DOSSIER PEDAGOGIQUE Comment accompagner les textes contemporains ? à partir des spectacles de la saison 13-14 : Les Particules élémentaires, Orphelins, Les entretiens de Majorque, La Nuit juste avant les forêts et La Chanson Dossier réalisé par Géraldine Serbourdin Professeur déléguée par la Délégation Académique aux Arts et à la Culture Contact relations avec le public scolaire: Anne Coiseur [email protected] 03 20 24 14 15 « Le théâtre est la passion du présent » « Le théâtre, c’est rendre le monde habitable » Olivier Py, Les mille et une définitions du théâtre, Actes Sud, Le temps du théâtre p.33 et 53 Introduction : Comment expliquer, appréhender et accompagner les élèves vers les écritures textuelles et les écritures scéniques contemporaines. Comment définir la notion de classique ? S’opposet-il au théâtre contemporain ? Ces écritures sont classiques par rapport à qui ? à quoi ? Et contemporain de qui ? De quoi ? En tant qu’enseignants, nous sommes aux premières loges pour apprécier (déplorer plus souvent que nous réjouir) la distance qui sépare les élèves des textes, de la langue, de la syntaxe, de la norme, et évaluer les endroits où ils savourent, goûtent le plaisir des mots, des textes, des situations. La langue de Racine est devenue illisible selon certains enseignants, les imprécations de Camille leur sont étrangères, les contemporains sont trop vulgaires pour d’autres, Sarah Kane est trop crue, Pommerat grossier, reste Molière… mais surgit le comique qui ne fait rire aucun élève de Seconde en dépit des gloses du prof ! Alors ? Alors qui peut devenir notre contemporain en classe, c'est-à-dire celui qui saura nous parler, nous toucher, qui fera écho du fond de son XVIIème autant que l’auteur vivant en 2013 ? A nous, professeurs, revient la tâche de faire entendre ces textes pour la scène, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs d’avant ou d’aujourd‘hui avec autant de force pour qu’ils soient perçus par la jeune génération. Or, il se trouve que plus que les classiques, ce sont les écritures contemporaines qui nous effraient : nous n’aurions pas les codes, les outils pour les étudier, les entrées pour les transmettre. A en croire les théâtres, nous serions frileux face aux auteurs émergents, et nous n’assumerions donc pas notre rôle de passeurs de ces textes et ces propositions artistiques par crainte de ne savoir nous y retrouver nous-mêmes. Ces textes qui nous disent le monde resteraient-ils alors et malheureusement exclus de l’école ? Les différents dossiers pédagogiques que nous avons réalisés autour de ces textes plus précisément avaient pour objectif d’établir une mise en perspective de ces créations, mais il nous appartenait aussi de proposer une réflexion plus générale. Stuart Seide, qui nous a proposé ses lectures de Shakespeare autant que celles de Pinter ou récemment Linda McLean avec Fractures, nous aide et nous accompagne dans notre réflexion en nous livrant sa parole de créateur aujourd’hui. 1. Classique ? En quoi ? A/ Deux exemples de la saison 2013/ 2014 du Théâtre du Nord : a. L’Assommoir d’Emile Zola, mise en scène par David Czesienski Il s’agit d’un classique de la littérature abordé souvent en classe dans le cadre d’une étude du roman naturaliste. Or, le collectif OS’O, en janvier 2014, nous propose sa lecture, sa version, sa proposition scénique. Nous sommes face à un « classique » adapté, une écriture scénique d’un récit du XIXème. Nous avons à faire avec la classe un travail de redéfinition du processus de lecture et de mise en scène. En plus d’une initiation, dans ce cas précis, à la transposition d’un genre dans un autre : du roman du XIXème au théâtre d’aujourd’hui. b. Oncle Vania d’Anton Tchekhov, mis en scène par Eric Lacascade Tchekhov classique ou premier moderne ? Pour les élèves, c’est un classique pour lequel la virtuosité et le travail d’Eric Lacascade va nous rendre la modernité. L’univers de cette bourgeoisie de la fin du XIXème siècle mis en regard avec notre époque va-t-il « parler » à nos élèves ? Oui, peut-être à la condition que nous favorisions leur accès à ces deux époques, à ces deux espaces : la Russie de la fin du XIXème et la France d’aujourd’hui. « Le théâtre est éloignement intime » Olivier Py, Les mille et une définitions du théâtre, Actes Sud, Le temps du théâtre, p.150 2. Contemporains ? Avec qui ? De qui ? A . Des exemples de la saison 2013/2014 du Théâtre du Nord 1. Les particules élémentaires d’après le roman de Michel Houellebecq, mis en scène par Julien Gosselin. L’écriture protéiforme du grand romancier français est ici mise au plateau par un jeune metteur en scène issu de l’EpsAd. A la diversité de thèmes abordés par le roman répond sur scène la richesse des tons et tableaux qu’offre le travail d’adaptation, de mise en scène et d’interprétation. D’une œuvre qui interroge l’homme dans son siècle, au sein de la modernité, la scène fait entendre avec jubilation l’actualité de ces questionnements et rend accessible et clair le propos de l’auteur tout en redoublant le récit d’une lecture personnelle. Pour un public d’aujourd’hui. Houellebecq dit le monde dans ce roman, Gosselin nous le fait entendre sur scène. Exemples de séquences conformes aux Instructions Officielles : Texte et Représentation du XVIIème Siècle à nos jours : La proposition de Julien Gosselin nous permet d’aborder le texte du romancier, le travail d’adaptation pour le genre théâtral, et le passage au plateau du texte ainsi réécrit : - analyse du dialogue instauré entre le texte et la scène - analyse de l’esthétique du spectacle en lien avec l’analyse stylistique de l’écriture du romancier - analyse de la construction du roman. - analyse comparative de la fin du roman et de la fin du spectacle : évaluer l’écart entre le désespoir de l’épilogue chez Houellebecq et l’euphorie joyeuse portée par les comédiens dans le dernier tableau, euphorie qui s’est communiquée aux spectateurs d’Avignon, ovationnant généreusement le spectacle. Le romancier et ses personnages : L’incarnation sur scène de