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effets du développement technique échappant à l'homme, une course éperdue vers plus
de technique pour mieux contrôler les effets de la technique met au second plan la
question de l'intelligibilité du monde. On revient ainsi à la onzième thèse sur
Feuerbach, moins sous sa forme marxienne que sous une forme caricaturale dans la
mesure où la critique de l'interprétation philosophique devient un refus de toute re-
cherche de l'intelligibilité du monde.
On oublie que les deux problématiques, celle de l'interprétation du monde et
celle de la transformation du monde, sont solidaires, qu'on ne saurait penser le monde
sans agir sur lui et qu'on ne peut agir sur lui sans le penser. Mais c'est peut-être que, si
la transformation du monde se présente comme l'affaire de tous (du moins lorsqu'il
s'agit d'en subir les conséquences), la maîtrise de cette transformation reste encore un
domaine réservé, à la fois par les contraintes épistémologiques (c'est-à-dire de l'ordre
de la connaissance) qu'elle impose pour y avoir accès et par les contraintes sociales qui
n'autorisent l'accès à cette maîtrise qu'à un nombre restreint.
Il est vrai que, à l'aube de la révolution technique, certains ont pensé que la
technicisation du travail, en demandant une compétence de plus en plus grande,
favoriserait le partage du savoir, partage considéré comme l'une des clés de la démo-
cratisation; la démocratisation de l'enseignement devenait ainsi un passage obligé dans
la construction de la démocratie. On voyait alors comme une harmonie pré-établie (au
sens leibnizien du terme) entre une demande de compétence de plus en plus grande
dans les métiers et l'instruction des individus; il faut lire les textes de l'un des plus
importants penseurs de cette harmonie pour comprendre combien la révolution
scientifique et technique est apparue comme l'un des grands "progrès de l'esprit hu-
main" pour reprendre une expression chère à Condorcet8. D'une certaine façon Marx
continuait Condorcet, même s'il avait compris, devant les premiers "dégâts du progrès"
que constituait la condition ouvrière au siècle dernier, que l'harmonie n'allait pas de soi
et qu'il fallait l'intervention d'une révolution pour établir l'harmonie espérée.
La dernière révolution technique, celle nommée révolution de l'information,
allait conforter cette idée d'harmonie en laissant entendre que le travail relevant de plus
en plus de l'ordre intellectuel, le nécessaire accroissement des compétences profession-
nelles favoriserait encore plus le partage du savoir.
Qu'en est-il?
L'informatisation de la société, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Simon
Nora et Alain Minc9, ne semble pas avoir promu la nécessité d'un large partage des
compétences10 et rien ne prouve que l'enseignement d'aujourd'hui, s'il s'est démocratisé
en ce qu'il s'est ouvert à une partie de plus en plus grande de la population (ce que l'on
peut appeller la "démocratisation quantitative"), convie au partage du savoir et ouvre à
tous les moyens de l'intelligibilité du monde. On voit au contraire se développer l'idée
que la démocratisation, réduite à la massification (le fameux enseignement de masse),
implique que si tous viennent à l'école, on ne pourra que leur donner moins11, mais ce
n'est pas ici le lieu de développer ce point; dans ce contexte l'école devient,
8
Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1793), GF-Flammarion,
Paris 1988, dixième époque
9
Simon Nora et Alain Minc, L'Informatisation de la Société, La Documentation Française, Paris 1978
10
Précisons encore une fois, pour éviter toute ambiguïté, que la question de l'informatisation (ou plutôt
du mode d'informatisation) de la société est moins une question d'ordre technique qu'une question
d'organisation sociale, c'est-à-dire une question politique (cf. Bruno Lussato, Le défi informatique,
Collection "Pluriel", Fayard, Paris 1981).
11
ce moins serait alors compensé par les "approches modernes de la pédagogie" où s'entremêlent mora-
lisme et scientificité (cf. Rudolf Bkouche, "L'enseignement scientifique entre l'illusion langagière et
l'activisme pédagogique", Repères-IREM n°9, octobre 1992).