LA SÉDUCTION DES FONDEMENTS. LES FONDEMENTS DE LA
SÉDUCTION
A propos de Nouveaux Fondements pour la Psychanalyse de Jean Laplanche.
par Pierre Sullivan
Psychanalyste, membre de le Société Psychanalytique de Paris.
Pourquoi faudrait-il toujours fonder à nouveau ? Le lecteur attentif aux idées
contemporaines, è la psychanalyse en particulier, ne peut s'empêcher d'en venir à la
question : mais pourquoi toutes ces fondations, ces toujours nouvelles fondations? Le
plus souvent, il faut bien le dire, il n'a pas è se poser en fait cette question tellement la
nouveau annoncée se révèle en définitive ancienne : il s'agit souvent d'une partie
ternie de la théorie que l'on fait reluire aujourd'hui, et c'est toute la nouveauté. Le
nouveau est chose infiniment difficile & produire. Peu d'êtres, et Freud est l'un de ces
découvreurs exceptionnels, vivent cette expérience unique de délivrer une pensée avec
la certitude d'ouvrir un monde jusques alors clos. L’envie que suscite pareil vécu
symbiotique de création doit expliquer en partie la dévaluation de l’adjectif nouveau
subséquente è l’utilisation massive qui en est faite par tout un chacun : il s'agit par le
langage de ruser avec la nouveauté.
Il n'est pas interdit de penser que Freud savait a quelle tristesse il nous vouait en
affirmant justement que le seul plaisir véritable pour l'homme résidait dans l'écart
produit par l'introduction d'une nouvelle forme. Il va de soi pat~ ailleurs que chaque
analyste participe a l'invention de l'analyse dès qu'il accomplit son métier. Par sa
clinique et la réflexion qui l'accompagne, il augmente pour ainsi dire le pouvoir de
créativité de la découverte freudienne. Tout autre est le projet d'apporter aux analystes
et a Freud d'abord, puisqu'il est dans cette affaire l'interlocuteur premier, une
fondation autre de leur pratique. Car c'est bien du fond dont il est question ici sans
égard pour la clinique. Il ne s’agit donc pas dans un champ d’expérience inhabituel
d'éprouver les outils analytiques quitte a les transformer pour mener a bien cette
opération et mettre au point ainsi une « nouvelle » clinique, comme l'ont fait chacun a
leur manière les disciples les plus inspirés de Freud, mais bien, dans une autre
direction qui a été celle de Lacan et qui montre avant toute chose l'impossibilipour
une certaine psychanalyse de renoncer a être subjuguée par la philosophie, d'opérer
une "critique", une déduction en soi des concepts. Comme Kant ou Husserl qui
fondent la morale ou les mathématiques, voila un psychanalyste qui fonde à nouveau
la psychanalyse.
Le fondement est la chose des philosophes : c’est leur raison d'être en même temps
que leur tourment. Si la psychanalyse a besoin d'un fondement en philosophie, il n'est
pas certain ni même utile qu'elle ait besoin en elle-même et pour agir d'être fondée.
On peut même avancer que si la psychanalyse a quelque chose à apprendre à la
philosophie, ce savoir concernerait avant tout la contrainte 00 elle se trouve enlisée de
toujours devoir recourir à des origines fondatrices. C'est l'un des traits les plus
marquants de la démarche de Freud de le voir épuiser le fondement à coup de
bouleversements théoriques, comme le Petit Poucet son pain, pour le perdre tout à fait
dans un avenir biologique improbable. A cet égard, fonder à nouveau la psychanalyse,
c'est vouloir précéder Freud, en surenchérissant d'abord sur sa nouveauté, puis et
surtout en retournant à une époque d'avant l'analyse, précession temporelle qui annule
du même coup le débat freudien sur l'origine, avec l'origine.
