et ton enfant ? ERIKA Il ne naîtra pas, Dieu merci, il ne naîtra pas. (La Baronne se lève et marche lentement vers la porte.) Grand-mère, pourquoi me laisses-tu ? (Sans répondre, La Baronne quitte la pièce. Erika restée dans l’alcôve appelle) Grand-mère, Grand-mère, réponds-moi ! Alors elle a soupiré. VANESSA (au Docteur qui sort de l’alcôve) Comment va-t-elle ? LE DOCTEUR Laissez-moi seul avec elle, elle n’est pas prête à vous voir ; (Tandis que le Docteur regagne l’alcôve, Vanessa et Anatol se déplacent à l’opposé de la scène et s’assoient sur un petit canapé.) VANESSA (avec une expression tourmentée) Anatol… ANATOL Oui, Vanessa. VANESSA (lui prenant la main) Anatol, dis-moi la vérité ! ANATOL Oui, Vanessa. VANESSA Sais-tu pourquoi elle a fait cette chose étrange ? ANATOL Comment saurais-je ? VANESSA Anatol, ne me mens pas. Regarde-moi droit dans les yeux. Est-ce qu’elle t’aime ? ANATOL Je suis certain d’une chose : elle ne m’aime pas. VANESSA Jure-le ! ANATOL Je le jure. VANESSA Comment le sais-tu ? ANATOL N’ai-je pas su que tu m’aimais, avant même que tu parles ? Erika, elle, m’a jugé, avant d’avoir appris à aimer. VANESSA Puis-je te croire ? ANATOL Demande à Erika ; elle ne ment jamais. VANESSA Arrache-moi à cette maison, Anatol ; il faut partir vite ! Car le chagrin des autres dresse des murs sombres entre nos cœurs. Aide-moi à arracher ces liens, à prendre enfin mon vol ! ANATOL Oui, Vanessa, chaque jour d’attente t’ancre un peu plus dans le passé. Abrite-toi dans mon amour. Court est le jour des dupes, et court le jour des fous. Abrite-toi dans mon amour : dupes et fous savent seuls voler ! LE DOCTEUR (sortant de l’alcôve) Plus d’inquiétude, elle ira bien. (Il barre la route à Intermezzo - Scène 2 Le salon de l’acte I. Deux semaines plus tard. La Baronne se tient à sa place habituelle ; Anatol, en costume de voyage, et le Docteur conversent devant la porte-fenêtre qui ouvre sur le jardin. Il neige dehors. La porte en fond de scène est ouverte. On aperçoit l’agitation dans le hall, les domestiques qui montent et descendent les escaliers, portant des sacs et des malles. ANATOL Le temps que nous arrivions à Paris, la maison sera prête. LE DOCTEUR Ah, dire que vous allez vivre à Paris. Vous allez me manquer tous les deux ! ANATOL Vous nous manquerez aussi, cher ami. LE DOCTEUR Je sais que vous formerez un couple heureux. ANATOL Oui, nous aurons une très belle maison à Paris (Vanessa, en costume de voyage et portant un chapeau à voilette entre dans la pièce.) 42 ERIKA Sois sans craintes, Tante Vanessa. Ce sera comme si tu étais là. VANESSA Erika, avant de partir, tu dois me dire la vérité sur cette nuit. ERIKA Je t’ai dit la vérité, tante Vanessa. VANESSA Non, tu me caches quelque chose, et je dois savoir. Je ne peux vivre avec cette épine au cœur. ERIKA Pas de raison, c’était une bêtise : la fin de ma jeunesse. (Une pause.) VANESSA Dis-moi, Erika était-ce à cause d’Anatol ? ERIKA Anatol, oh non, non ! VANESSA Jure ! ERIKA Je le jure. VANESSA Alors, pourquoi ? tu me tourmentes, Erika. ERIKA Tu rirais si je le disais, comme j’ai ri depuis. VANESSA Pourquoi ? ERIKA Je croyais aimer quelqu’un qui ne m’aimait pas. VANESSA Mais qui, le jeune Pasteur peut-être ? le gardechasse ? ERIKA A quoi bon savoir, c’était une bêtise, et c’est fini. VANESSA Ce n’était pas un homme pour toi ! ERIKA J’en suis sûre maintenant : ce n’était