la figure du romancier dans le spectacle peut être objet d’étude et voie d’accès royale à une analyse des personnages dans le récit et les personnages dans le spectacle. Les réécritures Sensibiliser les élèves à la notion de code : l’écriture du roman n’obéit pas aux mêmes lois que celle de la scène. Il y a nécessaire adaptation et la syntaxe de la scène impose d’autres règles (étude de passages précis supprimés, modifiés, remplacés par d’autres effets scéniques, musique, lumière, voix off, vidéo). Les scènes incarnées et la narration de description face public alternent en direction des spectateurs. « Le théâtre, c’est se souvenir de l’avenir. » Olivier Py, Les mille et une définitions du théâtre, Actes Sud, Le temps du théâtre p.17 2. Orphelins de Dennis Kelly mis en scène par Arnaud Anckaert : un auteur né au nord de Londres en 1970 est joué et traduit en France pour la première fois grâce à Arnaud Anckaert un metteur en scène de la région qui fonde à 18 ans le théâtre du Prisme. En 2013, il créé un festival d’écritures contemporaines, Prise Directe. La pièce est un thriller psychologique, une tragédie moderne, dans un milieu urbain d’aujourd’hui. Les thèmes qu’elle aborde nous concernent directement et toucheront la jeune génération (délinquance, racisme, famille, misère). Est-ce cette frontalité qui n’a pas sa place à l’école ? Faut-il que nous passions par le détour du temps ou de l’espace pour aborder les problèmes d’aujourd’hui ? 3. Les entretiens de Majorque, entre Thomas Bernhard et Krista Fleishmann, mis en scène par Eva Vallejo et Bruno Soulier, Interlude T/O. Une parole à vif qui se transmue en voix portées par trois comédiens : La compagnie L’Interlude T/O poursuivant son investigation sur les écritures contemporaines nous propose une mise au plateau d’un entretien que le grand dramaturge autrichien accorda à la journaliste et réalisatrice Krista Fleischmann en 1981. Passage d’un genre à un nouveau, de la parole informelle, non destinée à la scène initialement, qui a à voir avec la confidence ou l’intime, nous sommes emmenés vers une spectacularisation, une adresse publique, un dialogue, à coup sûr une parole publique orchestrée au plateau et accompagnée par une musique puisque l’Interlude en tant que Théâtre/Oratorio conjugue dans ses propositions artistiques voix/ musique et corps. L’univers de Thomas Bernhard ainsi revu, relu et retravaillé par l’Interlude T/O nous permettra de définir l’importance de cet artiste, de le remettre en perspective dans l’Histoire du théâtre et d’en monter la modernité, l’actualité. Les rapports Homme/Art/Société, Intime/Public peuvent être abordés par le biais de ce spectacle. Thomas Bernhard évoque tout autant sa sexualité que le processus de fabrication de son œuvre : au sein d’une classe, l’occasion de désacraliser la création et rendre « vivants » les créateurs. Un travail sur la parole privée médiatisée par la téléréalité par exemple (parole insignifiante, quotidienne) en opposition avec l’universalité de la parole de l’artiste. En quoi ce que nous dit cet homme de théâtre nous renseigne sur nous-mêmes et sur le monde ? En quoi nous aide-t-il à vivre ? Qu’est ce qui est urgent à entendre dans cet échange et au-delà, dans la forme que prennent ces mots dialoguant avec la scène ? « Le théâtre est la dignité d’une génération. Et chaque génération doit inventer sa dignité. Il n’y a pas d’héritage de la dignité. » Olivier Py, Les mille et une définitions du théâtre, Actes Sud, Le temps du théâtre, p.114 4. La nuit juste avant les forêts, de Bernard-Marie Koltès, mis en scène par Eric Castex Considéré par l’auteur lui-même comme son vrai premier texte, le monologue de cet homme, dans l’urgence d’une demande adressée au spectateur, interroge de multiples aspects thématiques et formels et permet de connaître et faire découvrir aux élèves cet auteur majeur de notre temps. - Les thèmes : la solitude, l’exclusion, la violence, le désir, l’échange, le manque, les relations aux autres, au monde en dehors de rapports dictés par l’argent ou le sexe. - La forme du monologue au théâtre : héritage et modernité. Du monologue délibératif classique à Beckett monologue et solitude dans le théâtre contemporain. Exemple de séquence : Beckett, Oh les beaux jours, 1963 Koltès, La nuit juste avant les forêts, 1977 Marie Ndiaye, Papa doit manger, 2003 - L’écriture de Koltès alterne entre lyrisme et trivialité, entre souffle, oralité et sophistication. « Cet équilibre singulier entre la langue parlée et langue écrite qui sera désormais le sceau reconnaissable entre tous de son écriture », selon A. F. Benhamou. « Le théâtre est l’inactualité brûlante » Olivier Py, Les mille et une définitions du théâtre, Actes Sud, Le temps du théâtre, p. 142 5. La chanson de Tiphaine Raffier Une comédie très actuelle qui interroge notre rapport à l’art, l’artifice à la création. Le point de vue quasiment sociologique de ce spectacle interroge plusieurs domaines de sciences humaines : l’urbanisme (avec la création de nouvelles villes liées à la construction du parc Disneyland en région parisienne) et également la notion de copie. Qu’est-ce que copier, imiter ? Le principe de l’écriture de plateau utilisé dans le spectacle est également un concept à définir. B. Stuart Seide : de Shakespeare à Linda McLean Thèmes d’échanges : En tant que metteur en scène aborde-t’on un texte contemporain de façon totalement différente d’un « classique » comme Shakespeare (notre contemporain comme le dit Yan Kott) ? Lorsque l’on met en scène Fractures de Linda McLean, se sent-on encore plus « passeur » ? Ressent-on une responsabilité plus grande quand on fait découvrir des textes pour la première fois en France ? Quels autres textes contemporains avez-vous monté pour la première fois ? Perçoit-on un accueil différent quand on monte un contemporain ? L’horizon d’attente est-il autre ? Est-ce plus difficile globalement de se frotter aux contemporains ? Le travail sur la langue d’aujourd’hui implique-t-il une direction d’acteurs autre ? Infléchit-il la mise en scène et dans quel sens ? Dans quelle mesure y-a-t-il une urgence à monter les contemporains et une urgence à encourager les acteurs de l’école à les travailler ? Comment mettre en œuvre des moyens pour faciliter leur accès ? 