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L'Alsace d'Erckmann-Chatrian
Comédie- Française
à la
Univers Théâtral
Collection dirigée par Anne-Marie Green
On parle souvent de « crise de théâtre », pourtant le théâtre est un
secteur culturel contemporain vivant qui provoque interrogation et
réflexion. La collection Univers Théâtral est créée pour donner la
parole à tous ceux qui produisent des études tant d'analyse que de
synthèse concernant le domaine théâtral.
Ainsi la collection Univers Théâtral entend proposer un panorama
de la recherche actuelle et promouvoir la diversité des approches et
des méthodes. Les lecteurs pourront cerner au plus près les différents
aspects qui construisent l'ensemble des faits théâtraux contemporains
ou historiquement marqués.
Dernières parutions
Philippe BARON (sous la dir.), Le théâtre libre d'Antoine et les
théâtres de recherche étrangers, 2007.
François CA V AIGNAC, La culture théâtrale à Etampes au
XIX" siècle, 2007.
Figurations
MERV ANT-ROUX,
du
Marie-Madeleine
spectateur, 2006.
Tadeusz KOWZAN, Théâtre miroir. Métathéâtre de l'Antiquité
au XX/me siècle, 2006.
Eraldo PERA RIZZO, Comédien et distanciation, 2006.
M. GARFI, Musique et spectacle, le théâtre lyrique arabe,
esquisse d'un itinéraire (1847-1975), 2006.
F. ARANZUEQUE-ARRIET
A, Arrabal. La perversion et le
sacré, 2006.
Marc SZUSZKIN, L'espace tragique dans le théâtre de Racine,
2005.
Evelyne DONNAREL, Cent ans de théâtre sicilien, 2005.
Simon BERJEAUT, Le théâtre de Revista: un phénomène
culturel portugais, 2005.
Thérèse MALACHY,
La comédie classique. L'altérité
en
procès,2005.
Donia MOUNSEF, Chair et révolte dans le théâtre de BernardMarie Koltès, 2004.
Edoardo
ESPOSITO,
Eduardo
de Filippo:
discours
et
théâtralité, 2004.
Stephen FOSTER
L'Alsace d' Erckmann-Chatrian
à la Comédie-Française
L'Harmattan
Ouvrages du même auteur
Emile Erckmann et Alexandre Chatrian. Correspondance
inédite (1870-1887), Presses Universitaires Blaise Pascal,
2000.
Bibliographie des œuvres d'Erckmann-Chatrian et de la
critique publiées en France, 1844-1998, The Edwin Mellen
Press, 2000.
Des salons victoriens aux cabanes d'émigrants. Il y a cent
ans Erckmann-Chatrian, Peter Lang, 1986 [disponible chez
l'auteur].
@ L'Harmattan,
2007
5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion. harmattan @wanadoo.fr
[email protected]
ISBN: 978-2-296-03306-1
EAN: 9782296033061
AVANT-PROPOS
L' œuvre théâtrale d' Erckmann-Chatrian est quasiment
oubliée aujourd'hui. En dehors de Georges ou le Chasseur
des ruines, L'Alsace en 1814, La Guerre et Le Juifpolonais,
toutes les pièces sont des adaptations plus ou moins fidèles
des romans et des contes. En son temps, elle suscita les
commentaires les plus fulgurants comme les plus insipides.
On se demandait: Le théâtre était-ce bien l'aff,Ùre de deux
conteurs alsaciens? Etait-ce bien l'affaire en général de
romanciers tout court? Victor Hugo s'était déjà exprimé à ce
sujet en 1830 dans la préface d'Hernani.
« Il Y avait péril, en effet, à changer ainsi
brusquement d'auditoire, à risquer sur le théâtre des
tentatives confiées jusqu'ici seulement au papier qui
souffre tout; le public des livres est bien différent du
public des spectacles, et l'on pouvait craindre de voir
le second repousser ce que le premier avait accepté. Il
n'en a rien été. Le principe de la liberté littéraire, déjà
compris par le monde qui lit et qui médite, n'a pas été
moins complètement adopté par cette immense foule,
avide des pures émotions de l'art, qui inonde chaque
soir les théâtres de Paris. Cette voix haute et puissante
du peuple, qui ressemble à celle de Dieu, veut
désormais que la poésie ait la même devise que la
politique: tolérance et liberté.
