Décoloniser la philosophie : Sophie à l`ère de la mondialisation

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Décoloniser la philosophie : Sophie à
l’ère de la mondialisation
18/01/2014
Textes de base
« Exiger de l’homme la sagesse, en tant qu’elle est l’idée d’un usage pratique de la raison
qui soit parfait et conforme aux lois, c’est beaucoup trop demander ; mais même sous sa
forme la plus rudimentaire un homme ne peut pas l’inspirer à un autre ; chacun doit en
être l’auteur lui-même. Le précepte pour y parvenir comporte trois maximes directrices
: 1) penser par soi-même ; 2) se penser (dans la communication avec les hommes) à la
place de l’autre ; 3) penser toujours en accord avec soi-même »
Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1797.
« Avoir l'esprit philosophique, c'est être capable de s'étonner des événements habituels
et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d'étude ce qu'il y a de plus
général et de plus ordinaire; tandis que l'étonnement du savant ne se produit qu'à
propos de phénomènes rares et choisis, et que tout son problème se réduit à ramener ce
phénomène à un autre plus connu. Plus un homme est inférieur par l'intelligence, moins
l'existence a pour lui de mystère car, sans aucun doute, c'est la connaissance des
choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie, qui donnent
la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l'explication métaphysique du
monde. Si notre vie était infinie et sans douleur, il n'arriverait à personne de se
demander pourquoi le monde existe, et pourquoi il a précisément telle nature
particulière ; mais toute chose se comprendrait d'elle-même. »
Arthur Schopenhauer, le Monde comme Volonté et comme représentation, Chapitre XVII.
« Dans l’Antiquité, par exemple chez Epictète, Plutarque, ou encore Platon, on trouve
une critique virulente de ceux qui se veulent exclusivement « professeurs », qui veulent
briller par leurs argumentations et leur style et qui se distinguent ainsi de ceux qui
vivent leur philosophie. Cette même opposition se perpétue dans la philosophie
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moderne. Kant oppose à la philosophie scolaire la philosophie du monde qui intéresse
tout homme. Schopenhauer se moque de la philosophie universitaire qui n’est que de
l’escrime devant un miroir. Thoreau déclare : « De nos jours, il y a des professeurs de
philosophie, mais pas de philosophes », et Nietzsche écrit : « Avons-nous appris la
moindre des choses que les Anciens enseignaient à leur jeunesse ? Avons-nous appris le
moindre trait de l’ascétisme pratique de tous les philosophes grecs ? » Bergson et les
existentialistes défendent la même conception, celle d’une philosophie qui ne serait pas
un échafaudage de concepts mais un engagement de et dans l’existence »
Pierre Hadot. Propos recueillis par Thierry Grillet. Nouvel Observateur du 10.07.2008.
« L’Europe a un lieu de naissance. (…) C’est la nation de la Grèce antique des VIIème et
VIème siècles avant Jésus-Christ. En elle naît une nouvelle sorte d’attitude des individus
à l’égard du monde environnant. Et en conséquence, s’effectue la percée en direction
d’une toute nouvelle sorte de configurations spirituelles qui rapidement s’accroissent
jusqu’à former une figure culturelle systématiquement cohérente ; les Grecs l’ont
nommée philosophie. En son sens originaire, correctement traduit, ce terme ne signifie
rien d’autre que science universelle, science de l’univers, de l’unicité de tout ce qui est.
