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Dans la période qui a suivi l’émergence
des printemps arabes en 2011, le
concept de laïcité s’est trouvé au cœur
du débat politique. La controverse s’est
aussitôt installée dans les pays touchés par
les mouvements révolutionnaires, entre les
partisans de l’évolution des régimes vers
une séparation nette de la religion et de
l’État, d’un côté, et les formations islamistes
qui faisaient de la chari’a la source unique
ou principale de la législation, de l’autre.
Ce fut le cas plus particulièrement en
Tunisie, où au lendemain du renversement
du régime de Ben Ali, des formations
politiques démocratiques ont introduit les
principes de laïcité dans leurs programmes
politiques. Face aux criques frontales du
parti Annahda, qui assimilait tout projet
de conception laïque à la promotion
d’un modèle anti-islamique, ces mêmes
formations ont renoncé à y faire référence
de manière explicite, tout en prônant la
séparation de l’État et de la religion, qui
devait relever de la sphère privée.
La question est revenue sur le devant de
la scène politique tunisienne au moment
de l’élaboration de la nouvelle Constitution
tunisienne, adoptée en 2014. Face aux
tenants de la référence au caractère laïque
de l’État, Annahda s’efforçait d’imposer
la chari’a comme source principale du
droit. Au cours des débats très vifs qui
ont duré près d’une année au sein de la
Constituante, on a pu entendre dans les
discours des islamistes des propos agressifs
à l’égard des partisans de la mention de
la laïcité dans la nouvelle Constitution :
« Le laïc, c’est l’ancien colonisateur, celui
qui a marginalisé notre culture arabo-
musulmane ». « Vous, laïcs, vous êtes le
parti de la France », affirmation utilisée
de manière récurrente en Algérie pour
critiquer les partisans de la francophonie.
Un compromis a été finalement trouvé
pour concilier les deux conceptions qui
s’opposaient sur la nature de l’État et
de la société. Dans son préambule, la
Constitution adoptée à une large majorité,
(une minorité de députés d’Annahda s’étant
abstenus ou ayant voté contre), stipule que
« l’islam est la religion de la Tunisie » sans
mentionner la chari’a comme source du
droit. Un autre article précise le caractère
« civil » (madani) de l’État et fait aussi
référence à la liberté de croyance et de
conscience.
Aucune autre Constitution dans le
monde arabe ne mentionne cette liberté
fondamentale, au cœur des revendications
apparues pendant les printemps arabes.
Au Maroc, où la laïcité fait aussi débat, la
formation islamo-conservatrice, le Parti
pour la justice et le développement, dont
est issu le Premier ministre, s’est opposé
frontalement à la constitutionnalisation
de la liberté de conscience, qui semblait
avoir la faveur du monarque. À l’exception
du Liban et, depuis peu de la Tunisie, les
Constitutions des pays arabes font de la Loi
islamique, la source unique ou principale
du droit. Toutefois, la Constitution syrienne
se distingue en ne faisant pas de l’islam la
religion de l’État. D’une manière générale,
l’organisation du pouvoir et les institutions
fonctionnent de facto sur le modèle d’une
séparation, plus ou moins accentuée,
de l’État et de la religion. On ne trouve
guerre que la Loi fondamentale de l’Arabie
saoudite pour affirmer que le roi tient sa
légitimité du Coran et de la Sunna et que
le comité des oulémas participe à l’exercice
du pouvoir.
Sphère religieuse et sphère
politique
Globalement, dans le monde arabe, on
rattache le concept de laïcité à la période
coloniale, ce qui explique les fortes
préventions, voire l’hostilité à l’encontre
de ce qui est considéré et perçu comme
un modèle français. Pourtant, de manière
explicite ou implicite, une pensée laïque est
apparue au Proche-Orient, à la fin du XIXe
siècle, sous le néologisme « Almaniya »
pour désigner la laïcité et dont la racine
sémantique renvoie à la fois au savoir, à
La laïcité dans le monde arabe,
perceptions et réalités
Dans le monde arabe, la
laïcité est souvent associée
à la colonisation ou aux
régimes dictatoriaux.
