Avant-propos Il n’est pas bon que l’écrivain joue au savant ni le savant à l’écrivain ; mais il n’est pas interdit à l’écrivain de savoir, ni au savant d’écrire. Jean Rostand L a science est pour tout le monde. Cette conviction est la source de ma motivation pour écrire ce livre. Je me pose des questions à caractère scientifique depuis l’âge de 10 ans et je pratique le métier de scientifique depuis 40 ans. Il me semble qu’il est temps de tenter, après tant d’années à baigner dans l’esprit et dans la pratique scientifiques, de dire ce que j’en pense dans l’espoir que quelques lecteurs y trouvent quelque lumière. « La science est pour tout le monde », dans le sens qu’elle devrait être au service du bonheur et de la qualité de la vie de tous les humains, mais aussi dans le sens que tout le monde peut com­prendre l’essence de la pensée scientifique et peut s’en servir dans sa vie quotidienne. La science appartient à toute l’huma­ nité, c’est peut-être la plus grande et la plus précieuse invention de l’esprit humain. Nous en avons de plus en plus besoin, à mesure que les problèmes auxquels nous faisons face sont plus nombreux, graves, pressants et complexes. J’ai écrit ce livre parce que, comme d’autres, je suis profondément convaincu que tout en étant une des rares « valeurs sûres » de nos sociétés actuelles, la science, pour notre plus grand péril, « reste méconnue dans ce qu’elle a de plus intime au niveau méthodologique » [11]1. Il me 1. Tous les chiffres entre crochets [ ] renvoient aux références à la fin de ce livre. Myste reSansMagieBON.indd 15 18/09/06 15:24:19 Mystère sans magie semble que de moins en moins de citoyens savent et apprécient ce qu’est la science, alors même qu’elle prend de plus en plus de place dans nos vies et qu’elle est de plus en plus vitale à notre survie. C’est un paradoxe dont il est urgent de sortir. J’ai écrit un livre que j’aurais pu comprendre et que j’aurais été heureux de lire il y a 40 ans. Plusieurs écrivent de nombreuses choses compliquées au sujet de la science. Il m’est arrivé à plu­­sieurs reprises de ne pas comprendre ce que je lisais à son sujet. J’en concluais alors, à tort ou à raison, que ces auteurs compli­­quaient inutilement, peut-être même volontairement, un sujet qu’ils ne connaissaient pas suffisamment pour en parler claire­ment. Ces auteurs, que je m’acharnais en vain à essayer de comprendre, étaient soit des philosophes, soit des sociologues ; ils étaient rarement des scientifiques professionnels. Ces derniers se contentent le plus souvent de faire de la science plutôt que de tenter d’analyser le métier qu’ils pratiquent. Étant un scientifique de métier, je crois avoir le droit et j’ai certainement le goût, de tenter de démystifier et de démythifier la science. J’offre ce livre à ceux qui ne liront ni Kuhn, ni Popper, ni Bachelard, ni Russell, ni les autres philosophes professionnels qui ont tenté de nous expliquer ce qu’est la science. Ainsi, je crois que très peu de gens vont acheter et lire le magnifique Diction­naire d’histoire et philosophie des sciences publié sous la direction de Dominique Lecourt en 1999 Combien de gens aux Presses Univer­sitaires de France [86]. se font abstraits pour La plupart des articles de ce livre sont lim­ paraître profonds. pides et éclairants, même pour un philo­ sophe profane et amateur comme moi. On Joseph Joubert y trouve tout de même quelques taches sombres, incompréhensibles sauf pour leur auteur peut-être. En voici un exemple (p. 639) qui fait apprécier la limpidité du reste de ce dictionnaire : « Popper refuse aussi le probabilisme à la Reichenbach. En effet, si l’argument en faveur du probabilisme repose sur l’inégalité exprimée par : p (h/eb) > p (h/b), mais que, par ailleurs, p (h/eb) = df [p(h)p(eb)] (p(eb)], on comprend que, bien que p (h/eb) > p (h/b) capture une intuition forte, la ­– xvi – Myste reSansMagieBON.indd 16 18/09/06 15:24:19 Avant-propos probabilité absolue p (h) (ou, si l’on préfère, pour des raisons