Ce double mouvement de retour à une conception pré-freudienne est d'autant plus
explicite ici que le fondement propon'est autre que la séduction, concept visé de
ce dont Freud a dû précisément faire le deuil pour que la psychanalyse soit. La
stratégie de cette nouvelle fondation a un certain panache : elle permet ironiquement
de doubler une tendance réaliste récente de la psychologie contemporaine en
généralisant d'emblée au niveau du concept ce que cette dernière prétendrait vérifier
constamment au niveau des faits, à savoir la séduction effective des enfants par
l'adulte. De plus, elle conduit à unifier-c'est tout l'avantage d'un fondement-les acquis
freudiens sur la séduction paternelle, l'influence de ce fantasme sur le psychisme
humain et les conquêtes du domaine maternel lancées d'abord par Freud lui-même,
poursuivies depuis par plusieurs générations d'analystes. Cependant, si fondant ainsi,
nous gagnons en clarté, nous risquons par ailleurs en faisant intervenir l'écho de la
séduction paternelle conçue sur le modèle de la perversion dans le soin maternel, de
manquer celui-ci et de méconnaître ce qu'il recèle d'imprévu. La sexualité maternelle
est-elle une séduction? Penser que la mère est une Sphynge, que sa sexualité est celle
d'une énigme è soudre tout au long de la vie du sujet humain, n'est-ce pas escamoter
du me coup l'obscurité vivante que représente pour toute femme, pour toute mère
son propre corps?
Que la sexualité féminine ou mieux encore le corps féminin, soit le négligé essentiel
d'une théorie de la séduction, c'est ce qui apparaît d'emblée. La chose est d'autant plus
étonnante que depuis Freud les divans ont vu s'allonger nombre de femmes et de
mères, et il est évident pour beaucoup par exemple que la relation homosexuelle
primaire (2) entre mère et fille ne' se comprend pas par le recours à des théories de
l'énigme ou de la séduction. Pour la constitution de son corps et de sa sexualité, il n'est
pas certain, loin de là, qu'une fille vive sa mère comme une sphynge fixée par les
dieux sur la route de Thèbes. Il faudrait continuer avec d'autres exemples, les analyser,
les comparer, seule voie psychanalytique souhaitable, et il est d'autant plus regrettable
è cet égard, répétons-le, que le théorie de la séduction généralisée se développe dans
le pur azur du mythe et de la théorie.
La spéculation est une activité solitaire qui répond exactement è l'énigme, la
séduction, comme toute perversion, est davantage une théorie personnelle et privée de
la sexualité qu'une sexualité vécue : aussi, en son fondement ultime, la théorie de la
séduction généralisée est-elle probablement une pensée de la solitude absolue de
l'être, une pensée moderne de l'abandon par les dieux ou leurs substituts. A dire vrai,
il n'est pas démontré que la psychanalyse, contrairement è beaucoup de philosophies,
se réduise à cette quête spéculative 9'une réponse impossible ou que le patient soit ce
sujet auto-théorisant ses manques et ses absences. Il y a peu d'expériences humaines
où l'autrui soit à ce point inclus en soi, que dans l'analyse vécue : ce partage vaut aussi
bien pour l'analyste que pour le patient. L'un des effets les plus marquants de cette
rencontre ou de cette interférence est de multiplier les voix, les sources de message, et
s'il fallait pour terminer émettre une hypothèse, c'est à cette soudaine babélisation (3)
et non à une quelconque spéculation théorique, qu'il faudrait demander un modèle
pour imaginer une relation mère-enfant.
(l)Ce colloque a soulevé à plusieurs reprises la question de la théorie de la séduction
exposée par Jean Laplanche dans son livre Nouveaux Fondements pour la
Psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France. Je livre ici les flexions que
m’a inspirées cette lecture.
(2)Voir à ce sujet : Homosexualiet Identité, Cahiers du Centre de Psychanalyse et
de Psychothérapie, N°8 ; comment le corps vient aux filles, Cahiers du Centre de
psychanalyse et de Psychothérapie, N°16-17.
(3)Ce mot doit nous rappeler par ailleurs que toute une partie de l'aventure de Jean
Laplanche, celle de traducteur des œuvres de Freud, est une tentative à bien des
égards désespérée pour réduire les effets polyphoniques de la langue de Freud, pour
faire de Babel une énigme de plus.
17 rue Albert Bayet
75013 Paris.
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