(…) Je voudrais ici prévenir l’objection évidente selon laquelle la philosophie, la science
des Grecs, n’aurait pourtant rien d’absolument remarquable et ne les aurait en rien
attendus pour venir au monde. Pourtant, ils parlent eux-mêmes des sages Égyptiens, des
Babyloniens, etc. et, en vérité, ils apprirent aussi beaucoup de ces derniers. Nous
possédons aujourd’hui un flot de travaux sur les philosophies indienne et chinoise etc.,
lesquelles ne sont en rien analogues à la philosophie grecque. Néanmoins, on peut ne
pas vouloir effacer les différences principielles et omettre le plus essentiel. Le mode de
position du but est fondamentalement différent et, par même, le sens des résultats
l’est aussi de part et d’autre. Seule la philosophie grecque, selon un développement
propre, conduit à la science des théories infinies, dont l’exemple et le modèle dominants
depuis des millénaires a été la géométrie grecque. La mathématique, l’idée de l’infini,
celle des tâches infinies, est une tour de Babel qui, malgré son caractère indéfini, reste
pourtant une tâche pleine de sens in infinitum. Le corrélat d’une telle infinité est
l’homme nouveau, les buts nouveaux de l’homme. »
Edmund Husserl, La crise de l’humanité européenne et la philosophie, Introduction,
commentaire et traduction par Nathalie Depraz, p.84-88
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« Quand je faisais mes études de philosophie, on m’a enseigné qu’il n’y a pas de
philosophie indienne ou chinoise : il n’y avait de philosophie que grecque ! Il y a
quelque chose de bien pire qu’un silence : une négation. (…) Ce qui m’a surpris à travers
les divers travaux que j’ai menés – L’oubli de l’Inde, Le culte du néant et, plus récemment,
Généalogie des barbares, c’est de découvrir combien ce préjugé est récent. C’est un
mythe contemporain, principalement allemand, qui commence à se former au dix-
neuvième siècle et s’achève au vingtième. En effet, l’âge classique et tout le dix-huitième
siècle sont parfaitement réceptifs à l’idée que la philosophie n’est pas seulement une
idée grecque ou occidentale. (…) Hegel est le premier à avoir reconstruit une Grèce
triomphante, une Grèce qui aurait été seule origine de la philosophie, de la liberté de
l’Esprit et de la raison critique. (…) Les Grecs n’ont [pourtant] jamais dit, ni pensé, qu’ils
étaient les seules inventeurs ni les seuls détenteurs de la philosophie. La coupure que
nous faisons (philosophie du côté des Grecs, sagesse ailleurs), les Grecs eux-mêmes ne
la faisaient pas. (…). Un Grec de l’Antiquité n’était pas étonné qu’il y ait des philosophies
ailleurs qu’en Grèce, et ceci n’a choqué personne jusqu’en…1820. C’est une affaire
récente !
Je crois que l’on peut définir la philosophie par au moins trois critères : les domaines de
langue critère le plus restrictif-, les questions de méthode et les questions d’objet. Il ne
faut pas mélanger ces deux derniers points. Si vous appelez méthode le fait de se servir
de critères rationnels pour établir la validité de certains énoncés et pour invalider
d’autres énoncés, alors vous n’avez, à ma connaissance, aucun exemple de pensée
humaine on pourrait dire « je parviens à penser un cercle carré ». On ne peut nulle
part assumer comme philosophiquement valide un énoncé contradictoire. On se trompe
donc radicalement quand on attribue aux Orientaux une pensée qui serait capable de
contenir des contradictions. Par exemple, Les stances du milieu par excellence de
Nâgarjunâ comporte 146 occurrences du principe de non-contradiction : il se sert du
même principe qu’Aristote pour invalider certaines affirmations. Chez Aristote comme
chez Nâgarjunâ, tout ce qui est contradictoire est rejeté. La différence réside dans les
objectifs poursuivis : il y a dans l’usage aristotélicien du principe de non-contradiction,
cette idée que s’en servant bien on va parvenir à accroître ses connaissances, et que
l’objectif de la philosophie est de réussir à penser ensemble ce qui est dicible, ce qui est
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pensable et ce qui est réel –c’est-à-dire l’ordre du monde. Du point de vue de certains
logiciens bouddhistes, Nâgarjunâ en particulier, l’usage du principe est tout à fait
différent : il ne s’agit pas d’accroître nos connaissances, il s’agit d’y mettre un terme !
L’objectif ultime du logicien bouddhiste est alors de montrer que toutes les thèses que
les hommes essaient de soutenir sont contradictoires. Il faut, en quelque sorte, renoncer
à connaître. Des deux côtés, l’outil (la rationalité) est donc le même, mais les modalités
de son usage et les buts que l’on se donne sont distincts. Finalement, soit on choisit
d’appeler « philosophie » uniquement le mode de pensée des Grecs, soit on accepte ce
qui est mon cas - d’appeler ainsi tous les usages réflexifs et rationnels de la pensée
humaine, qui se donnent pour règle d’admettre certaines thèses et d’en refuser d’autres
de façon argumentée. Dans ce dernier cas, on ne peut faire autrement que de voir
arriver dans la philosophie des traités sanscrits, des textes tibétains et chinois, bon
nombre de passages du Talmud et de la Michna, des textes d’exégèse coranique... Avec
des substrats de départ très différents, ils ont tous cette même volonté de discriminer
par la raison le vrai du faux d’une manière réglée. »
Extrait d’une interview de Roger-Pol Droit, chercheur au CNRS.
Enregistrement en ligne
« La simplicité comme exercice spirituel » première partie avec Pierre Hadot,
[http://www.youtube.com/watch?v=L_KcOA3v5oU]
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