L'Alsace d'Erckmann-Chatrian Comédie- Française à la Univers Théâtral Collection dirigée par Anne-Marie Green On parle souvent de « crise de théâtre », pourtant le théâtre est un secteur culturel contemporain vivant qui provoque interrogation et réflexion. La collection Univers Théâtral est créée pour donner la parole à tous ceux qui produisent des études tant d'analyse que de synthèse concernant le domaine théâtral. Ainsi la collection Univers Théâtral entend proposer un panorama de la recherche actuelle et promouvoir la diversité des approches et des méthodes. Les lecteurs pourront cerner au plus près les différents aspects qui construisent l'ensemble des faits théâtraux contemporains ou historiquement marqués. Dernières parutions Philippe BARON (sous la dir.), Le théâtre libre d'Antoine et les théâtres de recherche étrangers, 2007. François CA V AIGNAC, La culture théâtrale à Etampes au XIX" siècle, 2007. Figurations MERV ANT-ROUX, du Marie-Madeleine spectateur, 2006. Tadeusz KOWZAN, Théâtre miroir. Métathéâtre de l'Antiquité au XX/me siècle, 2006. Eraldo PERA RIZZO, Comédien et distanciation, 2006. M. GARFI, Musique et spectacle, le théâtre lyrique arabe, esquisse d'un itinéraire (1847-1975), 2006. F. ARANZUEQUE-ARRIET A, Arrabal. La perversion et le sacré, 2006. Marc SZUSZKIN, L'espace tragique dans le théâtre de Racine, 2005. Evelyne DONNAREL, Cent ans de théâtre sicilien, 2005. Simon BERJEAUT, Le théâtre de Revista: un phénomène culturel portugais, 2005. Thérèse MALACHY, La comédie classique. L'altérité en procès,2005. Donia MOUNSEF, Chair et révolte dans le théâtre de BernardMarie Koltès, 2004. Edoardo ESPOSITO, Eduardo de Filippo: discours et théâtralité, 2004. Stephen FOSTER L'Alsace d' Erckmann-Chatrian à la Comédie-Française L'Harmattan Ouvrages du même auteur Emile Erckmann et Alexandre Chatrian. Correspondance inédite (1870-1887), Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000. Bibliographie des œuvres d'Erckmann-Chatrian et de la critique publiées en France, 1844-1998, The Edwin Mellen Press, 2000. Des salons victoriens aux cabanes d'émigrants. Il y a cent ans Erckmann-Chatrian, Peter Lang, 1986 [disponible chez l'auteur]. @ L'Harmattan, 2007 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com diffusion. harmattan @wanadoo.fr [email protected] ISBN: 978-2-296-03306-1 EAN: 9782296033061 AVANT-PROPOS L' œuvre théâtrale d' Erckmann-Chatrian est quasiment oubliée aujourd'hui. En dehors de Georges ou le Chasseur des ruines, L'Alsace en 1814, La Guerre et Le Juifpolonais, toutes les pièces sont des adaptations plus ou moins fidèles des romans et des contes. En son temps, elle suscita les commentaires les plus fulgurants comme les plus insipides. On se demandait: Le théâtre était-ce bien l'aff,Ùre de deux conteurs alsaciens? Etait-ce bien l'affaire en général de romanciers tout court? Victor Hugo s'était déjà exprimé à ce sujet en 1830 dans la préface d'Hernani. « Il Y avait péril, en effet, à changer ainsi brusquement d'auditoire, à risquer sur le théâtre des tentatives confiées jusqu'ici seulement au papier qui souffre tout; le public des livres est bien différent du public des spectacles, et l'on pouvait craindre de voir le second repousser ce que le premier avait accepté. Il n'en a rien été. Le principe de la liberté littéraire, déjà compris par le monde qui lit et qui médite, n'a pas été moins complètement adopté par cette immense foule, avide des pures émotions de l'art, qui inonde chaque soir les théâtres de Paris. Cette voix haute et puissante du peuple, qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique: tolérance et liberté. Maintenant vienne le poète! il Y a un public!. » IVictor Hugo, Préface d' Hernani, Etudes françaises sur le Web, http://www.chass.utoronto.ca/french/ as-sa/editors/p gmlp leiade/indexf.htm. 8 Quant à faire accepter à ce public habitué aux drames romantiques des pièces réalistes, c'était