3. Les contemporains au Théâtre du Nord, extraits des textes de la saison Extrait 1 - Les particules élémentaires, Michel Houellebecq, adaptation de Julien Gosselin Palaiseau Chercheurs : - La journée avait été superbe, elle était encore chaude. En ces semaines du début de l'été, tout paraissait figé dans une immobilité radieuse; pourtant, Djerzinski en était conscient, la durée des jours avait déjà commencé à décroître. - Il avait travaillé dans un environnement privilégié. À la question: «Estimez-vous, vivant à Palaiseau, bénéficier d'un environnement privilégié?», 63% des habitants répondaient: «Oui.» Cela pouvait se comprendre; les bâtiments étaient bas, entrecoupés de pelouses. Plusieurs hypermarchés permettaient un approvisionnement facile; la notion de qualité de vie semblait à peine excessive, concernant Palaiseau. - En direction de Paris, l'autoroute du Sud était déserte. Il avait l'impression d'être dans un film de science-fiction néo-zélandais, vu pendant ses années d'étudiant: le dernier homme sur Terre, après la disparition de toute vie. Quelque chose dans l'atmosphère évoquait une apocalypse sèche. - Djerzinski vivait rue Frémicourt depuis une dizaine d'années; il s'y était habitué, le quartier était calme. En 1993, il avait ressenti la nécessité d'une compagnie; quelque chose qui l'accueille le soir en rentrant. Son choix s'était porté sur un canari blanc, un animal craintif. Il chantait, surtout le matin; pourtant, il ne semblait pas joyeux; mais un canari peut-il être joyeux? La joie est une émotion intense et profonde, un sentiment de plénitude exaltante ressenti par la conscience entière; on peut la rapprocher de l'ivresse, du ravissement, de l'extase. - Par ses fenêtres on pouvait distinguer une dizaine d’immeubles, soit environ trois cents appartements. En général, lorsqu'il rentrait le soir, le canari se mettait à siffler et à gazouiller, cela durait cinq à dix minutes; puis il changeait ses graines, sa litière et son eau. Cependant, ce soir-là, il fut accueilli par le silence. Il s'approcha de la cage: l'oiseau était mort. Son petit corps blanc, déjà froid, gisait de côté sur la litière de gravillons. - Il dîna d'une barquette de loup au cerfeuil Monoprix Gourmet, qu'il accompagna d'un Valdepenas médiocre. Après une hésitation il déposa le cadavre de l'oiseau dans un sac plastique qu'il lesta d'une bouteille de bière, et jeta le tout dans le vide-ordures. Que faire d'autre? Dire une messe? - Il n'avait jamais su où aboutissait ce vide-ordures à l'ouverture exiguë (mais suffisante pour contenir le corps d'un canari). Cependant il rêva de poubelles gigantesques, remplies de filtres à café, de raviolis en sauce et d'organes sexuels tranchés. Des vers géants, aussi gros que l'oiseau, armés de becs, attaquaient son cadavre. Ils arrachaient ses pattes, déchiquetaient ses intestins, crevaient ses globes oculaires. - Il se redressa dans la nuit en tremblant; il était à peine une heure et demie. Il avala trois Xanax. C'est ainsi que se termina sa première soirée de liberté. ©Simon Gosselin ©Simon Gosselin ©Simon Gosselin Extrait 2 - Orphelins, Dennis Kelly, p25-26 Helen il ira pas dans ce parc. Danny c'est pendant la journée... Helen vous êtes dingues tous les deux, lui il vient d'arriver là, couvert de sang ! Danny c'est pendant la journée Helen pas question. Liam il va adorer ça, Hels, y'aura des engins à vapeur et tout ça, c'est un truc familial, y'aura des gens en famille et – Helen tu veux du café ? Liam non. Helen tu veux du café ? Danny non. Liam se lève. Pourquoi est-ce que tu te lèves ? Liam chais pas, je me sens juste un peu... il fait chaud ici non ? Je vais rester debout je pense. Helen désolé, j'ai eu une réaction, mais... bon. Je voulais pas réagir comme ça, mais... Danny quelle heure est-il ? Helen se tourne vers Liam. Liam mon portable est mort. Elle se lève. Elle va voir sur son portable. Elle vient se rasseoir. Helen neuf heures cinq. Danny tu penses qu'il est OK ? Neuf heures quoi ? Helen cinq. Longue pause. Liam On est tendus là non, putain. Danny peut-être qu'on devrait sortir pour le chercher ? Helen quoi, maintenant ? Danny ouais. Vérifier que je veux dire d'accord, on a pris une décision et on ne va pas appeler, et j'accepte, ça me va, mais il est toujours là dehors, blessé peut-être, peut-être je ne sais pas, donc peut-être qu'on devrait... vérifier. Helen là dehors ? Danny ouais. Helen on pourrait. Ouais, j'imagine qu'on pourrait. Mais...enfin la nuit vient de tomber. Il fait noir... Danny c'est un être humain. Quoi qu'il ait fait, c'est un être humain, et je suis d'accord, il faut qu'on s'occupe de Liam et, et de nous, mais on a quand même un peu des responsabilités... Helen ouais, c'est vrai, tu as raison mais... Danny envers les, je veux dire c'est pas justement tout ce qu'on déteste ? Helen Ah, absolument, oui, mais Danny tous les "va te faire foutre" ou "c'est pas nos oignons", tous ces Helen oh, ouais, c'est sûr, tout à fait, on déteste ça, tu as raison, mais, il fait noir quand même. Danny oui. Mais c'est important. Helen tout seul ? Danny quoi ? Non, eh bien je me disais moi et Liam... Helen Liam ne peut pas y aller. Liam je sors pas là dehors, Danny Helen faut qu'il reste à l'écart de ça. Liam j'ai trop les boules Danny, je peux pas sortir là dehors Danny d'accord, d'accord, ça va. Helen tu veux y aller tout seul ? à cette heure-ci ? Danny eh bien... Helen il fait nuit ? Liam ça j'admire. Après ce qui t'est arrivé Danny oh, des gosses et Liam des gosses ? Des petits cons. Danny et j'étais à moitié saoul, alors... Helen c'est peut-être pas une mauvaise idée. Aller voir. Danny ouais, ouais. Peut-être. Il est, il est parti de quel côté, Liam ? Liam de l'autre côté des magasins. Danny bon. Vers les... Liam vers les immeubles, ouais. Danny