Qualité, projet, numérique: trois variations symboliques de l`efficacité

publicité
PARTIE I
VALEURS ET NORMES
Qualité, projet, numérique :
trois variations symboliques
de l’efficacité gestionnaire
Gino Gramaccia *
Université de Bordeaux I
Trois modèles d’entreprise ont marqué, en moins de trente ans, la pensée et les
pratiques de la coopération dans les organisations : la gestion de la qualité totale,
la conduite des projets et le management des connaissances. Ces modèles cohabitent, parfois se contrarient. Mais parfois, aussi, se complètent ou se constituent
mutuellement en solutions palliatives. Le management de la qualité énonce,
pour l’instituer, la norme de coopération dont l’efficacité symbolique est garantie
par son statut écrit et par conséquent générique. Le management de projet et le
management cellulaire improvisent leurs structures et planifient leurs tâches au
vu des indicateurs, toujours au titre de l’urgence et de l’efficacité gestionnaire. Le
management des connaissances postule la bonne volonté cognitive des acteurs
sous prétexte que la technologie offre toutes les conditions d’un usage pragmatique
du savoir.
Trois innovations emblématiques ont renouvelé, en moins de trente ans,
la pensée et les pratiques de la coopération dans les organisations : la
*
[email protected]
MEI,
nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008
gestion de la qualité totale, la conduite des projets et le management des
connaissances. Avec cette interrogation constante : comment garantir la
coopération, avec quels mots d’ordre, quelles sortes de règles, quels
objectifs surtout, en regard de la figure polymorphe du client ? À chaque
époque, sa croyance en l’efficacité des règles de gestion. La qualité a eu
ses préceptes collectifs, le projet, ses organisations ad hoc, le management
des connaissances, ses outils numériques. La qualité totale, avec ses
chartes, ses normes, ses collectifs et ses indicateurs, a généralisé la relation
client–fournisseur à l’ensemble des fonctions de l’entreprise au prix d’une
idéalisation de l’acteur économique. Le management de projet a recentré
ses méthodes sur la maîtrise de trois facteurs déterminants : les spécifications du produit, l’estimation des coûts et la planification des délais. De
fait, ce changement aura expurgé le modèle de transaction client–
fournisseur de la symbolique de l’excellence propre à la qualité totale.
Aujourd’hui, se développe ainsi une culture de la menace maintenant
confirmée par l’avènement du cellulaire, autrement dit du management
de crise : la tension informatisée des processus, en inversant la logique
des flux (pénétration des logiques de marché vers les activités de
conception), accroît la charge des responsabilités (surveillance des indicateurs, maintenance des conditions opérationnelles des systèmes). Dans
certaines applications (groupware, workflow), le lien devient pragmatique : seules importent la finalité du contact et la pertinence productive
du savoir. Parallèlement, les potentialités nouvelles de l’Internet, en élargissant l’horizon du cellulaire, dispensent l’internaute des contraintes de
la soumission hiérarchique. La qualité se construit sur une symbolique
explicite et générique du succès collectif, le projet cellulaire sacrifie la part
symbolique du social au profit de structures conçues dans l’urgence, le
numérique optimise les échanges de connaissances au point de fournir
des arguments actualisés aux promoteurs d’utopies…
Qualité totale et symbolique de la reconnaissance
La qualification du producteur par la firme cliente est devenue une
garantie préalable de la qualité des produits, en même temps qu’un label
de qualité pour le marché. À partir des années 1980, la convergence du
mouvement de la qualité et des injonctions normatives (normes ISO
9000) aura engendré un système d’évaluation autoritaire particulièrement favorable aux donneurs d’ordre. Voilà pour l’esprit. Mais en
matière de management de la qualité, la lettre est première. Sans doute
son juridisme aura-t-il décrété la transparence dans les termes de manuels
de qualité, de chartes et de procédures créant ainsi, sur le terrain et avec
plus ou moins de bonheur, les conditions d’un langage performatif. C’est
cette illusion performative d’une évaluation standardisée des firmes
56
Qualité, projet, numérique…
Gino Gramaccia
comme condition de partenariats « symétriques » qui aura marqué
l’appareil qualité. Les groupes spécialisés (groupes d’amélioration de la
qualité, cercles) ont joué un rôle notable, au plus près du terrain, d’outil
d’appropriation de ces modes de régulation symboliques. Avec l’objectif