La plupart des régimes
font de l’islam la source
unique ou principale du
droit. Pourtant, une pensée
laïque, apparue au
Proche-Orient à la fin du
XIXe siècle et réactualisée
à la faveur des « printemps
arabes », prône
la neutralisation
de la religion dans
l’espace politique
Par Yves Aubin de La Messuzière
Président de la Mission laïque française
La laïcité aujourd'hui
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la science et au monde temporel (qui se
différencie de l’au-delà).
Des intellectuels et des politiques au
Maghreb, comme au Machrek, qui prônent
la « neutralisation » de la religion dans
l’espace politique s’appuient sur ce qu’ils
qualifient de patrimoine de la laïcité dans
le monde arabe et musulman. Averroès
philosophe rationaliste andalou du XIIe
siècle, aurait été un précurseur de la
séparation du politique et de la religion,
ainsi que de l’égalité entre les croyances,
comme le fut, un siècle plus tard, Dante
dont l’œuvre est apparue comme un
manifeste en faveur du pouvoir temporel.
Au XIVe siècle l’historien Ibn Khaldoun,
précurseur de la sociologie arabe, élabora
une conception de l’exercice du pouvoir
politique dans le cadre d’un « État séculier ».
On se réfère surtout aux penseurs de la fin
du XIXe siècle, inspirateurs du mouvement
de la renaissance arabe « Annahda » (dont
ne s’inspire le parti tunisien du même nom),
qui rassemblait réformistes musulmans
et chrétiens au Levant, en opposition à
la domination ottomane. Parmi eux, le
syrien Abdal Rahman Kawakibi, journaliste
et essayiste, dont la dénonciation du
despotisme ottoman lui a valu les geôles
turques. Il a développé une pensée très
élaborée sur la séparation de la sphère
politique et de la sphère religieuse, qui reste
une référence jusqu’à aujourd’hui. Kawakibi
écrivait que, lorsqu’un pouvoir despotique
s’appuie sur le pouvoir religieux pour
affirmer sa suprématie, la religion devient
un obstacle aux réformes nécessaires.
« Ce qu’il faut, affirmait-il, c’est priver les
représentants religieux de tout pouvoir,
puisqu’ils ont intérêt à laisser les gens dans
l’ignorance et à les empêcher d’avoir une
pensée autonome » (Al Muqatam, 1899).
Il existe bien d’autres références, comme
le théologien égyptien Ali Abderrazik
remarqué par son livre paru en 1925
L’Islam et les fondements du pouvoir.
Un autre auteur égyptien plus connu en
France parce qu’il fut proche d’André
Gide et traduit en français, Taha Hussein,
s’inscrivait dans le même veine. Parmi les
contemporains, on peut citer l’historien
tunisien Mohammed Talbi auteur d’un
Plaidoyer pour un islam moderne, qui
va jusqu’à affirmer le caractère laïque de
l’islam en s’appuyant sur le Coran, dont un
verset affirme qu’il y a « nulle contrainte
en matière de religion ». Convoquer le
texte sacré et les hadiths du prophète
Mohamed pour légitimer le développement
de la laïcité et de ses valeurs, risque d’être
contre-productif, puisqu’il provoque un
contre discours des islamistes, dont les
arguments portent davantage dans les
opinions.
Il suffit d’observer les réseaux sociaux
pour constater que la laïcité reste trop
connotée. Au Maghreb, le plus souvent,
le terme « laïcité » est arabisé et on le
prononcera en langage courant « laïqiyya ».
Cette traduction renvoie évidemment à
la non-croyance et au modèle français
de laïcité. Pour éviter toute confusion, la
Mission laïque française, qui a développé
au Maroc un réseau d’établissements
scolaires d’enseignement français, il y a une
vingtaine d’années, a choisi l’appellation
d’« Office scolaire universitaire international ».