risquer sa réputation. Des auteurs populaires comme George Sand, Daudet, Zola et les Goncourt connurent sur scène autant d'échecs que de succès. Et même les titres qui déplacèrent les foules, comme Claudie, Sapho, Germinie Lacerteux, et Nana ont disparu des affiches des théâtres modernes. Ce n'est pas à nous ici de pérorer à tort ou à raison sur le désintérêt des audiences des vingtième et vingt-et-unième siècles pour le théâtre du dixneuvième. Simplement nous essayerons de montrer qu'une adaptation pouvait émouvoir et même déranger aussi bien que distraire. Et quand la pièce était interprétée par des acteurs de grand talent sur une scène magnifique, on comprend l'engouement du public de cette époque. Pour finir, on mentionnera souvent le nom de Chatrian dans cette étude. C'est lui qui sera l'homme à tout faire du théâtre: dialoguiste, impresario, démarcheur infatigable auprès des journalistes et des critiques, un fan inconditionnel de la scène. Ces mots lui sont donc dédiés. Stephen FOSTER L'Ami Fritz 1. Un bourgeois de Phalsbourg chez Molière On comprend que l'entrée de Fritz Kobus de Clairefontaine, initialement Hunebourg, sur la plus prestigieuse scène de France ait provoqué quelques froncements de sourcils. Il est malheureusement encore de nos jours des individus qui ne voient que par la capitale et regardent avec hauteur tous ces bons provinciaux. Mais que ce rentier, pêcheur à ses heures et victime des intermittences du cœur à ses autres, attire les foudres d'une élite journalistique ainsi que de la haute société du Faubourg SaintGermain pour ensuite conquérir le peuple de Paris, cela ne manque pas de piquant. Ses créateurs furent eux-mêmes surpris des réactions qui entraînèrent l'acceptation de leur pièce à la Comédie-Française. Emile Erckmann fit les frais de «l'affaire Ami Fritz» d'une façon injustifiée quand on connaît sa discrétion légendaire concernant sa vie privée. Comme dans la comédie, l'histoire qui se construit autour d'une idylle rustique connut de multiples rebondissements avant de finir plutôt bien. Elle commence autour de l'année 1868 alors que le drame Le Juif polonais vient d'être accepté par Larochelle au Théâtre de Cluny. Après avoir battu le pavé des boulevards pendant près de vingt ans, Alexandre Chatrian voit enfin sa véritable vocation prendre essor. Il connaît les réticences d'Emile concernant le théâtre, mais lui demande pourtant dans cette lettre datée du 18 octobre 1868 : « Si je signais un traité avec le directeur d'un grand théâtre de Paris pour un drame de 5 actes dont le 10 sujet me trotte en tête depuis longtemps, serais disposé à emboîter le pas 1 ? » est-ce que tu Le drame en question était une adaptation de Gœtz von Berlingen de Gœthe. Seulement Emile n'est pas disposé à lui « emboîter le pas ». Ce dernier est bien trop absorbé dans des poursuites qu'il juge plus sérieuses, comme la rédaction de l'Histoire d'un paysan. Passées les épreuves de la guerre, Chatrian met toute son énergie dans le théâtre, mais cette fois sans l'aide d'Erckmann. En 1873 il compose un nouveau drame, Le Père et le fils, et le propose à Larochelle, qui vient de racheter le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, mais celui-ci refuse le projet, s'étant ultérieurement engagé avec une pièce de Goldini. C'est alors que commence une véritable course d'obstacles pour placer L'Ami Fritz. En août 1874, Alexandre Chatrian se rabat sur cet ancien roman que Larochelle lui avait demandé alors qu'il était encore à Cluny. Il était réticent à faire paraître une œuvre écrite avec Emile, et voulait prouver à lui-même et à son collaborateur qu'il pouvait créer une œuvre originale. Malheureusement les directeurs de l'époque préféraient, s'ils n'avaient pas leurs auteurs dramatiques attitrés, adapter des romans populaires à succès. Larochelle lui écrit : « J'ai reçu vos deux actes de L'Ami Fritz au moment où je me devais entièrement à la mise en scène de notre grande pièce à venir, Le Tour du monde de J. Verne et d'Ennery ; voilà pourquoi je suis forcé de vous dire: accordez-moi un peu de temps. Mais je vais le 1 *Chatrian à Erckmann, 18 octobre 1868. Les références aux documents inédits sont précédées d'un astérisque et proviennent de la Bibliothèque nationale de France, NAF 23 854 à 23 860, sauf indication contraire. 