de valoriser l’investissement personnel dans ces démarches de mobilisation collective : les langages graphiques utilisés par les cercles (histogrammes et diagrammes) auront révélé ainsi, devant la hiérarchie, la part
socialement consentie de l’individu dans le projet d’amélioration de la
qualité. Le cercle assujettit chacun de ses membres à la contrainte de la
mesure : d’une progression, d’une efficacité, d’un rendement bien sûr,
mais aussi de la mesure au sens de retenue, de réserve, de tout ce qui
pourrait subvertir l’ordre convenu de la mission. Avec la rhétorique de
l’excellence, un pas supplémentaire est franchi dans l’exercice de la
médiation symbolique qui réunit, dans le même dispositif normatif, le
fournisseur et son client. L’excellence ne se discute pas, d’ailleurs elle n’a
pas de référent dans la pratique qui serait susceptible d’en démentir
l’intérêt. De l’ordre de la vertu, elle forme seulement l’arrière-plan moral
de la coopération pour la mise en œuvre de la norme d’exigence
générique. À l’affichage vertueux d’une posture d’acteur, répondent
diverses pratiques de communication institutionnelle. C’est la raison
pour laquelle la reconnaissance est devenue un principe courant dans les
entreprises avec le rituel des prix et des récompenses, l’affichage de
posters et de slogans, la publication d’exhortations en bandes dessinées, la
mise en scène de cercles de qualité à l’occasion de grands événements
d’entreprise 1. Le management de la qualité se déploie donc – au titre de
l’efficience – sur le registre de la règle et de ses modalités discursives, des
contraintes axiologiques et de toutes ces attitudes moralement qualifiées
de postures « douces » : l’autonomie, la confiance, l’engagement, la
mobilisation collective, la réactivité, l’initiative, l’adhésion au projet de
l’entreprise… Les visées pragmatiques de la qualité se résument, pour
l’essentiel, à promouvoir les modes de prévention des conflits collectifs à
partir d’un a priori normatif explicite : les acteurs engagés dans une
transaction à finalité économique doivent se conformer aux valeurs d’un
agir collectif orienté vers le succès.
1
Gramaccia, Gino, 1992 : 220-224. « Des cercles en scène chez Sony »,
Communication & Organisation n° 1. Presses universitaires de Bordeaux.
57
MEI,
nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008
Autonomie et subsidiarité dans les projets
Le management de projet a introduit des modes de régulation visant à
résoudre, au plan local, les contradictions stratégiques du plan global : il
faut tout à la fois concentrer les pouvoirs décisionnels et exploiter des
volumes croissants de données, contrôler les processus de production et
décentraliser l’organisation du travail, concilier des logiques de flexibilité
des systèmes de gestion et l’adhésion des salariés. Dans l’organisation par
projet, les critères de structures, eux-mêmes déterminés par la puissance
des outils numériques, passent au premier plan. La finalité est de
construire les dispositifs les plus flexibles et les plus performants possibles
dans des contextes de marché diversifiés, mondialisés et par conséquent
fortement concurrentiels. Il s’agit de faire preuve d’imagination structurelle dans des situations au plus près du client, de concevoir les solutions
organisationnelles qui réclament le plus d’ajustements mutuels : cet
« esprit PME » réintègre des disciplines de support (qualité, maintenance,
estimation…) jusqu’à présent distribuées dans des organisations fonctionnelles et plus hiérarchisées. L’autonomie, la responsabilité, le pouvoir
de délégation deviennent des libertés « conditionnelles » de mouvement
accordées aux acteurs pour leur permettre d’exercer des activités de
contrôle et de surveillance. La multiplication des « boîtes noires » impose
des règles strictes de délégation d’expertise pour leur conception, leur
mise en œuvre et leur maintenance. Il faut contrôler des états, des trajectoires et des réseaux d’information dans des temporalités de plus en plus
resserrées. Le temps, à l’inverse de l’espace, est devenu une variable à
contrôler, à mesurer et à contraindre. Il s’agit du temps d’accès au
marché, du temps de développement, du temps d’immobilisation ou
d’utilisation des ressources, du temps de transmission de données. Au
fond, il s’agit de concevoir une autonomie non plus contrôlée par la
procédure comme en gestion de la qualité mais évaluée après coup, donc
sur les résultats. Pour la hiérarchie, la subsidiarité devient une métarègle 1 : on reconnaît au pouvoir de l’expert, en place sur le terrain, son
1
C’est ce principe de subsidiarité que François Jolivet appelle la métarègle.
