
fermement en main le fil de l’entretien. Alors il y avait bien des chances pour que l’on 
en revînt comblé. 
  C’est ainsi que certain jour, ce fut, je crois, en l’année 1927-1928, je lui parlais 
des raisons qui m’avaient entraîné comme philosophe à l’étude de l’arabe, des 
questions que je me posais sur les rapports entre la philosophie et la mystique, de ce 
que je connaissais, par un assez pauvre résumé en allemand, d’un certain 
Sohravardî… Alors Massignon eut une inspiration du Ciel. Il avait rapporté d’un 
voyage en Iran une édition lithographiée de l’œuvre principale de Sohravardî, Hikmat 
al-Ishrâq : « La Théosophie orientale ». Avec les commentaires, cela formait un gros 
volume de plus de cinq cents pages. « Tenez, me dit-il, je crois qu’il y a dans ce livre 
quelque chose pour vous ». Ce quelque chose, ce fut la compagnie du jeune shaykh 
al-Ishrâq qui ne m’a plus quitté au cours de la vie. J’ai toujours été un platonicien (au 
sens large du mot, bien entendu) ; je crois que l’on naît platonicien, comme on peut 
naître athée, matérialiste, etc. Mystère insondable des choix préexistentiels. Le jeune 
platonicien que j’étais alors ne pouvait que prendre feu au contact de celui fut 
« l’Imâm des Platoniciens de Perse ». J’ai parlé tellement de lui dans mes livres, ou 
en publiant et traduisant ses œuvres, que je n’ajouterai rien ici, sinon pour marquer 
le trait décisif. 
  Car par ma rencontre avec Sohravardî, mon destin spirituel pour la traversée 
de ce monde était scellé. Ce platonisme s’exprimait dans les termes de l’angélologie 
zoroastrienne de l’ancienne Perse, illuminant la voie que je cherchais. Il n’y avait plus 
à rester écartelé entre le sanskrit et l’arabe. La Perse se trouvait là au centre, monde 
médian et médiateur, car la Perse, le vieil Iran, ce n’est pas seulement une nation ni 
un empire, c’est tout un univers spirituel, un foyer de l’histoire des religions. Ce 
monde était prêt à m’accueillir, et il m’accueillit. Dès lors le philosophe passait dans 
les rangs des Orientalistes. Il dira plus tard, instruit par une longue expérience, 
pourquoi il lui apparaît que ce sont désormais les philosophes, non pas les 
orientalistes, qui sont les seuls à même de prendre en charge la « philosophie 
orientale ». 
  La grande aventure commençait. Normalement, après la licence et le diplôme 
d’études supérieures de philosophie, il eût fallu suivre les cours d’agrégation. C’était 
la voie de la sagesse, sans imprévu, si normale qu’un vénérable professeur de la 
Sorbonne que je rencontrai occasionnellement chez des amis et que j’informai du 
cours de mes décisions, me demanda paternellement : « Mais avez-vous de la fortune 
personnelle ou du temps à perdre ? » Je n’avais, Dieu merci, ni l’un ni l’autre. Mais 
comment subir les cours et les perspectives de l’agrégation, lorsque l’on a en tête ce 
grand dessein : faire pour cette philosophie iranienne dont les grands noms 
apparaissaient à travers les commentateurs de Sohravardî, ce qu’Et. Gilson avait fait 
pour « ressusciter » la philosophie médiévale de l’Occident ? Un pari, peut-être, 
contre les aléas du Destin. Mais ce pari, je crois que le Ciel m’a accordé la faveur de 
le tenir et de le gagner. 
  Voilà en bref, pour la « carrière » du philosophe orientaliste, sa rencontre 
décisive avec la terre d’Iran « couleur du ciel », « patrie des philosophes et des 
poètes ». Mais l’entretien avec Philippe Némo s’intéressait avant tout à la rencontre 
en la même personne, du philosophe iranologue et du traducteur de Heidegger. Alors 
ce post-scriptum doit évoquer une autre rencontre, la rencontre avec la vieille 
Allemagne qui fut jadis, elle aussi, « patrie des philosophes et des poètes ». Deux 
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