11 lire le plus vite possible, je prendrai des notes et j'irai en causer avec vous. Croyez-moi très fidèle à vous deuxl. » Le directeur de la Porte-Saint-Martin se trouvait dans une situation peu banale. Le mélodrame Les Deux orphelines de Dennery et Cormans, représenté en 1874, avait un tel succès qu'il continuait à être sollicité par le public. Pourtant, reconnaissant à Erckmann-Chatrian de lui avoir assuré un succès avec Le Juif polonais, Larochelle le soutient auprès du directeur de l'Odéon, H. Duquesnel, qui s'intéresse à la pièce. Après la réussite en 1851 des Contes d'Hoffmann de Michel Carré et Jules Barbier, ainsi que les dramatisations des romans de George Sand, l'Odéon sortait enfin de son marasme financier. Le théâtre bourgeois et champêtre lui avait reconquis les faveurs du public. On ne s'étonne pas que Duquesnel se soit intéressé au chef-d'œuvre bucolique d'Erckmann -Chatrian. « On me dit que vous avez une pièce terminée, moi je serais très heureux de l'entendre, je me mets tout à votre disposition. Inutile de vous tenir un plus long discours, vous me comprenez du restez. » Chatrian, qui avait collaboré avec Michel Carré à des projets qui malheureusement ne virent jamais le jour, était enfin convaincu qu'il avait son entrée à l'Odéon. Le lendemain il exprime sa gratitude à Larochelle. « Le directeur de l'Odéon me demande L'Ami Fritz. Il est très pressé et voudrait entendre la lecture de la pièce dimanche prochain. J'ai coupé et révisé le l*Larochelle à Chatrian, 12 août 1874. 2*H. Duquesnel à Chatrian, 27 août 1874. 12 milieu du deuxième acte, dans le sens de la harangue du vieux rebbe sur le mariage. Il est devenu intéressant et rapide. J'ai aussi remanié le dénouement de la pièce. Enfin,j'ai placé l'action en France, dans les Vosges. Tel qu'il est à présent, L'Ami Fritz me paraît capable d'intéresser et d'émouvoir le public jeune de l'Odéon. [...] Une fois L'Ami Fritz casé, je m'occuperai d'un drame en 5 actes 1.» On imagine la fièvre avec laquelle Chatrian retravaille la pièce en suivant les conseils de Larochelle. On a souvent tenté d'éclaircir le problème de la collaboration entre Alexandre et Emile. Dans le domaine du théâtre plus souvent que dans celui du roman où Emile le surveillait particulièrement, Chatrian était adepte dans l'art de ciseler l'œuvre originale afin de l'adapter au goût des directeurs ou des éditeurs. Cet exemple en est une excellente preuve. Larochelle répond par retour du courrier: « Voilà, cher ami. Lisez à M' le D' de l'Odéon, et après nous causerons, effacez mes petites notes au crayon. J'arrive à Paris, vous voyez que je ne perds pas de temps2. » Nous ignorons les raisons du refus de Duquesnel, ainsi que ceux des directeurs du théâtre de Cluny, Alphonse Barolle et Camille Weinschenk, qui s'étaient également mis en relation avec Chatrian. Trois lettres du mois d'août et de septembre 1874 nous font espérer que, faute de passer à la Porte-SaintMartin ou à l'Odéon, L'Ami Fritz, allait être reçu à Cluny. « J'apprends par les journaux que vous avez terminé L'Ami Fritz. Je viens donc vous rappeler de la l*Chatrian à Larochelle, 28 août 1874. 2 *Larochelle à Chatrian, 1erseptembre 1874. 