pas un homme pour moi. ANATOL (Il entre) Dépêche-toi si tu veux arriver à la gare avant la nuit. (Vanessa regagne le hall où l’attend un groupe de domestiques pour les adieux.) VANESSA (à une bonne) Apportez-moi mes affaires, Clara. (Elle l’embrasse.) Oh ne pleurez pas, mon enfant. (Elle dit un mot à tous les domestiques, qui, tout à tour, lui baisent la main) ANATOL (qui est resté près d’Erika dans le salon) Il fut un temps, Erika, où j’ai cru que c’était avec toi que je quitterai cette maison. ERIKA Oublie-moi. Rends-la heureuse, Anatol. Souvienstoi qu’elle t’aime comme je ne t’eusse jamais aimé. (Vanessa revient, suivie par le docteur.) VANESSA Je suis presque prête. ANATOL (en l’embrassant) Comme tu es jolie ! VANESSA Assure-toi qu’ils ont mis tous les bagages dans le traîneau et qu’il fassent attention aux cartons à chapeaux. (Elle sort dans le hall avec Anatol pour superviser le chargement des sacs et des malles.) LE DOCTEUR (l’air pensif) Pour tout amour il est un chant d’adieux Pour tout jour décisif un salon vide Nombreux les enfants que j’ai aidé à naître Aucun d’eux ne remplace ceux qui s’en vont. Toi qui fus une enfant, Vanessa T’en souviens-tu…les rhumes Les oreillons, la scarlatine ? Toutes ces fois où j’ai baisé tes joues brûlantes, Battus les nains méchants tout autour de ton lit ! Te souviendras-tu du vieux docteur parfois ? Quand ton cœur affolé t’emportes loin de moi, si loin ? (Vanessa rentre dans la pièce, suivie d’Erika, vêtue d’une simple robe noire : elle est pâle et tendue.) VANESSA (au Docteur) Et vous, mon ami, sur quoi marmonnez-vous ? LE DOCTEUR (la voix chargée de larmes) Oh, très chère, j’aurais voulu vous dire… VANESSA Oui, oui Docteur, allez aider Anatol. (Elle l’emmène vers la porte qu’elle referme sur lui) Erika, assiedstoi près de moi. Maintenant que je suis mariée et que je pars pour Paris, qui peut dire quand nous nous reverrons ! Tu peux vivre ici aussi longtemps que tu voudras ; la maison, je te l’ai dit est à toi par testament ; ne le dis pas à Anatol s’il te plaît. ERIKA Non . VANESSA Nous serons absents des années. Peut-être pour toujours. ERIKA Je veux rester. Je n’ai pas peur VAESSA Tu es trop jeune pour rester seule ici. ERIKA Tu étais jeune aussi quand tu revins ici. VANESSA Oh, mais c’était différent. ERIKA Quelqu’un doit prendre ta place. (Elle regarde la Baronne) On ne peut pas la laisser seule. VANESSA Je ne t’oublierai jamais. Prends soins des azalées et des perruches, et n’oublie pas… 43 VANESSA Laissez-moi regarder une dernière fois. Qui sait si je reverrai ces lieux ! (Elle regarde le jardin par la vitre. Long silence.) TOUS (Quintette) Laisser, partir, Trouver, chérir, Rester, attendre, Rêver, reprendre, Pleurer, se souvenir. Aimer c’est tout cela, Rien de ça n’est aimer. Le bleu n’est pas le ciel Ni la vague la mer. ANATOL Laisser, partir… LES AUTRES Ah Anatol, bien dure à gravir La route de retour du remords ! VANESSA Trouver, chérir… LES AUTRES Pauvre Vanessa, mourir ainsi, sans rien tenir ! ERIKA Rester, attendre… LES AUTRES Erika, Erika, n’embrasser qu’un pâle imposteur ! LE DOCTEUR, LA BARONNE Pleurer, se rendre… LES AUTRES Et vous, vieux amis, que la mort vous emporte Avant que le clair souvenir ferme la porte ! VANESSA Adieu, Erika. (Elle l’embrasse.) ERIKA Adieu, sois heureuse, Tante Vanessa, je t’en prie. VANESSA Adieu, ma mère. (Elle embrasse la Baronne.) ANATOL