L’auteur, par ailleurs directeur de grands projets de construction, a mis en
œuvre avec succès ce principe chez Spie-Batignolles au début des années
1980 pour le management de grands projets (entre cinquante et mille
millions de dollars) caractérisés par des environnements instables, des délais
de réalisation très courts, une forte interdépendance des techniques. Jolivet,
…
58
Qualité, projet, numérique…
Gino Gramaccia
irremplaçable statut. La métarègle augmente le pouvoir de décision de
l’équipe de projet tout en différant l’exercice du contrôle hiérarchique,
lui-même planifié aux jalons d’avancement. Un tel niveau d’autonomie
permet l’échange et la synthèse rapide de points de vue, échange favorisé
par la proximité physique des acteurs (dans le cas des plateaux de projet,
par exemple), mais également par la proximité numérique rendue
possible par l’utilisation de logiciels de planification, de bases de
données, de groupware pour le partage des documents à distance. Dans la
course à l’innovation, le management de projet est constamment en quête
d’équilibre entre la gestion des connaissances expertes, la négociation
pour la construction d’accords instables, l’intégration d’événements ou
d’informations critiques, le tout étant contraint par le triptyque
qualité–coûts–délais. Au final, la première métarègle est bien celle qui
consiste, pour l’équipe de projet, à savoir s’auto-organiser. Mais jusqu’où,
dans de tels contextes, les modèles de prévisibilité peuvent-ils être
correctement optimisés ? Cette question amène une réponse paradoxale :
la puissance des outils numériques et connectiques est telle qu’elle crée
plus d’opportunités d’information – et donc d’événements – que de
capacité à produire des connaissances procédurales pour les traiter. Ce
déséquilibre permanent entre l’information « surproduite » et ses modes
de régulation, entre l’événement et son anticipation radicalise le discours
de la hiérarchie qui s’attache surtout à valoriser la responsabilité
individuelle en termes strictement utilitaires et pragmatiques. L’efficacité
gestionnaire du management de projet se mesure et se résume à un calcul
d’adéquation entre la compétence ponctuellement utile et la performance
espérée. Cette tendance s’est ensuite confirmée avec l’avènement du
régime cellulaire.
Le régime cellulaire
La notion de cellule désigne, au sens classique, tout collectif d’experts
chargé de restaurer, en situation de crise, de grand danger ou de
catastrophe, un ordre provisoire. Sa mission prioritaire est de rechercher
des solutions de prévention d’un plus grand risque encore si rien n’était
entrepris et de développer une coordination intense pour mettre en
…
François, 2003. Manager l’entreprise par projets – Les métarègles du
management par projet. Colombelles : EMS Éditions, 296 pages.
59
MEI,
nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008
application un plan de secours destiné à des victimes réelles ou potentielles. Cellule de crise, d’urgence, de coordination ou d’appui technique,
ce collectif est astreint à proposer des solutions ad hoc et rapides à des
problèmes souvent mal diagnostiqués, faute de temps ou de moyens. Elle
démontre une grande capacité à se connecter à diverses structures d’un
même réseau, auxquelles elle puise, dans l’urgence, les ressources dont
elle a besoin. Elle est évidemment prioritaire dans la consommation de
ces ressources et dans l’exécution d’opérations critiques.