13 promesse que vous m'avez faite lors de ma visite chez vous. Vous savez que le théâtre de Cluny est toujours tout à vous malgré les changements de directeur, et que de plus, ayant aujourd'hui le Théâtre des Arts, il serait facile après le succès de la [mots illisibles] de continuer les représentations [mot illisible], ce qui créerait [mot illisible] de bonnes soirées. Je compte sur votre réponse et vous prie d'agréer l'assurance de ma considération 1.» *** « Aussitôt le nouveau spectacle passé, c'est-à-dire mardi ou mercredi, ayez l'obligeance de fixer votre heure à M. C. Weinschenk qui sera enchanté de causer avec vous de notre grande affaire (de Il à 5 heures autant que possible)2. » *** « L'homme propose et les affaires théâtrales disposent!! M. Weinschenk nous prie de remettre notre rendez-vous à mardi midi3. » Après cette dernière lettre nous n'aurons plus de nouvelles concernant L'Ami Fritz jusque 1876. Mais pendant ce temps un autre conte, Les Amoureux de Catherine, avait été adapté par Jules Barbier, dont la renommée n'était plus à faire avec des succès comme les Contes d'Hoffmann et Les Noces de Jeannette. Les Amoureux de Catherine furent représentés à l'Opéra-Comique le 8 mai 1876. Un jeune compositeur, Henri Maréchal, en écrivit la musique. Il se lia d'amitié avec les deux auteurs et devient leur collaborateur pour L'Ami Fritz et La Taverne des Trabans. Chatrian lui raconta les errances de la pièce sur les boulevards et les refus essuyés au Vaudeville, au Gymnase, aux Variétés et au Théâtre Beaumarchais, près de la Bastille, quand enfin, au l*Barolle à Chatrian, 29 août 1874. 2*Du même au même, 18 septembre 1874. 3*Du même au même, 24 septembre 1874. 14 bord du découragement, il laisse le manuscrit, avec sa carte de visite portant la double signature Erckmann-Chatrian, au concierge du Théâtre-Français 1 . Par une étrange ironie du sort, Emile Perrin, à la tête du plus grand théâtre de France, accepta de lire la pièce que tous les autres avaient refusée. C'était une véritable aubaine pour Erckmann-Chatrian, mais tout n'était pas gagné, car le directeur devait passer par le comité de lecture et les sociétaires. Ancien directeur de l'Opéra, Perrin croyait dans les pièces à grande mise en scène qui étaient en vogue. Se trouvant soudain en compétition avec les nombreux théâtres qui avaient surgi après 1870, il était en sérieuses difficultés financières. Le public demandait un répertoire moderne, contemporain, et boudait les grands classiques. Il décida de profiter de la popularité dont Erckmann-Chatrian avaient joui pendant la dernière décade. Dans le « Courrier des théâtres» du Figaro du dimanche 9 juillet 1876, on trouve la mention: « MM. Erckmann-Chatrian viennent de lire L'Ami Fritz. » En fait la première lecture s'était faite en mars dans le bureau de Perrin, la deuxième se faisant devant les acteurs, metteurs-en-scène et collaborateurs dans un silence glacial. Henri Maréchal se souvient près d'une cinquantaine d'années après cette journée du peu d'enthousiasme des intéressés. « Chacun se regardait surpris, gêné, se demandant ce que Perrin pouvait bien voir là-dedans! Mais son autorité morale était telle, son administration si heureuse, qu'on attendit qu'il se fût expliqué au sujet de cette aventure, considérée presque comme une mystification. Alors, Perrin prit la parole: - Je m'attendais à une telle surprise. Oui, sans doute, la pièce exige des lVoir Henri Maréchal, « A propos du centenaire d' Erckmann. Autour d'un spectacle », Le Figaro, 24 juin 1922. 15 remaniements; elle comporte un acte de trop - il Yen avait quatre - et l'on devra demander aux auteurs, outre cette suppression, des coupures ici et là avec, aussi, quelques modifications de détails; mais je vois là trois rôles pour lesquels Mlle Reichenberg, MM. Got et Febvre semblent avoir été créés; une mise en scène amusante, une diversion aux pièces à thèse de M. Alexandre Dumas fils, quelque chose pour le public comme un régime lacté succédant à des menus pimentés; une paysannerie, enfin, à la George Sand, mais d'une saveur différente...' » Fidèle à ses promesses, Emile Perrin fera tout ce qui est en son pouvoir pour animer ce conte pour la scène. Transformer une bluette, si charmante qu'elle soit, en une dramatisation