bon. Bon. Bon. Pause. Helen je pense que tu devrais rester ici avec nous. Danny tu as probablement raison. Silence. Ils attendent. ©Bruno Dewaele ©Bruno Deweale ©Bruno Dewaele Extrait 3 - Les entretiens de Majorque, p.22 à 25 Est-ce que parfois vous n ‘avez pas besoin, pour écrire, de ce qui est désagréable? De ce qui vous irrite? BERNHARD : Ça, on n’a pas besoin de le chercher, ça vous poursuit jusqu’en Espagne. Et en fait, si j’écris, c’est seulement, eh bien, parce que c’est désagréable, parce qu’il y a énormément de choses désagréables. Tout le monde a ça. Se lever, c’est déjà désagréable, n’est-ce pas. Et puis quand on pense à tout ce qui se passe chez nous, s’est peut-être passé chez nous, tout ça est très désagréable. Et c’est nécessaire. En fait je n’écris que pour cette raison, que beaucoup de choses sont désagréables. Si tout était agréable, je ne pourrais probablement rien écrire du tout. Personne n’écrirait. Dans un état agréable, on ne peut rien écrire, et du reste ce serait idiot d’écrire si les choses étaient agréables, parce que l’agrément, il faut s’y abandonner, n’est-ce pas. Il faut en profiter. Et si vous êtes d’une humeur agréable et que vous vous asseyez à votre table, vous ruinez votre humeur agréable. Et pourquoi iraisje me la ruiner? Je peux aussi imaginer de vivre toute ma vie dans une humeur agréable et de ne rien écrire du tout. Mais puisque, comme je l’ai dit, une humeur agréable n’est possible que pour quelques heures ou quelques instants, on revient toujours à l’écriture. Est-ce que vous ressentez parfois de la fureur contre vos semblables? BERNHARD : La plupart du temps, j’en ressens, et parfois je n’en ressens pas. La fureur contre ses semblables, on n’a pas besoin non plus d’aller la chercher, parce qu’ils vous importunent la plupart du temps, n’est-ce pas. Et quand on est au café et que c’est très agréable, à la fin il faut payer, et en fait on ressent déjà une certaine fureur parce que — pourquoi d’ailleurs? Et quand on traverse la rue, il arrive une auto, et on ressent de la fureur. Pourquoi cette auto passe-t-elle juste au moment où je traverse? La fureur, vous n’avez pas besoin non plus d’aller la chercher, elle vient toute seule. En ce moment je ne ressens aucune fureur. Ça m’inquiète, d’ailleurs, qu’il n’y ait aucune fureur en vue. Qu ‘est-ce que vous ressentez en ce moment? BERNHARD: Un extrême bien-être, je dois dire. L’eau clapote, le soleil brille, rien que des Espagnols et des Anglais qu’on ne comprend pas — une configuration idéale. Mais elle ne durera pas. Tout d’un coup un éclair quelconque tombe au milieu de tout ça et le détruit. Mais peut-être qu’aujourd’hui ça va durer jusqu’à la nuit, c’est possible. Parfois les choses sont agréables pendant quelques jours. On vous reproche souvent votre attitude négative face à la vie, est-ce exact ? Etes-vous un être négatif ? BERNHARD : Non. J’ai face à la vie une attitude tout à fait normale, comme tous les êtres normaux aussi, probablement, et elle n’est pas seulement négative, mais ellen’est pas seulement positive non plus. Car sans interruption on rencontre tout. La vie est faite de ça. Rien que du négatif ça n’existe pas, c’est une idiotie. Mais il y a assurément des gens qui veulent voir les choses comme ça. C’est très confortable de dire: celui-là est un bouffon, n’est-ce pas, et jusqu’à la fin de ses jours c’est un bouffon. Et on ne le désigne que comme un bouffon, jusqu’à ce qu’il meure. Et tel autre est un écrivain lyrique, exalté depuis ses vingt ans, et il le reste jusqu’à ce qu’il meure. Et les critiques et les gens avec lesquels on a à faire n’en démordent plus. Et celui qui écrit une farce, stupide ou pas, c’est une autre question ou ce n’en est pas une, il reste toute sa vie un farceur. Et moi, probablement, toute ma vie je serai l’écrivain négatif. Mais je dois dire que je me sens très bien dans ce rôle, parce qu’il ne me dérange absolument pas. Parce que les gens disent que je suis un écrivain négatif mais que je suis en même temps un être humain positif. Donc il ne peut rien m’arriver, n’est-ce pas. Si ? C’est un état dangereux? Je ne sais pas. Je trouve tout très agréable, surtout si je suis loin de chez nous et que j’ai autour de moi des gens agréables et des palmiers et un peu de vent et un bon café. Mais vous aussi vous avez commencé autrefois comme écrivain exalté. BERNHARD : Je crois que tous les écrivains commencent dans l’exaltation, parce que quand on s’embarque dans ce genre d’activité, en fait, c’est déjà de l’exaltation, parce que qu’est-ce que ça veut dire, écrire? S’asseoir et... et un peu d’exaltation ne nuit pas. On l’a, de toute façon, n’est-ce pas. J’imagine que vous aussi vous êtes parfois exaltée, pour des périodes plus ou moins courtes ou plus ou moins longues. Personne n’y échappe, Dieu soit loué. Comment avez-vous réussi tout de même à ne pas devenir l’un des nombreux épigones de Kafka, mais Thomas Bernhard, avec son langage tout à fait personnel? BERNHARD : Je n’ai jamais eu de modèle et je n’en ai jamais voulu. Je n’ai jamais voulu être que moi-même et je n’ai jamais écrit que comme je le pensais moi-même, et c’est pourquoi je n’ai jamais couru le danger d’être absorbé par un quelconque modèle de ce genre. — Le matériau pour rire est toujours là quand c’est nécessaire, quand il y a un défaut, une quelconque infirmité de l’esprit ou du corps. Un clown qui est parfaitement normal, il ne fait rire personne, n’est-ce pas, il faut qu’il boite ou qu’il soit borgne ou qu’il tombe tous les trois pas ou (il rit) que son cul explose et qu’il en sorte une bougie ou quelque chose comme ça. C’est de ça que les gens rient, toujours de défauts ou de terribles infirmités. Personne n’a jamais ri d’autre chose, n’est-ce pas? Ou quand une vieille grand-mère, sur scène, répète toutes les trois phrases la même chose et dit à tout moment « ma jumelle homozygote » ou quelque chose comme ça, alors là, les gens rient. Mais ce qui est tout à fait normal, ce qu’on appelle normal, n’a jamais fait rire personne au monde. Et soi-même