Maintenant vienne le poète! il Y a un
public!. »
IVictor Hugo, Préface d' Hernani, Etudes françaises sur le Web,
http://www.chass.utoronto.ca/french/ as-sa/editors/p gmlp leiade/indexf.htm.
8
Quant à faire accepter à ce public habitué aux drames
romantiques des pièces réalistes, c'était risquer sa réputation.
Des auteurs populaires comme George Sand, Daudet, Zola et
les Goncourt connurent sur scène autant d'échecs que de
succès. Et même les titres qui déplacèrent les foules, comme
Claudie, Sapho, Germinie Lacerteux, et Nana ont disparu des
affiches des théâtres modernes. Ce n'est pas à nous ici de
pérorer à tort ou à raison sur le désintérêt des audiences des
vingtième et vingt-et-unième siècles pour le théâtre du dixneuvième. Simplement nous essayerons de montrer qu'une
adaptation pouvait émouvoir et même déranger aussi bien que
distraire. Et quand la pièce était interprétée par des acteurs de
grand talent sur une scène magnifique, on comprend
l'engouement du public de cette époque.
Pour finir, on mentionnera souvent le nom de Chatrian
dans cette étude. C'est lui qui sera l'homme à tout faire du
théâtre: dialoguiste, impresario, démarcheur infatigable
auprès des journalistes et des critiques, un fan inconditionnel
de la scène. Ces mots lui sont donc dédiés.
Stephen FOSTER
L'Ami Fritz
1. Un bourgeois de Phalsbourg chez Molière
On comprend que l'entrée de Fritz Kobus de
Clairefontaine, initialement Hunebourg, sur la plus
prestigieuse scène de France ait provoqué quelques
froncements de sourcils. Il est malheureusement encore de
nos jours des individus qui ne voient que par la capitale et
regardent avec hauteur tous ces bons provinciaux. Mais que
ce rentier, pêcheur à ses heures et victime des intermittences
du cœur à ses autres, attire les foudres d'une élite
journalistique ainsi que de la haute société du Faubourg SaintGermain pour ensuite conquérir le peuple de Paris, cela ne
manque pas de piquant. Ses créateurs furent eux-mêmes
surpris des réactions qui entraînèrent l'acceptation de leur
pièce à la Comédie-Française. Emile Erckmann fit les frais de
«l'affaire Ami Fritz» d'une façon injustifiée quand on connaît
sa discrétion légendaire concernant sa vie privée. Comme
dans la comédie, l'histoire qui se construit autour d'une idylle
rustique connut de multiples rebondissements avant de finir
plutôt bien.
Elle commence autour de l'année 1868 alors que le
drame Le Juif polonais vient d'être accepté par Larochelle au
Théâtre de Cluny. Après avoir battu le pavé des boulevards
pendant près de vingt ans, Alexandre Chatrian voit enfin sa
véritable vocation prendre essor. Il connaît les réticences
d'Emile concernant le théâtre, mais lui demande pourtant dans
cette lettre datée du 18 octobre 1868 :
« Si je signais un traité avec le directeur d'un
grand théâtre de Paris pour un drame de 5 actes dont le
10
sujet me trotte en tête depuis longtemps,
serais disposé à emboîter le pas 1 ? »
est-ce que tu
Le drame en question était une adaptation de Gœtz von
Berlingen de Gœthe. Seulement Emile n'est pas disposé à lui
« emboîter le pas ». Ce dernier est bien trop absorbé dans des
poursuites qu'il juge plus sérieuses, comme la rédaction de
l'Histoire d'un paysan.
Passées les épreuves de la guerre, Chatrian met toute
son énergie dans le théâtre, mais cette fois sans l'aide
d'Erckmann. En 1873 il compose un nouveau drame, Le Père
et le fils, et le propose à Larochelle, qui vient de racheter le
Théâtre de la Porte-Saint-Martin, mais celui-ci refuse le
projet, s'étant ultérieurement engagé avec une pièce de
Goldini. C'est alors que commence une véritable course
d'obstacles pour placer L'Ami Fritz.
En août 1874, Alexandre Chatrian se rabat sur cet
ancien roman que Larochelle lui avait demandé alors qu'il
était encore à Cluny. Il était réticent à faire paraître une œuvre
écrite avec Emile, et voulait prouver à lui-même et à son
collaborateur qu'il pouvait créer une œuvre originale.