Adieu, Erika, quand je te reverrai, peut-être saurastu sourire. ERIKA J’espère que tu sauras toujours sourire quand je te reverrai. Adieu, Anatol. LE DOCTEUR Adieu, adieu, enfants chéris ! VANESSA S’il vous plait, pas de larmes. Prenez le traîneau avec nous, nous vous laisserons au village. ERIKA Je vous ferai signe d’ici. (Vanessa, Anatol et le Docteur quittent la pièce. Erika ferme la porte, elle est seule avec la Baronne. Elle va à la fenêtre et regarde la neige. On voit qu’elle fait un effort désespéré pour contenir l’angoisse qui la terrasse. Au départ du traîneau elle trouve à peine la force de lever la main pour faire signe « au revoir ».) ERIKA (dans un cri) Anatol, Anatol ! (Elle s’effondre sur une chaise, se prend la tête dans les mains.) Non, plus jamais je ne dois prononcer ce nom. Heureux ceux qui ont la volonté de croire. Pensestu qu’elle m’ait vraiment crue ? (Pause) Grand-mère ? (Pause) Oh, j’ai oublié que tu ne me parlais plus non plus (Elle se lève et sonne.) Je suis seule pour de bon ! (Entre le Majordome) Voulez-vous voiler de nouveau tous les miroirs de la maison. MAJORDOME (surpris) Comment, Mademoiselle ? ERIKA Oui, tout comme avant. (Elle ouvre un tiroir dont elle tire des crêpes) Commencez avec ceux-ci. (Pendant que le Majordome atterré commence à voiler les miroirs, elle tire les rideaux des fenêtres.) A partir d’aujourd’hui je ne recevrai plus de visiteurs. Prévenez le gardien que les portes du domaines doivent rester verrouillées nuit et jour. Merci. (Le Majordome sort. Erika s’assoit devant le feu, à côté de sa Grand-mère.) Ah, cela est bien. C’est maintenant mon tour d’attendre. FIN 44 Barber dans les dernière années de sa vie Vanessa de Samuel Barber L’animation concernant la présentation de Vanessa aura lieu le samedi 15 mars 2014 à 15h30, salle Ambroise-Thomas de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole. Jean-Pierre Pister, Agrégé d’Histoire, Professeur de Chaire supérieure honoraire, assurera la conférence. Entrée libre. Les représentations de l’opéra Vanessa auront lieu les vendredi 21 mars 2014 à 20h, dimanche 23 mars 2014 à 15h et mardi 25 mars 2014 à 20h. Une demi-heure avant chaque représentation, un « amuse-bouche », brève présentation de l’œuvre, a lieu dans la salle Ambroise-Thomas. Entrée libre. Opéra en quatre actes Livret de Gian Carlo Menotti La distribution Nouvelle production de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole En coproduction avec le Théâtre Roger Barat d’Herblay Direction musicale : David T. Heusel Mise en scène : Bérénice Collet* Scénographie et costumes : Christophe Ouvrard* Chorégraphie : Anne Minetti* Lumières : Alexandre Ursini* Vanessa, Soula Parassidis* La Baronne Hélène Delavault* Le Docteur, Matthieu Lécroart Erika, Mireille Lebel Anatol, Jonathan Boyd* Chœur et Ballet de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole Orchestre National de Lorraine * Pour la première fois à l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole Couverture : Directeurs de la publication : Paysage nordique en hiver Jean-Pierre Vidit, président et Danielle Pister, première vice-présidente Adresse postale du Cercle Lyrique de Metz : B.P. 90261 - 57006 Metz Cedex 1 Adresse du site : www.associationlyriquemetz.com Email : [email protected] Composition graphique et impression : Co.J.Fa. Metz tél. 03 87 69 04 90 [email protected].