on ne rit que si on se pince ou quelque chose dans ce genre, là on rit à gorge déployée. Quand ma grand-mère se brûlait à la plaque de la cuisinière, je riais comme un fou, et si pendant des semaines cela ne se produisait pas, pendant des semaines le rire était absent de la maison. Tout était en fait insipide. Et quand ça devenait trop insipide à mon goût, je me cachais dans le cagibi à balais — il y avait un rideau, et on mettait les balais derrière — et au moment où je savais que ma grand-mère allait passer, je sortais la main, et elle tombait à la renverse avec un cri effrayant, comme dans une attaque, parce que je l’avais effrayée, enfant, parce que je m’ennuyais. Mais ce sont toujours des infirmités et des terreurs. Un professeur de lycée qui tous les jours, de la même façon, entre, fait son cours et s’en va, n’a jamais fait rire aucun élève. C’est seulement si on le pince, ou si on a caché la craie, que là, on riait. Ou si vous démontez le gouvernail à un capitaine de navire pendant la nuit, en haute mer — là on rit comme des fous, avant de couler. Vous ravalez votre rire avec la dernière tasse. Mais vous alliez dire quelque chose d’important. Extrait 4 - La nuit juste avant les forêts, p 7 à 11 «Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé, et maintenant qu’on est là, que je ne veux pas me regarder, il faudrait que je me sèche, retourner là en bas me remettre en état les cheveux tout au moins pour ne pas être malade, or je suis descendu tout à l’heure, voir s’il était possible de se remettre en état, mais en bas sont les cons, qui stationnent : tout le temps de se sécher les cheveux, ils ne bougent pas, ils restent en attroupement, ils guettent dans le dos, et je suis remonté — juste le temps de pisser avec mes fringues mouillées, je resterai comme cela, jusqu’à être dans une chambre dès qu’on sera installé quelque part, je m’enlèverai tout, c’est pour cela que je cherche une chambre, car chez moi impossible, je ne peux pas y rentrer — pas pour toute la nuit cependant —, c’est pour cela que toi, lors que tu tournais, là-bas, le coin de la rue, que je t’ai vu, j’ai couru, je pensais : rien de plus facile à trouver qu’une chambre pour une nuit, une partie de la nuit, si on le veut vraiment, si l’on ose demander, malgré les fringues et les cheveux mouillés, malgré la pluie qui ôte les moyens si je me regarde dans une glace mais, même si on ne le Veut pas, il est difficile de ne pas se regarder, tant par ici il y a de miroirs, dans les cafés, les hôtels, qu’il faut mettre derrière soi, comme maintenant qu’on est là, où c’est toi qu’ils regardent, moi, je les mets dans le dos, toujours, même chez moi, et pourtant c’en est plein, comme partout ici, jusque dans les hôtels cent mille glaces vous regardent, dont il faut se garder — car je vis à l’hôtel depuis presque toujours, je dis chez moi par habitude, mais c’est l’hôtel,- sauf ce soir où ce n’est pas possible, sinon c’est bien là qu’est chez moi, et si je rentre dans une chambre d’hôtel, c’est une si ancienne habitude, qu’en trois minutes j’en fais vraiment un chezmoi, par de petits riens, qui font comme si j’y avais vécu toujours, qui en font ma chambre habituelle, où je vis, avec toutes mes habitudes, toutes glaces cachées et trois fois rien, à tel point que, s’il prenait à quelqu’un de me faire vivre tout à coup dans une chambre de maison, qu’on me donne un appartement arrangé comme on veut, comme les appartements où il y a des familles, j’en ferais, en y entrant, une chambre d’hôtel, rien que d’y vivre, moi, à cause de l’habitude — on me donnerait une sorte de petite chaumière, comme dans les histoires, au fond d’une forêt, avec de grosses poutres, une grosse cheminée, de gros meubles jamais vus, cent mille ans de vieillesse, lorsque j’y entrerais, moi, avec rien du tout et en un rien de temps, je t’en fais une chambre comme celles des hôtels, où je me sente chez moi, je cache la cheminée derrière les meubles en tas, j’escamote les poutres, je change le goût de tout, je vire tous ces objets que l’on ne voit jamais et nulle part, sauf dans les histoires, et les odeurs spéciales, les odeurs des familles, et les vieilles pierres, et les vieux bois noirs, et les cent mille ans de vieillesse qui se moquent de tout, qui vous font étranger, qui ne peuvent jamais faire croire que l’on est tout à fait chez soi, je vire tout et la vieillesse avec, parce que je suis comme cela, je n’aime pas ce qui vous rappelle que vous êtes étranger, pourtant, je le suis un peu, c’est certainement visible, je ne suis pas tout à fait d’ici — c’était bien visible, en tout cas, avec les cons d’en bas attroupés dans mon dos, après avoir pissé, lorsque je me lavais le zizi, — à croire qu’ils sont tous aussi cons, les Français, incapables d’imaginer, parce qu’ils n’ont jamais vu qu’on se lave le zizi, alors que pour nous, c’est une ancienne habitude, mon père me l’a appris, cela se fait toujours chez nous, et moi, je continue de le faire après avoir pissé, et lorsque je me lavais, tout à l’heure, normalement, au lavabo en bas, sentant derrière mon dos tous les cons stationnés, j’ai fait comme si je ne comprenais pas, l’étranger tout à fait, qui ne comprendrait rien du français de ces cons, et je les entendais tout en me le lavant — qu’est-ce qu’il peut bien faire, ce drôle d’étranger? — il fait boire son zizi — comment cela se peut-il, de faire boire son zizi ? » © Daniele Pierre © Daniele Pierre Extrait 5 - La chanson, Tiphaine Raffier : Le concours Barbara – Le premier tour aura lieu le 8 mai et la finale le 9 mai au gymnase Olympe de Val d'Europe. Le jury accepte toutes les propositions : humoriste, acteur, chanteur, homme politique et groupe, de préférence des personnalités ayant exercé leur art entre les années 60 et 90. Les chanteurs et les groupes ne doivent pas avoir recours au playback. Les participants retenus lors de la première soirée devront se rendre totalement disponibles le samedi 9 mai pour la répétition de la grande finale. Pour éviter les doublons, les organisateurs du concours