Pour un management dit « cellulaire », l’incitation brutale à agir se justifie
au titre d’impératifs de survie économique et de leur corollaire technique
et gestionnaire : le traitement de flux massifs d’informations multisources et multi-cibles dans le temps le plus court et le budget le plus
ajusté. L’horizon de la cellule n’est pas sûr : le client, mondialisé, est
moins identifiable, les choix techniques relèvent de cycles courts et
coûteux et de puissantes et imprévisibles logiques financières font et
défont les stratégies. Dans ces conditions, le collectif restreint n’a plus
d’organisation socialement perceptible. Ou mieux, l’organisation sociale
du travail devient le produit de stratégies politiquement muettes sur les
conditions dans lesquelles cette organisation est mise en place. La dénégation même de ces conditions deviendrait la question politique centrale
pour peu que, dans la cellule de projet, la souffrance (stress, panique,
troubles psychiques) fasse, au bout du compte (ou du rouleau !) l’objet
d’une contestation radicale. L’acteur cellulaire définit sa compétence par
sa capacité d’intervention dans des situations où l’urgence commande :
dominent l’urgence, le stress, voire la panique dans des conduites de
coopération qui font passer au compte du gaspillage toute valorisation
symbolique de la relation. Cette rationalité est hégémonique, exclusive,
autoritaire : elle se construit sur l’expulsion, de la sphère de l’action organisée, du traitement politique des enjeux collectifs, ou encore sur
l’impossibilité d’une résistance concertée aux motifs de conflits et de
stress liés à l’intense manipulation des acteurs individuels sous prétexte
d’autonomie, de vigilance ou encore d’hyperdisponibilité. Dans la
cellule, seule compte la pertinence du contact, la finesse de la jonction
connectique pour le succès de la tâche opérationnelle et si nécessaire,
pour la recomposition provisoire d’acteurs convoqués sur-le-champ en
raison d’événements critiques : activité ponctuelle, coup de feu, gestion
d’un risque, résolution d’un problème, etc. L’expertise requise est mobilisée et ajustée selon des configurations structurelles variables ; elle circule
dans des réseaux techniques par le truchement de moyens numériques et
dans ce cas, évidemment, la co-présence n’est plus requise. Dans le
groupe cellulaire, l’individu est un acteur intégré et non réflexif. Sa docilité serait la part, laissée dans l’ombre, de sa psychologie et de ses capacités stratégiques à « faire jouer » la structure. Au fond, cet acteur n’a pas
d’alternative psychologique au sens où il pourrait faire jouer, dans ses
60
Qualité, projet, numérique…
Gino Gramaccia
relations, une part de secret, de calcul, de critique de l’action dont le sens
finalement lui échappe. Son activité se résume à réguler des discontinuités innombrables dans le déroulement des protocoles. Il doit ajuster
les interfaces logicielles en recherchant et en visant, dans le réseau de ses
ressources, les meilleures opportunités de connexion. Sa démarche est
réticulaire, exploratoire et connectique ; son objectif est de débusquer et
de transmettre au plus tôt la bonne information au bon utilisateur pour
le meilleur usage. Dans son analyse des nouveaux réseaux professionnels,
Norbert Alter développe une idée similaire : [Beaucoup d’opérateurs]
« consacrent une part considérable de leur journée de travail à trouver les
connaissances, relations et dispositifs de gestion leur permettant de réaliser la
tâche qui leur est impartie » 1. Engagés dans l’action cellulaire (comme
forme radicale du projet), les acteurs sont constamment en quête de
structures efficaces. Ce qui prévaut, dans ces pratiques de coopération,
c’est l’imagination structurelle. Sans doute – mais cette hypothèse reste à
approfondir – la forme cellulaire explique-t-elle la crise d’identité que
traverse aujourd’hui la fonction de direction des ressources humaines
(DRH ) : aux enjeux sociaux dans l’entreprise, aux défis politiques que
soulève la réorganisation du travail en interne se substituent des considérations économiques et financières 2 : quel modèle d’organisation peuton théoriser à partir d’une politique drastique de réduction de coûts ? À
l’inverse, le troisième moment de notre évolution paradigmatique est
caractérisé par l’élimination des contraintes de la division technique
traditionnelle : la régulation est entièrement déléguée à la technologie
numérique. En bref, si la qualité veille sur les communautés de pratiques
– restes consensuels et symboliques d’une solidarité de partage –, si le
projet cellulaire assemble les structures les plus aptes à résoudre les problèmes de productivité, le numérique déploie les conditions pragmatiques de l’utilisation immédiate et sans restes du savoir.
1
Alter, Norbert, 2000 : 214. L’innovation ordinaire. Paris : PUF.
