Virtuoses du verbe

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Virtuoses du verbe
Par Alicia Dorey
Les Trois Coups
Rarement le langage n’aura été traité avec autant d’intelligence, d’humour et
d’éloquence que dans cette « Encyclopédie de la parole » de Joris Lacoste.
Dans ce deuxième opus des Suites chorales, le Français Joris Lacoste entre en action.
Alors que Suite no 1 était une succession de paroles ordinaires, Suite no 2 porte sur un
ensemble de déclarations, banales ou étonnantes, dont l’agencement relève du pur
génie. Voilà plus de huit ans que l’artiste collecte çà et là des enregistrements vocaux,
triés et organisés en fonction de différents axes de recherche préétablis. Une
cohérence d’ensemble qui se révèle parfois complexe : ces messages ne font pas que
coexister sur scène, ils entrent en résonance les uns avec les autres, créant une forme
de conversation résolument inédite.
Le discours improvisé d’un S.D.F. dans le métro, la dispute mémorable d’une cliente
avec le service après-vente d’un opérateur de téléphonie à Bogota, la déclaration
d’amour d’un musulman à sa dulcinée polonaise, le cri de protestation d’un opposant
politique au régime de Bachar el‑Assad, le speech soporifique d’un chef d’entreprise
japonais sur la performance de ses employés, l’adresse surprenante d’un homme à une
autruche derrière les grilles d’un zoo, les remontrances d’une mère face à la prétendue
ingratitude de son fils homosexuel… Au total, non moins de quatorze langues
différentes seront entendues sur scène, et au moins autant d’accents. La simultanéité
des discours nous donne le vertige, car nous réalisons l’insignifiance de notre propre
parole, perdue au milieu de toutes les autres. On se laisse gagner par la nostalgie, le
ressentiment ou le chagrin, avant qu’un fou rire ne vienne tout balayer.
Quand le son l’emporte sur le sens
Progressivement, notre pensée s’organise au gré des associations d’idées : le discoursfleuve du ministre de l’Économie portugais nous rappelle la lenteur quelque peu
anesthésiante des trois volets des Mille et Une Nuits de Miguel Gomes ; le message
laissé sur un répondeur au beau milieu de la nuit nous ramène à des sentiments déjà
ressentis par le passé ; les derniers mots du pilote avant le crash d’un avion font naître
parmi les spectateurs une angoisse diffuse… Peu importe si nous échouons à tout lire
et à tout comprendre, car l’essentiel réside davantage dans les formes que prennent
ces différents sons que dans leur véritable signification. Silences, intonations et
fléchissements de la langue sont autant de moyens d’interpréter cette polyphonie de
discours. On se laisse porter par le flot de paroles des cinq comédiens qui se tiennent
devant nous en authentiques virtuoses du verbe, et accompagnent leur scansion
d’une gestuelle proche de celle d’un chef d’orchestre. En découle une expérience de
spectateur tout à fait singulière, où chacun est libre d’écouter ce que bon lui semble.
On se concentre sur une voix avant d’en préférer une autre. On ne rit pas à l’unisson,
mais en décalé : pendant cette heure et demie de représentation, nous devenons le
miroir cacophonique d’un spectacle de pur génie. ¶
Alicia Dorey
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