destinée à soutenir l'attention des spectateurs pendant une soirée était un véritable tour de force. Chatrian avait dû supprimer des narrations et les poétiques descriptions de la nature qui avaient dans le roman priorité sur les dialogues. Les lieux avaient été réduits à deux: la salle à manger de Kobus et la ferme des Mésanges, la maison de Suzel et sa famille. Certains personnages avaient été éliminés, d'autres avaient pris une importance qu'ils n'avaient pas initialement. Enfin, Chatrian avait coupé des passages chers à Erckmann. Il avait cependant rétabli un passage de Suzel et du rebbe qui se trouvait dans le manuscrit primitif du roman L'Ami Fritz. Emile, qui ignorait tous ces changements, s'en offusque bien plus tard après la rupture avec Chatrian. Il écrit dans ses mémoires: « Que faisait M. Chatrian pendant que j'écrivais tous ces livres dont il continuait à palper la moitié des bénéfices? Me voyant décliner à vue d'œil, il découpait en secret dans un de mes anciens romans, libido 16 L'Ami Fritz, une pièce de théâtre. N'ayant jamais rien produit, il voulait cette fois avoir l'air de produire quelque chose. Cette transformation ne m'aurait pas coûté beaucoup de peine s'il m'en avait parlé; la pièce était là tout entière, l'action définie, les caractères largement dessinés, les sentiments développés, la meilleure partie du dialogue achevée. Les rognures même du roman publié en 1864 pouvaient s'utiliser car la jolie scène de Suzel et du vieux rabbin existait dans le texte primitif; je ne sais comment elle en avait disparu. Il ne s'agissait donc que d'un travail d'arrangement, d'adaptation au théâtre, affaire de métier. Ajouter à cela les conseils d'un homme de haute expérience tel que M. Perrin, et vous comprendrez que le coup devait réussir; L'Ami Fritz devenait sien aux yeux du public parisien; il passait grand homme de théâtre du jour au lendemain sans autre instrument qu'une paire de ciseaux!, » Il est vrai que le roman avait perdu de son identité. Le thème de l'amour de la patrie vient prédominer sur celui de la famille. Toutes les allusions à l'Empire germanique sont supprimées. Les noms de localités sont francisés de même que certains personnages: Katel devient Catherine et lôsef devient Joseph. Le johannisberg se transforme en riquewihr, et le bordeaux et même le beaujolais remplacent les vins du Rhin. Enfin, si la musique a sa place dans le roman, c'est sous la forme de vieux lieds, comme« Quandje pense à ma bien-aimée », que chantent les faneuses et les faucheurs quand Hâan et Kobus vont faire la tournée des perceptions de village. Dans la pièce, la chanson des faucheurs que reprend Suzel se transforme dans « Le Beau Soldat qui vient de la guerre ». l*Le Vrai Manuscrit primitif de la biographie d' Erckmann-Chatrian par Erckmann (seul). Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. 17 Au point de vue scénique, l'Alsace était un cadre de rêve. Perrin, qui était lui-même artiste, sera des plus consciencieux dans sa représentation de l'Alsace. Les meubles de L'Ami Fritz furent copiés sur le chef-d'œuvre du peintre Frédéric Brion, « Un mariage protestant en Alsace» [1869]. Les costumes seraient d'un certain Henri MarchaI, ami de Dumas. Nous en parlerons plus tard. Les décors sont de lui et de M. Duvigneaux d'après des études rapportées d'Alsace. Jules Truffier, qui joue en 1876 le rôle de Joseph, nous décrit les décors des deux premiers actes: « Le premier acte se passe dans le pittoresque rez-de-chaussée alsacien, la salle à manger ancestrale des Kobus, où tout respire le confort et le bien-être. Ce décor et celui du second acte, imaginés par Emile Perrin, étaient bien ceux d'un ex-élève des Beaux-Arts (on eût pu penser, d'ailleurs, de toute la mise en place, que, scène par scène, elle avait été conçue par Perrin en une suite de tableaux d'exposition picturale) ; meubles rutilants de propreté, armoires débordant de beau linge, de