Sosie Tour 4000 vous informent que les inscriptions ne sont plus ouvertes aux sosies de Monsieur Claude François et de Monsieur Johnny Hallyday. Le ou les gagnants auront l'honneur de se produire les 2 et 3 juillet 2012 en première partie du spectacle « La Fureur des années 80 », qui aura lieu à Disney village. (Les filles crient de joie) Toutes – Sosie Tour 4000 ! Allez, au travail ! (Pauline se met au synthé). Barbara – Qu'est-ce que tu fais ? Pauline – Bah, je m'apprêtais à vous chanter ma dernière chanson avant qu'on commence. Barbara – Ah non, on peut pas, Pauline. Pauline – C'est pas long, vous inquiétez pas. Barbara – On n'a plus le temps. Il nous reste deux mois avant le concours. Jessica – Deux mois, ça fait huit jeudis. Barbara – Huit jeudis, tu te rends compte? Pauline – La semaine prochaine, alors ? Barbara – Voilà, la semaine prochaine. Pauline – A Fantasyland, le château de la Belle au bois dormant dominait toute la vallée de la Marne. Si Val d'Europe n'avait pas joué le rôle d'écran protecteur, les visiteurs auraient pu voir depuis la chambre de la Belle au bois dormant, le RER, des voies rapides, des quartiers résidentiels sans charme. Modeler une ville à la périphérie du parc qui n'entachait pas son image était une chance inouïe pour Disney. Sans l'architecture si divertissante de Val d'Europe, la magie se serait arrêtée aux frontières du parc d'attraction et Disney aurait échoué dans sa mission de retour aux sources et à l'enfance. Le jeudi d'après, j'étais déjà là quand mes amis sont arrivées. Je m'entraînais à chanter ma dernière chanson. ©Pierre-Etienne Vilbert ©Pierre-Etienne Vilbert ©Pierre-Etienne Vilbert Synthèse des problématiques littéraires, philosophiques et esthétiques qui traversent les spectacles de la saison : Histoire littéraire : Deux auteurs dramatiques majeurs : B. M. Koltès et Thomas Bernhard Un romancier majeur : M. Houellebecq Le théâtre britannique contemporain, un exemple, D. Kelly Histoire des genres : Du récit à la scène, Les particules élémentaires… De l’entretien à la partition théâtrale et musicale, Les entretiens de Majorque... Thèmes : La solitude, la marginalité (Koltès, Kelly, Bernhard) La famille (Houellebecq, Kelly) La fratrie (Koltès, Kelly, Houellebecq) La violence (Koltès, Kelly) L’artiste (Houellebecq, Bernhard) Les autres (Houellebecq, Bernhard, Raffier) L’art, l’artifice, la création (Raffier, Houellebecq, Bernhard) Esthétiques : Petites formes et grand plateau (Raffier, Gosselin) Monologues et épopées modernes (Koltès, Gosselin) Musiques au théâtre (Les particules élémentaires, La nuit juste avant les forêts, La chanson) Annexe : dossier sur l’adaptation de Julien Gosselin du roman Les particules élémentaires de Michel Houellebecq 1. Le roman Michel Houellebecq, Varsovie 2008 Résumé Le récit, en trois parties, se déroule entre le 1er juillet 1998 et le 27 mars 2009, et raconte l'histoire alternée de deux demi-frères, Bruno et Michel, nés à la fin des années cinquante, que les hasards de la vie (et un coup de pouce des géniteurs) ont mis à un certain moment en relation. Leur mère, Janine, a vécu à fond les idéaux de la société permissive. Née en 1928, elle grandit en Algérie (où son père était venu travailler comme ingénieur) et vint à Paris pour compléter ses études. Elle danse alors le Bebop avec Jean-Paul Sartre (qu'elle trouvait remarquablement laid) ; a beaucoup d'amants (elle était très belle) et se marie avec un jeune chirurgien viril qui a fait fortune dans le domaine relativement nouveau à l'époque de la chirurgie plastique. Le couple divorce deux ans après la naissance de Bruno, puis abandonne ce dernier et son frère Michel à leurs grands-parents respectifs pour vivre dans une communauté en Californie ; des analepses permettent de constater la négligence qui régnait à la maison et la brutalité de l'école que fréquentent Bruno et Michel. Aucun des deux frères ne s'est vraiment remis de ces débuts dans la vie. Michel Djerzinski, abandonné par ses parents, a vécu avec sa grand-mère dont la mort provoqua chez lui un traumatisme violent qui lui interdira par la suite d'éprouver de vrais sentiments. Il n'a jamais ressenti aucun sentiment profond envers ses semblables, hormis peut-être envers sa grand-mère, qui l'a élevé et qui symbolise à ses yeux une espèce en voie de disparition qu'il décrit comme « des êtres humains qui travaillent toute leur vie, et qui travaillent dur, uniquement par dévouement et par amour ; qui donnent littéralement leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d'amour. » Michel a connu un amour d'adolescence, Annabelle, qui se détache de lui pour le fils d'un des amants californiens de Janine, lequel se voulait une rock-star. Dès lors, il mène une existence grise entre son supermarché Monoprix et le laboratoire parisien du CNRS où il mène des expériences de pointe sur le clonage des animaux. L'unique personne dont il ne soit pas éloigné par des années-lumière est son demi-frère Bruno, dont il fait la connaissance alors qu'ils sont dans le même lycée. Michel donne son congé après quinze années passées, sans donner d'autre explication à ses supérieurs que le besoin de temps « pour penser ». Il a peur de la vie et trouve refuge derrière un écran de certitudes positivistes et dans la relecture de l'autobiographie de Heisenberg. Célibataire et indépendant, Michel (qui a perdu sa virginité à trente ans) se sent incapable d'aimer et a peu de désir sexuel, contrairement à son demi-frère de quarantedeux ans, Bruno, qui est obsédé par le sexe. Durant ces années, Annabelle a pris part à des orgies et a eu deux avortements. Après leurs retrouvailles, Michel fait dans ses bras une expérience quasi-mystique qui lui procure une vision de l'espace « comme une ligne très fine qui séparait deux sphères. Dans la première sphère était l'être, et la séparation ; dans la seconde sphère étaient le non-être, et la disparition individuelle. Calmement, sans hésiter, il se retourna et se dirigea vers la seconde sphère ». Leur tentative pour rebâtir ce qu’ils