Malheureusement les directeurs de l'époque préféraient, s'ils
n'avaient pas leurs auteurs dramatiques attitrés, adapter des
romans populaires à succès. Larochelle lui écrit :
« J'ai reçu vos deux actes de L'Ami Fritz au
moment où je me devais entièrement à la mise en scène
de notre grande pièce à venir, Le Tour du monde de J.
Verne et d'Ennery ; voilà pourquoi je suis forcé de vous
dire: accordez-moi un peu de temps. Mais je vais le
1
*Chatrian à Erckmann, 18 octobre 1868. Les références aux documents
inédits sont précédées d'un astérisque et proviennent de la Bibliothèque
nationale de France, NAF 23 854 à 23 860, sauf indication contraire.
11
lire le plus vite possible, je prendrai des notes et j'irai
en causer avec vous.
Croyez-moi très fidèle à vous deuxl. »
Le directeur de la Porte-Saint-Martin se trouvait dans une
situation peu banale. Le mélodrame Les Deux orphelines de
Dennery et Cormans, représenté en 1874, avait un tel succès
qu'il continuait à être sollicité par le public. Pourtant,
reconnaissant à Erckmann-Chatrian de lui avoir assuré un
succès avec Le Juif polonais, Larochelle le soutient auprès du
directeur de l'Odéon, H. Duquesnel, qui s'intéresse à la pièce.
Après la réussite en 1851 des Contes d'Hoffmann de Michel
Carré et Jules Barbier, ainsi que les dramatisations des
romans de George Sand, l'Odéon sortait enfin de son marasme
financier. Le théâtre bourgeois et champêtre lui avait
reconquis les faveurs du public. On ne s'étonne pas que
Duquesnel se soit intéressé au chef-d'œuvre bucolique
d'Erckmann -Chatrian.
« On me dit que vous avez une pièce terminée,
moi je serais très heureux de l'entendre, je me mets tout
à votre disposition. Inutile de vous tenir un plus long
discours, vous me comprenez du restez. »
Chatrian, qui avait collaboré avec Michel Carré à des projets
qui malheureusement ne virent jamais le jour, était enfin
convaincu qu'il avait son entrée à l'Odéon. Le lendemain il
exprime sa gratitude à Larochelle.
« Le directeur de l'Odéon me demande L'Ami
Fritz. Il est très pressé et voudrait entendre la lecture de
la pièce dimanche prochain. J'ai coupé et révisé le
l*Larochelle à Chatrian, 12 août 1874.
2*H. Duquesnel à Chatrian, 27 août 1874.
12
milieu du deuxième acte, dans le sens de la harangue
du vieux rebbe sur le mariage. Il est devenu intéressant
et rapide. J'ai aussi remanié le dénouement de la pièce.
Enfin,j'ai placé l'action en France, dans les Vosges. Tel
qu'il est à présent, L'Ami Fritz me paraît capable
d'intéresser et d'émouvoir le public jeune de l'Odéon.
[...] Une fois L'Ami Fritz casé, je m'occuperai d'un
drame en 5 actes 1.»
On imagine la fièvre avec laquelle Chatrian retravaille la
pièce en suivant les conseils de Larochelle. On a souvent tenté
d'éclaircir le problème de la collaboration entre Alexandre et
Emile. Dans le domaine du théâtre plus souvent que dans
celui du roman où Emile le surveillait particulièrement,
Chatrian était adepte dans l'art de ciseler l'œuvre originale afin
de l'adapter au goût des directeurs ou des éditeurs. Cet
exemple en est une excellente preuve. Larochelle répond par
retour du courrier:
« Voilà, cher ami. Lisez à M' le D' de l'Odéon, et après
nous causerons, effacez mes petites notes au crayon.
J'arrive à Paris, vous voyez que je ne perds pas de
temps2. »
Nous ignorons les raisons du refus de Duquesnel, ainsi que
ceux des directeurs du théâtre de Cluny, Alphonse Barolle et
Camille Weinschenk, qui s'étaient également mis en relation
avec Chatrian. Trois lettres du mois d'août et de septembre
1874 nous font espérer que, faute de passer à la Porte-SaintMartin ou à l'Odéon, L'Ami Fritz, allait être reçu à Cluny.
« J'apprends par les journaux que vous avez
terminé L'Ami Fritz. Je viens donc vous rappeler de la
l*Chatrian à Larochelle, 28 août 1874.
2
*Larochelle à Chatrian, 1erseptembre 1874.
