Qualité, projet, numérique: trois variations symboliques de l`efficacité

PARTIE I
VALEURS ET NORMES
Qualité, projet, numérique:
trois variations symboliques
de l’efficacité gestionnaire
Gino Gramaccia*
Université de Bordeaux I
Trois modèles d’entreprise ont marqué, en moins de trente ans, la pensée et les
pratiques de la coopération dans les organisations: la gestion de la qualité totale,
la conduite des projets et le management des connaissances. Ces modèles cohabi-
tent, parfois se contrarient. Mais parfois, aussi, se complètent ou se constituent
mutuellement en solutions palliatives. Le management de la qualité énonce,
pour l’instituer, la norme de coopération dont l’efficacité symbolique est garantie
par son statut écrit et par conséquent générique. Le management de projet et le
management cellulaire improvisent leurs structures et planifient leurs tâches au
vu des indicateurs, toujours au titre de l’urgence et de l’efficacité gestionnaire. Le
management des connaissances postule la bonne volonté cognitive des acteurs
sous prétexte que la technologie offre toutes les conditions d’un usage pragmatique
du savoir.
Trois innovations emblématiques ont renouvelé, en moins de trente ans,
la pensée et les pratiques de la coopération dans les organisations: la
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gestion de la qualité totale, la conduite des projets et le management des
connaissances. Avec cette interrogation constante: comment garantir la
coopération, avec quels mots d’ordre, quelles sortes de règles, quels
objectifs surtout, en regard de la figure polymorphe du client? À chaque
époque, sa croyance en l’efficacité des règles de gestion. La qualité a eu
ses préceptes collectifs, le projet, ses organisations ad hoc, le management
des connaissances, ses outils numériques. La qualité totale, avec ses
chartes, ses normes, ses collectifs et ses indicateurs, a généralisé la relation
client–fournisseur à l’ensemble des fonctions de l’entreprise au prix d’une
idéalisation de l’acteur économique. Le management de projet a recentré
ses méthodes sur la maîtrise de trois facteurs déterminants: les spécifica-
tions du produit, l’estimation des coûts et la planification des délais. De
fait, ce changement aura expurgé le modèle de transaction client–
fournisseur de la symbolique de l’excellence propre à la qualité totale.
Aujourd’hui, se développe ainsi une culture de la menace maintenant
confirmée par l’avènement du cellulaire, autrement dit du management
de crise: la tension informatisée des processus, en inversant la logique
des flux (pénétration des logiques de marché vers les activités de
conception), accroît la charge des responsabilités (surveillance des indi-
cateurs, maintenance des conditions opérationnelles des systèmes). Dans
certaines applications (groupware, workflow), le lien devient pragma-
tique: seules importent la finalité du contact et la pertinence productive
du savoir. Parallèlement, les potentialités nouvelles de l’Internet, en élar-
gissant l’horizon du cellulaire, dispensent l’internaute des contraintes de
la soumission hiérarchique. La qualité se construit sur une symbolique
explicite et générique du succès collectif, le projet cellulaire sacrifie la part
symbolique du social au profit de structures conçues dans l’urgence, le
numérique optimise les échanges de connaissances au point de fournir
des arguments actualisés aux promoteurs d’utopies…
Qualité totale et symbolique de la reconnaissance
La qualification du producteur par la firme cliente est devenue une
garantie préalable de la qualité des produits, en même temps qu’un label
de qualité pour le marché. À partir des années 1980, la convergence du
mouvement de la qualité et des injonctions normatives (normes ISO
9000) aura engendré un système d’évaluation autoritaire particulière-
ment favorable aux donneurs d’ordre. Voilà pour l’esprit. Mais en
matière de management de la qualité, la lettre est première. Sans doute
son juridisme aura-t-il décrété la transparence dans les termes de manuels
de qualité, de chartes et de procédures créant ainsi, sur le terrain et avec
plus ou moins de bonheur, les conditions d’un langage performatif. C’est
cette illusion performative d’une évaluation standardisée des firmes
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comme condition de partenariats «symétriques» qui aura marqué
l’appareil qualité. Les groupes spécialisés (groupes d’amélioration de la
qualité, cercles) ont joué un rôle notable, au plus près du terrain, d’outil
d’appropriation de ces modes de régulation symboliques. Avec l’objectif
de valoriser l’investissement personnel dans ces démarches de mobilisa-
tion collective: les langages graphiques utilisés par les cercles (histo-
grammes et diagrammes) auront révélé ainsi, devant la hiérarchie, la part
socialement consentie de l’individu dans le projet d’amélioration de la
qualité. Le cercle assujettit chacun de ses membres à la contrainte de la
mesure: d’une progression, d’une efficacité, d’un rendement bien sûr,
mais aussi de la mesure au sens de retenue, de réserve, de tout ce qui
pourrait subvertir l’ordre convenu de la mission. Avec la rhétorique de
l’excellence, un pas supplémentaire est franchi dans l’exercice de la
médiation symbolique qui réunit, dans le même dispositif normatif, le
fournisseur et son client. L’excellence ne se discute pas, d’ailleurs elle n’a
pas de référent dans la pratique qui serait susceptible d’en démentir
l’intérêt. De l’ordre de la vertu, elle forme seulement l’arrière-plan moral
de la coopération pour la mise en œuvre de la norme d’exigence
générique. À l’affichage vertueux d’une posture d’acteur, répondent
diverses pratiques de communication institutionnelle. C’est la raison
pour laquelle la reconnaissance est devenue un principe courant dans les
entreprises avec le rituel des prix et des récompenses, l’affichage de
posters et de slogans, la publication d’exhortations en bandes dessinées, la
mise en scène de cercles de qualité à l’occasion de grands événements
d’entreprise1. Le management de la qualité se déploie donc –au titre de
l’efficience– sur le registre de la règle et de ses modalités discursives, des
contraintes axiologiques et de toutes ces attitudes moralement qualifiées
de postures «douces»: l’autonomie, la confiance, l’engagement, la
mobilisation collective, la réactivité, l’initiative, l’adhésion au projet de
l’entreprise… Les visées pragmatiques de la qualité se résument, pour
l’essentiel, à promouvoir les modes de prévention des conflits collectifs à
partir d’un a priori normatif explicite: les acteurs engagés dans une
transaction à finalité économique doivent se conformer aux valeurs d’un
agir collectif orienté vers le succès.