ont perdu est gênée par la froideur émotionnelle de Michel ; il ressent de la compassion pour elle mais pas d'amour. Dans son enfance, son demi-frère Bruno a été victime de viols à répétition et d'humiliations quotidiennes dans un internat. La souffrance de Bruno à l'école est aggravée par le relâchement délibéré de l'autorité scolaire à la suite des protestations de mai 68, l'accent étant désormais mis sur l’auto-discipline. Adolescent, Bruno a l'habitude de se masturber secrètement alors qu'il est assis près d'une jolie fillette dans le train qui le ramène de l'école. Parachuté dans l'appartement bohème de sa mère durant les vacances d'été, pâle et déjà trop gros pour ses dix-huit ans, il se sent embarrassé et mal à sa place en présence des amants hippies et bronzés de sa mère, et face à l'impatiente insistance de celle-ci à discuter de ses inhibitions sexuelles. La haine que nourrit Bruno pour Janine trouve son expression des années plus tard lorsqu'il lui crache des insultes à la figure alors qu'elle est couchée sur son lit de mort. Bruno devient professeur et enseigne la littérature dans un lycée de Dijon et aspire toujours à devenir écrivain. Aux yeux de Michel, Bruno approche de la crise de la quarantaine (il s'est mis à porter un manteau de cuir et à parler comme un personnage de film à suspense de série B). Au bord du divorce et avec un bébé, dans une quête sexuelle sans espoir, il sort dans les night-clubs lorsqu'il est supposé surveiller leur fils ; il est continuellement en quête de rencontres sexuelles très souvent désastreuses. À d'autres moments, il se connecte aux "messageries roses" avec son Minitel (avec pour résultat une facture de téléphone de 14 000 francs qu'il cache à sa femme). Bruno, est totalement immergé dans la vie, son désir le conduit à multiplier les expériences (mariage, lingerie, salon de massage, prostitution, Minitel rose, échangisme, partouze, sex-shops, etc.). Dangereusement attiré par ses élèves adolescentes, il provoque le petit ami noir de l'une d'entre elles au point de s'attirer des représailles et des railleries. En un moment de jalousie rageuse, il se lance dans un tract raciste envoyé à L'Infini, une revue publiée par Philippe Sollers. Bruno rencontre Christiane lors d'un séjour au Lieu du Changement, camping post-soixantehuitard tendance new age. Comme Christiane, qui a cinquante-cinq ans, mère divorcée d'un garçon d'une dizaine d'années, il est venu là pour le sexe. Pour elle, les ravages de la génération de 68 sont évidents sur les femmes qui participent aux ateliers. Avec Christiane, Bruno retrouve un certain équilibre sentimental - qu'il détruit aussitôt après. Christiane emmène Bruno dans un voyage de sexe en groupe avec des touristes allemands et d'orgie en boîte de nuit parisienne mal famée. Mais la maladie rattrape Christiane, qui perd l'usage de ses jambes et préfère se suicider plutôt que d'être dépendante. Alors que la frustration conduit Bruno aux portes de la folie et du suicide, et après la mort d'Annabelle, qui se donne la mort elle aussi après son hystérectomie, Michel s'engage dans une réflexion solitaire qui entraînera une révolution scientifique comparable à l'œuvre d'Einstein : en dissociant radicalement la reproduction du plaisir, il permettra à l'humanité de connaître enfin la paix. On retrouve Michel dans un Centre de Recherche de Génétique à Galway ; sa vie a reçu un nouvel élan à cause d'une théorie révolutionnaire qu'il a développée : convaincu que la race humaine est condamnée par sa lutte insensée contre l'angoisse de la mort, et par la contradiction entre vie moderne d'une part et d'autre part la vie affective inhérente à la reproduction, il travaille à un projet de race génétiquement modifiée, immortelle et stérile - bien que non dénuée de personnalité ni de plaisir sexuel. Son travail, qui est poursuivi après sa mort en 2009, conduit à rien moins que la création, en 2029, d'une race génétiquement contrôlée et finalement à l'extinction de la race humaine. Parties Prologue Première partie — « Le royaume perdu » (15 chapitres) Deuxième partie — « Les moments étranges » (22 chapitres) Troisième partie — « Illimité émotionnel » (7 chapitres) Épilogue Le titre du livre est une métaphore empruntée à la mécanique quantique. Il renvoie à la fois à l'esprit scientifique du livre et à une conception d'un univers social où les individus se voient comme des particules élémentaires. 2. L’adaptation de Julien Gosselin © Simon Gosselin A. Article Le Figaro, 10 juillet 2013 : repérage des termes clés (soulignés, en gras) pour analyser le spectacle «Cette pièce est avant tout l'histoire d'un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du XXe siècle. Généralement seul, il fut cependant, de loin en loin, en relation avec d'autres hommes. Il vécut en des temps malheureux et troublés (…)». Ainsi s'ouvre le spectacle que ce jeune homme de 26 ans, a adapté des Particules élémentaires de Michel Houellebecq. Gosselin réussit à rendre compte de tout le contenu complexe de l'ouvrage, tout en en faisant une matière profondément théâtrale. Il fait sourdre des scènes imaginées -et vécues souvent - par l'auteur d'Extension du domaine de la lutte ou de Plateforme, leur force dramatique: c'est tour à tour féroce, cocasse, déchirant. Surtout, c'est excitant pour l'esprit, pétri d'émotions. En un mot, jubilatoire! Dans un espace très simple, la salle de Vedène, moderne, vaste plateau, il n'utilise que très peu d'éléments scéniques, mais tous sont parfaitement intégrés. La scène est dégagée. Au fond, un écran et sur les trois côtés, des fauteuils, des tables, le musicien. Ce dernier, Guillaume Bachelé, joue ses compositions à la guitare. Tout comme le vidéaste Pierre Martin, il est intégré au jeu. Il y a dans cette version des Particules élémentaires quelque chose d'un haletant feuilleton et les épisodes sont parfaitement découpés, soutenus par un très bon travail de lumières signé Nicolas Joubert, d'images, d'effets (fumées enveloppantes). Pas un temps mort. Rien que l'on ne