techniques, p (h/T) où T est la tautologie) ne pourra jamais être inférieure à la probabilité relative p (h/eb). » Je ne doute pas de la valeur et de la logique de cet énoncé, mais j’ai écrit ce livre pour tous ceux qui s’intéressent à la philosophie des sciences et qui ne comprennent pas cette citation. Je ne la comprends pas non plus, même remise dans son contexte. La philosophie des sciences cherche simplement à répondre à la question : Comment savoir si ce qu’on croit savoir est vrai ? [107]. Je pense que, tout comme la science, la philosophie des sciences est pour tout le monde. Ce livre est ma modeste contri­ bution à rendre la pensée scientifique et la pensée sur la pensée scientifique accessibles à tous. De nombreux aspects importants de notre vie dépendent de plus en plus de technologies qui découlent de la science. C’est particulièrement vrai dans les domaines de l’énergie, des transports, des communications (Internet, téléphones portables), de l’alimentation (vache folle, OGM), de la santé (greffes d’organes, SIDA, médicaments à risque, bactéries résistantes aux anti­ biotiques), de la mort (euthanasie, acharnement thérapeutique), de la reproduction (clonage, reproduction assistée, contraception, viagra) et de l’environnement (pollution, surexploitation de la mer et des forêts, épuisement de l’eau douce, réchauffement de la planète). Pour arriver à se faire un jugement éclairé sur les nombreux enjeux soulevés tous les jours dans les médias sur ces questions, il faut savoir ce qu’est la science. C’est l’objectif de ce livre : dire la vérité sur la nature de la science. De nos jours, plus de gens connaissent l’astrologie que l’astro­­nomie, croient davantage aux phénomènes paranormaux qu’aux vérités scien­ti­fiques et connaissent plus de vedettes de la télévision que de chercheurs dont les idées et les découvertes influencent leur vie, parfois profondément. En soi, tout ça ne pose aucun problème. Cependant, comme l’a dit Jean Rostand : « … ce qui est grave ce n’est pas que tant de gens croient au paranormal, c’est qu’ils jugent de choses sérieuses avec des têtes qui croient au paranormal ». J’espère que ce livre aidera quiconque le désire – xvii – Myste reSansMagieBON.indd 17 18/09/06 15:24:20 Mystère sans magie à se former une tête qui connaît mieux la science pour ensuite mieux juger des choses sérieuses qui, de plus en plus et de plus en plus vite, bouleversent nos vies. Parmi tous les auteurs qui m’ont influencé, je veux en citer un seul ici : Peter Medawar. Ce scientifique professionnel (prix Nobel de médecine en 1960), m’a donné le goût de la philosophie des sciences. Il a publié quatre petits livres que j’ai lus pour la première fois il y a 20 ans et que j’ai relus avec autant de plaisir et de profit au cours de la dernière année (The art of the soluble, 1967 ; Induction and intuition in scientific thought, 1969 ; Advice to a young scientist, 1979 ; The limits of science, 1984). Ils ont entre 60 et 150 pages : quatre joyaux brillants et fertiles. Si mon livre brille à certains endroits, c’est que j’ai réussi à faire une pâle imitation de Medawar. Lisez le mien en premier, il souffrira moins de la comparaison avec Medawar. Ici, Medawar n’est qu’un exemple parmi les meilleurs. Au moment de déposer mon manuscrit chez l’éditeur j’étais troublé par tout ce que je n’y avais pas dit, par tout ce qui me semblait très important et que d’autres auteurs avaient eu l’intelligence de dire et beaucoup mieux que je n’aurais pu le faire. On trouve quelques exemples de ces paroles percutantes que j’admire et qui m’inspirent dans les citations que j’ai glanées au gré de mes lectures et que j’ai semées tout au long du livre. Les auteurs de ces perles sont des alliés que je recrute à ma cause pour signifier que plusieurs partagent certaines de mes vues. Avec eux je suis en excellente compagnie. J’espère ne pas trop ternir leur éclat par cette association que je leur impose. ­– xviii – Myste reSansMagieBON.indd 18 18/09/06 15:24:20