« Laïcité de fait »
Par ailleurs, la laïcité est souvent assimilée
aux dictatures du monde arabe, plus
particulièrement celles d’Irak et de Syrie.
Face à la montée en puissance des
rébellions islamistes, Bachar Al Assad
affirme régulièrement, à destination des
opinions occidentales, que la Syrie est
le seul régime à caractère laïque dans
le monde arabe. Dans les faits, les États
autoritaires qui se revendiquent laïcs, ont
instrumentalisé la religion en s’octroyant
pour mission de réformer et de dicter les
prêches des imams qu’ils ont nommés. Si,
durant des décennies, le régime baathiste
de Saddam Hussein s’était proclamé laïque,
après la première guerre du Golfe, il a
levé haut l’étendard du djihad et affiché
« Allah Akbar » sur le drapeau irakien
pour s’attirer le soutien des opinions
musulmanes. Dans sa propagande,
l’islam radical pourfend toute idée de
laïcisation en terre d’islam. C’est le cas
du téléprédicateur, de la chaîne qatarie
Al-Jazira, le cheikh Yusuf Al Qaradawi, qui
rejoint les mouvements islamistes radicaux
pour désigner les tenants de la séparation
du spirituel et du temporel de mécréants
voués aux gémonies. La forte pression
islamiste peut expliquer le renoncement
de partis démocratiques et libéraux à toute
référence aux principes laïques. C’est le
cas du parti historique égyptien, le Wafd,
première formation arabe à revendiquer
la séparation du politique et du religieux,
mais qui considère dorénavant dans son
programme politique que la chari’a doit
être la source principale de la législation.
Défendre l’idée de laïcité en Égypte,
peut valoir la promulgation de fatwas et
l’exil forcé, comme ce fut le cas dans les
années quatre-vingt-dix pour un éminent
professeur d’université accusé d’apostasie
en raison de ses études critiques sur la
chari’a. Il n’en reste pas moins que les
sociétés arabes et musulmanes se sont
progressivement sécularisées, notamment
en Syrie et en Irak, au Proche-Orient, en
Tunisie et en Algérie, au Maghreb. C’est
« la laïcité de fait » qu’analysait Jacques
Berque. Toutefois, les sociétés civiles
arabes sont actuellement confrontées au
défi des mouvements islamistes radicaux
qui ont une vision fantasmée de l’époque du
prophète et des quatre califes orthodoxes
au point d’effacer l’Islam des lumières des
empires omeyyade et abbasside du IXe au
XIIe siècles.
Les débats conflictuels qui agitent la
société française autour de la laïcité, depuis
l’adoption de la loi de 2004, sur le port des
signes religieux à l’école, dont on ne retient
que la question du port du voile, sont suivis
avec attention plus particulièrement au
Maghreb, mais aussi en Égypte. De manière
inattendue, le cheikh Tantawi, l’ancien
grand imam d’Al Azhar, considéré comme la
plus haute autorité de l’islam sunnite, avait
fait part de sa compréhension vis-à-vis de la
nouvelle législation française. Il n’en serait
plus ainsi aujourd’hui dans le nouveau
contexte marqué par l’emprise de l’islam
radical. Il faut bien constater aussi que le
débat en France s’est radicalisé, la laïcité
étant convoquée à toute occasion, pour
exiger notamment l’interdiction du port du
voile dans les universités et des menus de
substitution dans les cantines scolaires etc.
À l’islamisme s’oppose un laïcisme radical,
qui fait de la laïcité une religion civique.
La laïcité en France apparaît de plus en
plus souvent comme identitaire au point
de faire la distinction entre les religions qui
appartiendraient à l’identité de la France, la
chrétienne et la juive, et celle d’importation,
c’est-à-dire l’islam. Cette dérive n’aide pas
à une meilleure compréhension de la laïcité
et de ses valeurs dans le monde arabe.
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