13
promesse que vous m'avez faite lors de ma visite chez
vous. Vous savez que le théâtre de Cluny est toujours
tout à vous malgré les changements de directeur, et que
de plus, ayant aujourd'hui le Théâtre des Arts, il serait
facile après le succès de la [mots illisibles] de continuer
les représentations [mot illisible], ce qui créerait [mot
illisible] de bonnes soirées. Je compte sur votre réponse
et vous prie d'agréer
l'assurance
de ma
considération 1.»
***
« Aussitôt le nouveau spectacle passé, c'est-à-dire
mardi ou mercredi, ayez l'obligeance de fixer votre
heure à M. C. Weinschenk qui sera enchanté de causer
avec vous de notre grande affaire (de Il à 5 heures
autant que possible)2. »
***
« L'homme propose et les affaires théâtrales
disposent!! M. Weinschenk nous prie de remettre notre
rendez-vous à mardi midi3. »
Après cette dernière lettre nous n'aurons plus de
nouvelles concernant L'Ami Fritz jusque 1876. Mais pendant
ce temps un autre conte, Les Amoureux de Catherine, avait
été adapté par Jules Barbier, dont la renommée n'était plus à
faire avec des succès comme les Contes d'Hoffmann et Les
Noces de Jeannette. Les Amoureux de Catherine furent
représentés à l'Opéra-Comique le 8 mai 1876. Un jeune
compositeur, Henri Maréchal, en écrivit la musique. Il se lia
d'amitié avec les deux auteurs et devient leur collaborateur
pour L'Ami Fritz et La Taverne des Trabans. Chatrian lui
raconta les errances de la pièce sur les boulevards et les refus
essuyés au Vaudeville, au Gymnase, aux Variétés et au
Théâtre Beaumarchais, près de la Bastille, quand enfin, au
l*Barolle à Chatrian, 29 août 1874.
2*Du même au même, 18 septembre 1874.
3*Du même au même, 24 septembre 1874.
14
bord du découragement, il laisse le manuscrit, avec sa carte de
visite portant la double signature Erckmann-Chatrian, au
concierge du Théâtre-Français
1
. Par une étrange ironie du sort,
Emile Perrin, à la tête du plus grand théâtre de France,
accepta de lire la pièce que tous les autres avaient refusée.
C'était une véritable aubaine pour Erckmann-Chatrian, mais
tout n'était pas gagné, car le directeur devait passer par le
comité de lecture et les sociétaires. Ancien directeur de
l'Opéra, Perrin croyait dans les pièces à grande mise en scène
qui étaient en vogue. Se trouvant soudain en compétition avec
les nombreux théâtres qui avaient surgi après 1870, il était en
sérieuses difficultés financières. Le public demandait un
répertoire moderne, contemporain, et boudait les grands
classiques. Il décida de profiter de la popularité dont
Erckmann-Chatrian avaient joui pendant la dernière décade.
Dans le « Courrier des théâtres» du Figaro du
dimanche 9 juillet 1876, on trouve la mention: « MM.
Erckmann-Chatrian viennent de lire L'Ami Fritz. » En fait la
première lecture s'était faite en mars dans le bureau de Perrin,
la deuxième se faisant devant les acteurs, metteurs-en-scène
et collaborateurs dans un silence glacial. Henri Maréchal se
souvient près d'une cinquantaine d'années après cette journée
du peu d'enthousiasme des intéressés.
« Chacun se regardait surpris, gêné, se demandant ce
que Perrin pouvait bien voir là-dedans! Mais son
autorité morale était telle, son administration si
heureuse, qu'on attendit qu'il se fût expliqué au sujet de
cette aventure, considérée presque comme une
mystification.
Alors, Perrin prit la parole: - Je m'attendais à
une telle surprise. Oui, sans doute, la pièce exige des
lVoir Henri Maréchal, « A propos du centenaire d' Erckmann. Autour
d'un spectacle », Le Figaro, 24 juin 1922.
15
remaniements; elle comporte un acte de trop - il Yen
avait quatre - et l'on devra demander aux auteurs, outre
cette suppression, des coupures ici et là avec, aussi,
quelques modifications de détails; mais je vois là trois
rôles pour lesquels Mlle Reichenberg, MM. Got et
Febvre semblent avoir été créés; une mise en scène
amusante, une diversion aux pièces à thèse de M.