comprenne, même si l'on n'a pas lu le livre. Tout est clair, adressé au public et joué tout en nuance. Que de jeunes gens se penchent sur cette histoire de la misère de l'homme occidental civilisé est en soi passionnant. Surtout que Julien Gosselin et ses amis ne se contentent pas de recopier Houellebecq, ils en forgent leur interprétation. La plupart des jeunes comédiens - sept sont issus de l'Ecole du Théâtre du Nord, qu'a fondée Stuart Seide à Lille - jouent plusieurs rôles et passent d'un personnage à l'autre avec une virtuosité qui force l'admiration. Tout ici est «lisible», mais on ne quitte jamais le théâtre dans ce qu'il a de puissant et de ludique. Un Michel Houellebecq parfaitement réinventé est là et les personnages de son univers aussi. Le premier ingrédient demeure la langue, avec cette juxtaposition de poèmes, d'analyses scientifiques, de dialogues tendus, des réflexions, de considérations qui restent très actuelles. Au cœur du livre, il y a la férocité désabusée d'un regard. Cela donne des scènes déchirantes, telle celle des aveux de Christiane et d'autres hilarantes, telle la leçon de yoga au camping né de toutes les utopies du XXe siècle et bien avant les hippies. Et, évidemment, les questionnements sans réponse sur les vertiges de la sexualité et l'irréconciliable féminin/masculin, hantise assumée de l'écrivain. Le livre date de 1998. Il est très ancré dans la décennie 1990, mais ce que nous montrent Julien Gosselin et son équipe artistique, c'est à quel point la plupart des interrogations de Michel Houellebecq sont encore actives. En cela, Les Particules élémentaires sont vraiment un très grand livre, qui parle en particulier d'une époque et de ses travers, mais parle aussi de la relation de tout homme au monde. L'épilogue est à cet égard frappant. Frédéric Hubczejak, le scientifique, qui a ouvert le mentale, mais génétique». Un chœur de clones, qui sont peut-être les dieux d'un nouvel Olympe apparaît. Les dix interprètes, qui ont en partage la jeunesse, la beauté, l'allégresse et l'intelligence, sont bien alignés et nous disent par la voix de la porteuse de poèmes: «Ayant rompu le lien filial qui nous rattachait à l'humanité, nous vivons. À l'estimation des hommes nous vivons heureux (…)». Autrement dit, Julien Gosselin fait des Particules élémentaires la grande œuvre tragique mais optimiste de l' «espèce infortunée», nous, les hommes du XXIe siècle. B. Quelques remarques de D. Noguez extraites de son essai Houellebecq, en fait, Fayard. Sur le roman de M. Houellebecq, Les particules élémentaires et les polémiques qu’il suscita. : (p.45 et suivantes) « Un grand livre ambitieux un objet performatif, qui agit, agira sur l’histoire des idées… » « Acuité du regard ( du romancier) qui fait repérer dans l’espace romanesque des microethnies, des cheptels sociaux, ( homos du quai des tuileries, nudistes du camping mystique,) » « Faculté synthétique qui fait analyser les cinquante dernières années de la société française avec pertinence : (Politique des grands ensembles, le catalogue des trois Suisses, « le caractère indépassable de la soirée dansante comme mode de rencontre sexuelle en société non communiste »). » L’auteur associé à R. Barthes dans Mythologies et Pérec dans Les choses pour sa démarche de recherches et analyses des signes. « Un livre qui anticipe sur le destin même de notre pauvre espèce » Thèmes : haine de la nature « La nature je lui pisse à la raie, mon bonhomme. »p.326 Méfiance à l’égard de la sexualité : « la sexualité, une fonction inutile, dangereuse et régressive », p. 332 Fond d’une grande noirceur. Une manière très peu politiquement correcte de décrire les choses. Le nihilisme, la chose la mieux partagée entre les deux frères. « ce livre aurait pu en rester là, une belle vachardise contre l’humain, une grande tartinée de noir triste mais… ») « Surtout on y trouve une robuste et courageuse théorie de la nécessité d’une religion (au sens étymologique de lien, lutte contre la séparation, « la séparation est l’autre nom du mal ; c’est également l’autre nom du mensonge. » « Un livre d’un ton unique, d’une précision grinçante ou bouffonne, d’une sécheresse brise-pathos pouvant déraper en humour terrible, gris, noir, vitriolesque. » C. Entrées dans le spectacle : des clés et des serrures. La complexité du roman/ la limpidité du spectacle ? La philosophie dans le roman/ les questionnements dans le spectacle ? La noirceur du roman/ l’euphorie de la scène ? Le récit/ le théâtre ? L’univers désespéré/ le dynamisme du jeu ? Le propos grave/ La jubilation de la scène ? La composition du roman/ le montage au plateau ? La famille décomposée/ recomposée/ éclatée La mère/ le maternel/ le féminin (personnages féminins + personnage de Janine, la mère). Les relations sentimentales/ sexuelles/ Le sexe/ la sexualité/ le commerce du sexe/la misère sexuelle L’autorité/ le laxisme/ la perte de repères après soixante-huit. Les humiliations (viols au lycée, humiliations des femmes) Le « vivre ensemble » L’utopie (épilogue du roman et utopies de 68) Bibliographie T. Bernhard, Entretiens avec Krista Fleischmann, L’Arche S. Chalaye Thomas Ostermeier, Actes Sud-Papiers M. Houellebecq, Les particules élémentaires, J’ai lu D. Kelly, Orphelins, L’Arche B. M. Koltès, La nuit juste avant les forêts, Les Editions de Minuit D. Noguez, Houellebecq, en fait, Fayard O. Py, Les mille et une définitions du théâtre, Actes Sud T. Raffier, La chanson J. P. Ryngaert, Lire le théâtre contemporain, Paris, Dunod J. P. Ryngaert et J.Simon, Le personnage théâtral contemporain, ed. Théâtrales J. P. Sarrazac, Poétique du drame moderne. De H. Ibsen à B-M. Koltès J. P. Sarrazac, Lexique du drame moderne et contemporain, Belval, Circé A. Ubersfeld, B. M. Koltès, Actes sud papiers Liens vers les compagnies Les particules élémentaires : Collectif Si vous pouviez lécher mon cœur http://www.lechermoncoeur.fr/Lecher_mon_coeur Orphelins : Théâtre du Prisme http://www.theatreduprisme.com/ Les entretiens de Majorque : L’Interlude T/O http://www.interlude-to.fr/