1 Gramaccia, Gino, 1992: 220-224. «Des cercles en scène chez Sony»,
Communication & Organisation n° 1. Presses universitaires de Bordeaux.
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Autonomie et subsidiarité dans les projets
Le management de projet a introduit des modes de régulation visant à
résoudre, au plan local, les contradictions stratégiques du plan global: il
faut tout à la fois concentrer les pouvoirs décisionnels et exploiter des
volumes croissants de données, contrôler les processus de production et
décentraliser l’organisation du travail, concilier des logiques de flexibilité
des systèmes de gestion et l’adhésion des salariés. Dans l’organisation par
projet, les critères de structures, eux-mêmes déterminés par la puissance
des outils numériques, passent au premier plan. La finalité est de
construire les dispositifs les plus flexibles et les plus performants possibles
dans des contextes de marché diversifiés, mondialisés et par conséquent
fortement concurrentiels. Il s’agit de faire preuve d’imagination structu-
relle dans des situations au plus près du client, de concevoir les solutions
organisationnelles qui réclament le plus d’ajustements mutuels: cet
«esprit PME» réintègre des disciplines de support (qualité, maintenance,
estimation…) jusqu’à présent distribuées dans des organisations fonc-
tionnelles et plus hiérarchisées. L’autonomie, la responsabilité, le pouvoir
de délégation deviennent des libertés «conditionnelles» de mouvement
accordées aux acteurs pour leur permettre d’exercer des activités de
contrôle et de surveillance. La multiplication des «boîtes noires» impose
des règles strictes de délégation d’expertise pour leur conception, leur
mise en œuvre et leur maintenance. Il faut contrôler des états, des trajec-
toires et des réseaux d’information dans des temporalités de plus en plus
resserrées. Le temps, à l’inverse de l’espace, est devenu une variable à
contrôler, à mesurer et à contraindre. Il s’agit du temps d’accès au
marché, du temps de développement, du temps d’immobilisation ou
d’utilisation des ressources, du temps de transmission de données. Au
fond, il s’agit de concevoir une autonomie non plus contrôlée par la
procédure comme en gestion de la qualité mais évaluée après coup, donc
sur les résultats. Pour la hiérarchie, la subsidiarité devient une méta-
règle1: on reconnaît au pouvoir de l’expert, en place sur le terrain, son
1 C’est ce principe de subsidiarité que François Jolivet appelle la métarègle.
L’auteur, par ailleurs directeur de grands projets de construction, a mis en
œuvre avec succès ce principe chez Spie-Batignolles au début des années
1980 pour le management de grands projets (entre cinquante et mille
millions de dollars) caractérisés par des environnements instables, des délais
de réalisation très courts, une forte interdépendance des techniques. Jolivet,
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irremplaçable statut. La métarègle augmente le pouvoir de décision de
l’équipe de projet tout en différant l’exercice du contrôle hiérarchique,
lui-même planifié aux jalons d’avancement. Un tel niveau d’autonomie
permet l’échange et la synthèse rapide de points de vue, échange favorisé
par la proximité physique des acteurs (dans le cas des plateaux de projet,
par exemple), mais également par la proximité numérique rendue
possible par l’utilisation de logiciels de planification, de bases de
données, de groupware pour le partage des documents à distance. Dans la
course à l’innovation, le management de projet est constamment en quête
d’équilibre entre la gestion des connaissances expertes, la négociation
pour la construction d’accords instables, l’intégration d’événements ou
d’informations critiques, le tout étant contraint par le triptyque
qualité–coûts–délais. Au final, la première métarègle est bien celle qui
consiste, pour l’équipe de projet, à savoir s’auto-organiser. Mais jusqu’où,
dans de tels contextes, les modèles de prévisibilité peuvent-ils être
correctement optimisés? Cette question amène une réponse paradoxale:
la puissance des outils numériques et connectiques est telle qu’elle crée
plus d’opportunités d’information –et donc d’événements– que de
capacité à produire des connaissances procédurales pour les traiter. Ce
déséquilibre permanent entre l’information «surproduite» et ses modes
de régulation, entre l’événement et son anticipation radicalise le discours
de la hiérarchie qui s’attache surtout à valoriser la responsabilité
individuelle en termes strictement utilitaires et pragmatiques. L’efficacité
gestionnaire du management de projet se mesure et se résume à un calcul
d’adéquation entre la compétence ponctuellement utile et la performance
espérée. Cette tendance s’est ensuite confirmée avec l’avènement du
régime cellulaire.
Le régime cellulaire
La notion de cellule désigne, au sens classique, tout collectif d’experts
chargé de restaurer, en situation de crise, de grand danger ou de
catastrophe, un ordre provisoire. Sa mission prioritaire est de rechercher
des solutions de prévention d’un plus grand risque encore si rien n’était
entrepris et de développer une coordination intense pour mettre en
François, 2003. Manager l’entreprise par projets Les métarègles du
management par projet. Colombelles: EMS Éditions, 296 pages.
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