Alexandre Dumas fils, quelque chose pour le public
comme un régime lacté succédant à des menus
pimentés; une paysannerie, enfin, à la George Sand,
mais d'une saveur différente...' »
Fidèle à ses promesses, Emile Perrin fera tout ce qui est en
son pouvoir pour animer ce conte pour la scène. Transformer
une bluette, si charmante qu'elle soit, en une dramatisation
destinée à soutenir l'attention des spectateurs pendant une
soirée était un véritable tour de force. Chatrian avait dû
supprimer des narrations et les poétiques descriptions de la
nature qui avaient dans le roman priorité sur les dialogues.
Les lieux avaient été réduits à deux: la salle à manger de
Kobus et la ferme des Mésanges, la maison de Suzel et sa
famille. Certains personnages avaient été éliminés, d'autres
avaient pris une importance qu'ils n'avaient pas initialement.
Enfin, Chatrian avait coupé des passages chers à Erckmann.
Il avait cependant rétabli un passage de Suzel et du rebbe qui
se trouvait dans le manuscrit primitif du roman L'Ami Fritz.
Emile, qui ignorait tous ces changements, s'en offusque bien
plus tard après la rupture avec Chatrian. Il écrit dans ses
mémoires:
« Que faisait M. Chatrian pendant que
j'écrivais tous ces livres dont il continuait à palper la
moitié des bénéfices? Me voyant décliner à vue d'œil,
il découpait en secret dans un de mes anciens romans,
libido
16
L'Ami Fritz, une pièce de théâtre. N'ayant jamais rien
produit, il voulait cette fois avoir l'air de produire
quelque chose. Cette transformation ne m'aurait pas
coûté beaucoup de peine s'il m'en avait parlé; la pièce
était là tout entière, l'action définie, les caractères
largement dessinés, les sentiments développés, la
meilleure partie du dialogue achevée. Les rognures
même du roman publié en 1864 pouvaient s'utiliser car
la jolie scène de Suzel et du vieux rabbin existait dans
le texte primitif; je ne sais comment elle en avait
disparu. Il ne s'agissait donc que d'un travail
d'arrangement, d'adaptation au théâtre, affaire de
métier. Ajouter à cela les conseils d'un homme de haute
expérience tel que M. Perrin, et vous comprendrez que
le coup devait réussir; L'Ami Fritz devenait sien aux
yeux du public parisien; il passait grand homme de
théâtre du jour au lendemain sans autre instrument
qu'une paire de ciseaux!, »
Il est vrai que le roman avait perdu de son identité.
Le thème de l'amour de la patrie vient prédominer sur
celui de la famille. Toutes les allusions à l'Empire germanique
sont supprimées. Les noms de localités sont francisés de
même que certains personnages: Katel devient Catherine et
lôsef devient Joseph. Le johannisberg se transforme en
riquewihr, et le bordeaux et même le beaujolais remplacent
les vins du Rhin. Enfin, si la musique a sa place dans le
roman, c'est sous la forme de vieux lieds, comme« Quandje
pense à ma bien-aimée », que chantent les faneuses et les
faucheurs quand Hâan et Kobus vont faire la tournée des
perceptions de village. Dans la pièce, la chanson des
faucheurs que reprend Suzel se transforme dans « Le Beau
Soldat qui vient de la guerre ».
l*Le Vrai Manuscrit primitif de la biographie d' Erckmann-Chatrian par
Erckmann (seul). Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg.
17
Au point de vue scénique, l'Alsace était un cadre de
rêve. Perrin, qui était lui-même artiste, sera des plus
consciencieux dans sa représentation de l'Alsace. Les
meubles de L'Ami Fritz furent copiés sur le chef-d'œuvre du
peintre Frédéric Brion, « Un mariage protestant en Alsace»
[1869]. Les costumes seraient d'un certain Henri MarchaI,
ami de Dumas. Nous en parlerons plus tard. Les décors sont
de lui et de M. Duvigneaux d'après des études rapportées
d'Alsace. Jules Truffier, qui joue en 1876 le rôle de Joseph,
nous décrit les décors des deux premiers actes:
« Le premier acte se passe dans le pittoresque
rez-de-chaussée alsacien, la salle à manger ancestrale
des Kobus, où tout respire le confort et le bien-être. Ce
décor et celui du second acte, imaginés par Emile
Perrin, étaient bien ceux d'un ex-élève des Beaux-Arts
(on eût pu penser, d'ailleurs, de toute la mise en place,
que, scène par scène, elle avait été conçue par Perrin en
une suite de tableaux d'exposition picturale) ; meubles
rutilants de propreté, armoires débordant de beau linge,
de vaisselle et de verrerie; tiroirs où tintent l'argenterie
et les coutelleries de choix. [...]