vaisselle et de verrerie; tiroirs où tintent l'argenterie et les coutelleries de choix. [...] Au second acte, le rideau se lève sur le frais décor de la ferme des Mésanges, avec ses praticables, ses châssis lointains de moissons mûres, ses arbres à fruits, ses saules, ses haies et ses houblons, ses constructions aux fenêtres à croisillons, aux vitraux multicolores, sa fontaine d'où s'échappait de la vraie eau lorsque Suzel, venant remplir sa cruche de grès pour en offrir le contenu au rebbe altéré, reproduisait l'image du chapitre de la Genèse: Eliézer et Rebecca t. » IJules Truffier,« Got, Febvre et Suz. Reichenberg dans L'Ami Fritz. Dix comédiens célèbres dans leur meilleur rôle au temps de la Troisième République », Conferencia, 1cr octobre 1934, pp. 543-544. 18 Jusque-là, aucune faute de goût ne pouvait être dénotée dans la pièce. La musique était appropriée à l'époque, les élèves du Conservatoire chantaient magnifiquement les chœurs composés par Thérèse Maréchal, les décors étaient authentiques, les costumes de même. Mais voilà que Perrin décide de pousser le réalisme un peu plus loin en donnant une importance stratégique à la scène du repas entre Fritz et ses conVIves. On sait que, dans le roman, cette bacchanale offerte par le héros pour fêter le retour du printemps est toute choisie par les auteurs pour mettre le lecteur en appétit pour le reste du récit. Et si l'on ne se souvient pas mot par mot du sermon du rebbe, on n'oublie pas l'abondance des mets et la satisfaction avec laquelle nos joyeux drilles mangent et boivent. Perrin, désireux d'accomplir le même résultat que les auteurs, décidera non seulement de respecter l'ordre du repas, mais de servir du véritable potage aux écrevisses, du vrai brochet en gelée, des beignets, etc. Le résultat est des plus convaincants. Les acteurs sont éloquents dans leur goinfrerie et les spectateurs auront l'eau à la bouche. Les scènes rabelaisiennes sont généralement plus goûtées par les spectateurs du boulevard et la Comédie-Française a rarement sacrifié à de tels débordements. Elle se fit d'ailleurs critiquée par certains puristes mais continua la tradition, comme Jacques Charon nous le raconte bien plus tard: « Paris était libre, mais la guerre n'était pas finie. [...J Au premier acte de L'Ami Fritz, notre festin alsacien faisait régulièrement un triomphe. Sous le nez des Parisiens nourris d'ersatz dans les salles à manger glacées, nous nous attablions pour un balthazar d'avant-guerre - celle de 14-19. Fritz c'était Pierre Dux - traitait plantureusement ses amis. Potage, poisson, rôti, fromage, gâteau - plus les vieilles bouteilles. Je ne sais plus si ce repas arrivait de chez 19 Ruc ou de chez Battendier, mais l'accessoiriste se débrouillait bien; nous ne mangions pas du troisétoiles, nous mangions de pas trop mauvaises choses. La serviette nouée autour du cou, les joues fleuries de bien-être, nous voyions, face à nous, saliver les gens des premiers rangs de l'orchestre. Nos spectateurs affamés de gueuletons ne se tenaient plus; nos « oh ! » et nos « ah ! » devant les plats qu'apportait la servante trouvaient de l'écho dans la salle! Louis Seigner aimait bien jouer cet acte, et moi aussi. Robert Manuel n'avait pas de pot: il faisait le petit paysan qui arrive, à la fin du repas, dire deux mots le bonnet à la main. Avant le lever du rideau, il me soufflait: « N'oublie pas de me garder un peu de ce qui est bon. » Je dînais sur une moitié de mon assiette, poussant sa part sur l'autre moitié. Et je mettais aussi dans ma poche une tranche de kouglof pour Suzanne, mon habilleuse. Je ne sais plus qui empochait une tranche pour Many (Dalmès), la Suzel de Fritzi. » Mais nous avons sauté bien des années. Revenons à l'été et à l'automne 1876 où L'Ami Fritz traverse une véritable crise, et ses auteurs se trouvent attaqués de toutes parts. lJacques Charon, Moi, un Comédien (Paris, Albin Michel, 1975), pp. 179-80.