Islam et modernité
l'avait fait Spinoza. J. E. Al-Afghani lui répond fermement dans son opuscule « Réfutations des matérialistes » (6). Le
débat se poursuit, en terre arabe cette fois, notamment suite à la défense des idées de Darwin, par Chibli Chmeil
(1860-1917). Une seconde polémique oppose Farah Anton (1874-1922) à Mohamed Abdoh (1849-1905). F. Anton
est un libanais de confession chrétienne, établi au Caire. Il défend un scientisme et un laïcisme, nécessaires au
progrès. La réplique lui vient du disciple de Al-Afghani, M. Abdoh, et dans des termes similaires a ceux du maître.
Aujourd'hui encore, l'un des débats qui agite les Musulmans, est le rapport entre foi, raison et science.
Ensuite, la société, disons plutôt la communauté, perd son unité. Certes, jusqu'à l'avènement du colonialisme la
société était divisée, selon les paradigmes du grand philosophe de l'histoire Ibn Khaldun, en société bédouine et
société urbaine (7). Ou encore, selon le paradigme de Gellner, l'islam était scindé en deux islams : l'islam bédouin et
populaire, extatique et magique, marqué par les confréries, le culte des saints, l'allégeance aux marabouts, mais
aussi de la révolte permanente contre le pouvoir central ; et l'islam urbain et officiel, rationnel individualiste,
représenté par des ulémas, consacrés au fiqh et adeptes de l'obéissance au prince. Cet islam connaissait aussi la
hiérarchie de facto entre les nobles et la masse ; et au sein même des élites, selon les époques et les dynasties,
l'ordre social se nourrissait de subdivision s : l'appartenance familiale ou tribale, l'aristocratie militaire, les gens du
savoir, les ulémas, les propriétaires terriens et les gens de métier. Cependant, l'unité l'emportait à travers la
construction d'un lien social saturé par l'effet unificateur de la religion, aussi bien que par l'unité fonctionnelle des
forces solidaires (les assabiya) qui unissaient l'élite du pouvoir à celle du savoir. Mais encore, la religion dessinait les
frontières communautaires et sociales. A l'intérieur de la communauté islamique, l'Umma (la communauté religieuse)
ne réunissait que les Musulmans, tous tenus égaux devant Dieu. Quand aux non Musulmans (juifs, chrétiens et
assimilés), ils jouissaient du statut légal de « protégés » : ils étaient des dhimmis, sous la tutelle de l'islam, un statu
d'infériorité marquée par une triple règle : l'autonomie de leur organisation religieuse interne, la soumission et le
payement de la taxe de capitation. Entre Musulmans, les hommes libres étaient également supérieurs aux esclaves
et les hommes, aux femmes. Le fait colonial, d'une part, érode l'unité et approfondit les dualismes : l'État patrimonial
est relié ou supplanté par le pouvoir colonial ; le secteur traditionnel est menacé par le secteur capitaliste ; les élites
passéistes rentrent en concurrence avec les élites modernistes, aux écoles coraniques se superposent les écoles
laïques, etc. Du coup la représentation de soi et le rapport au monde se modifient : apparition de la catégorie
d'individu, désormais moins subordonné à l'unité ethno-religieuse du clan, de la tribu et de l'Umma ; apparition du
paradigme de productivité dans la mesure où l'homme idéal n'est plus automatiquement le Cheikh ou l'homme
d'origine nobiliaire mais peut être aussi le travailleur, le créateur de richesses, le médecin, l'avocat, le technicien ;
apparition de la notion de progrès (taqadûm) et le fait de se civiliser (tamadûn) qui vont servir de base à un
reclassement des civilisations en fonction de leur niveau de progrès. La communauté de l'islam, cet espace informe
de la religion, éclate au profit de la notion de patrie (al-watan), aux frontières plus précises, dont on commence à
faire l'éloge en Turquie, en Égypte, en Tunisie, en Syrie et ailleurs. On apprend que l'idée de watan (patrie) peut
reposer sur des éléments, tels que la terre, la langue et les moeurs que chaque contrée de l'islam commence à
creuser pour elle-même. Ce qui relativise le lien sacral de l'Umma tenu jusque là pour fondamental. La supériorité de
l'homme libre sur l'esclave est abolie, en Tunisie et en Turquie, bien avant la France et les États-Unis, vraiment sans
grande résistance, du fait que l'islam ne connaissait que l'esclavage domestique, contrairement à l'Occident où
l'esclavage était une institution économique. La supériorité du musulman sur le non musulman subit une blessure
narcissique lorsqu'il eut fallu déclarer que tous les habitants d'une contrée sont égaux devant la loi, l'impôt, le service
militaire et les mêmes droits à la sécurité et à la liberté, sans discrimination de religion ou de confessions. Ce qui fut
fait par les Réformes, les Tanzimat turques (1839 et 1854) et le pacte fondamental en Tunisie en 1857. Le pacte de
tolérance résiduelle classique qui régissait ce qu'on appelait le régime des Millet (confessions ou ethnies) devait, ce
faisant, céder la place au pacte de citoyenneté moderne. Il n'est pas jusqu'au statut intangible de la femme qui n'ait
pas été atteint par la contestation : est-elle la couche de l'homme ou son alter ego ? Jusqu'où peut aller son
émancipation souhaitée ? A-t-elle le droit à un statut égal et universel de conjoint ? A t-elle le droit libre et égal au
divorce, ou seulement à l'instruction et au travail ? Peut-elle sortir dans la rue et où se situe la limite de la décence ?
Et que dit la Loi ou qu'est-ce que l'homme lui a fait dire ? (8).Cela est désormais clair : la société est prise dans sa
positivité et traversée par de nouveaux partages insoupçonnés à l'âge médiéval.
Enfin, le pouvoir perd sa théorie. La pensée politique, léguée par le savoir classique, perd sa rationalité. A l'âge
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