Au second acte, le rideau se lève sur le frais
décor de la ferme des Mésanges, avec ses praticables,
ses châssis lointains de moissons mûres, ses arbres à
fruits, ses saules, ses haies et ses houblons, ses
constructions aux fenêtres à croisillons, aux vitraux
multicolores, sa fontaine d'où s'échappait de la vraie
eau lorsque Suzel, venant remplir sa cruche de grès
pour en offrir le contenu au rebbe altéré, reproduisait
l'image du chapitre de la Genèse:
Eliézer et
Rebecca t. »
IJules Truffier,« Got, Febvre et Suz. Reichenberg dans L'Ami Fritz. Dix
comédiens célèbres dans leur meilleur rôle au temps de la Troisième
République », Conferencia, 1cr octobre 1934, pp. 543-544.
18
Jusque-là, aucune faute de goût ne pouvait être dénotée dans
la pièce. La musique était appropriée à l'époque, les élèves du
Conservatoire chantaient magnifiquement les chœurs
composés par Thérèse Maréchal, les décors étaient
authentiques, les costumes de même. Mais voilà que Perrin
décide de pousser le réalisme un peu plus loin en donnant une
importance stratégique à la scène du repas entre Fritz et ses
conVIves.
On sait que, dans le roman, cette bacchanale offerte
par le héros pour fêter le retour du printemps est toute choisie
par les auteurs pour mettre le lecteur en appétit pour le reste
du récit. Et si l'on ne se souvient pas mot par mot du sermon
du rebbe, on n'oublie pas l'abondance des mets et la
satisfaction avec laquelle nos joyeux drilles mangent et
boivent. Perrin, désireux d'accomplir le même résultat que les
auteurs, décidera non seulement de respecter l'ordre du repas,
mais de servir du véritable potage aux écrevisses, du vrai
brochet en gelée, des beignets, etc. Le résultat est des plus
convaincants. Les acteurs sont éloquents dans leur goinfrerie
et les spectateurs auront l'eau à la bouche. Les scènes
rabelaisiennes sont généralement plus goûtées par les
spectateurs du boulevard et la Comédie-Française a rarement
sacrifié à de tels débordements. Elle se fit d'ailleurs critiquée
par certains puristes mais continua la tradition, comme
Jacques Charon nous le raconte bien plus tard:
« Paris était libre, mais la guerre n'était pas
finie. [...J Au premier acte de L'Ami Fritz, notre festin
alsacien faisait régulièrement un triomphe.
Sous le nez des Parisiens nourris d'ersatz dans
les salles à manger glacées, nous nous attablions pour
un balthazar d'avant-guerre - celle de 14-19. Fritz c'était Pierre Dux - traitait plantureusement ses amis.
Potage, poisson, rôti, fromage, gâteau
- plus
les vieilles
bouteilles. Je ne sais plus si ce repas arrivait de chez
19
Ruc ou de chez Battendier, mais l'accessoiriste se
débrouillait bien; nous ne mangions pas du troisétoiles, nous mangions de pas trop mauvaises choses.
La serviette nouée autour du cou, les joues fleuries de
bien-être, nous voyions, face à nous, saliver les gens
des premiers rangs de l'orchestre. Nos spectateurs
affamés de gueuletons ne se tenaient plus; nos « oh ! »
et nos « ah ! » devant les plats qu'apportait la servante
trouvaient de l'écho dans la salle! Louis Seigner aimait
bien jouer cet acte, et moi aussi. Robert Manuel n'avait
pas de pot: il faisait le petit paysan qui arrive, à la fin
du repas, dire deux mots le bonnet à la main. Avant le
lever du rideau, il me soufflait: « N'oublie pas de me
garder un peu de ce qui est bon. » Je dînais sur une
moitié de mon assiette, poussant sa part sur l'autre
moitié. Et je mettais aussi dans ma poche une tranche
de kouglof pour Suzanne, mon habilleuse. Je ne sais
plus qui empochait une tranche pour Many (Dalmès),
la Suzel de Fritzi. »
Mais nous avons sauté bien des années. Revenons à l'été et à
l'automne 1876 où L'Ami Fritz traverse une véritable crise, et
ses auteurs se trouvent attaqués de toutes parts.
lJacques Charon, Moi, un Comédien (Paris, Albin Michel, 1975), pp.
179-80.
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