2
Cf. le journal Le Monde du mardi 25 août 2008, l’article de Bertrand Bissuel,
« La fonction de DRH traverse une crise d’identité ».
61
MEI,
nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008
La pragmatique du lien numérique
La diversité des outils de l’informatique collaborative aura grandement
modifié les stratégies du management cellulaire – regroupées sous
l’enseigne du « management des connaissances ». Les nouvelles pratiques
de collaboration numérique n’auront pas manqué d’inspirer certains
discours aux accents saint-simoniens ou wieneriens, magnifiant l’efficience de la communication électronique 1. Des études prospectivistes à
la littérature de conseil s’est imposée l’idée que la technologie informatique était en mesure de fournir un modèle d’organisation plus performant et surtout plus intelligible pour les acteurs engagés dans l’aventure
d’un projet cellulaire. Ce modèle est évidemment celui du réseau numérique, déployant aux yeux des dirigeants, des experts conseillers, de
certains chercheurs aussi, une ressource consensuelle et légitime : la
connaissance comme gage incontestable d’efficience et d’intelligibilité
maximales. Mieux que les chemins de fer saint-simoniens transportant
des hommes pour leur offrir des opportunités de rassemblement (voire de
« regroupement »), le réseau numérique met directement les cerveaux en
relation par le seul truchement de procédures techniques, organisationnelles et sémiotiques ad hoc 2. Comme si l’intelligence, débarrassée de
contingences physiques, spatiales et surtout temporelles, pouvait enfin se
prêter à toutes les combinaisons rationnelles – à la manière sans doute de
bien d’autres flux (monétaires, entre autres) circulant sans entraves dans
des réseaux infiniment accrescents. Dans ces conditions, des attitudes
moralement qualifiées comme la coopération, la confiance, le partage,
l’échange – qu’on sait explicitées et exigées a priori par le management de
la qualité – sont le produit du réseau, un effet axiologique de sa productivité, sa valeur ajoutée au bénéfice immédiat de l’action. L’intelligence en
réseau est le produit sans restes du réseau : elle n’engendre que l’action.
Ce qui serait une manière d’affirmer que l’éthique, ainsi dérivée de
1
« L’idéologie du Web 2.0 repose en effet […] sur ces thématiques de l’autonomie
créative et de l’égalitarisme horizontal ; et forme plus exactement un triptyque
puisqu’il faut y ajouter l’idée de liberté de communication », dit Franck
Rebillard. Rebillard, Franck, 2007 : 93. Le Web 2.0 en perspective. Paris :
L’Harmattan.
2
Moulier Boutang, Yann, 2007 : 95. Le capitalisme cognitif. Paris : Editions
Amsterdam.
62
Qualité, projet, numérique…
Gino Gramaccia
l’action, ne serait qu’une externalité positive et, en aucun cas, une
condition a priori de l’action.
Il faut admettre que, dans cette nouvelle division technique du travail, les
salariés sont finalement contraints de se plier aux procédures du partage
cognitif, ce qui, du point de vue du régime cellulaire, revient à organiser
la collaboration au moyen de contraintes d’un nouveau type, celles, par
exemple, assujettissant les individus à produire toujours plus de connaissances aux effets pragmatiques immédiatement capitalisables et mesurables dans des temps de production eux-mêmes toujours plus contraints.
La technologie commande la production selon ses normes, contribue à
l’invention de structures flexibles autour d’individus sollicités en raison
de leurs capacités de vigilance et d’hyperdisponibilité. Pour le management cellulaire des connaissances, le temps n’est plus une variable objective et programmable : le « temps réel » de la coordination correspond à
l’instant technique de la connexion, quel que soit le point d’entrée dans
le réseau. À l’individu de saisir les meilleures opportunités dans le réseau
ou de mailler le réseau à partir des opportunités dans une logique qui est
celle de l’instant : d’ailleurs, dans (ou par) le réseau, l’opportunité est
toujours déjà là. Le management sait qu’il peut compter sur le potentiel
psychologique et cognitif de l’individu. Certes, ce dernier peut souffrir
par excès de vigilance (stress, anxiété) mais, assimilé parfois à un artiste, à
un chercheur, parfois réduit à l’archétype du développeur de logiciel
libre 1, il est supposé s’adonner, quoi qu’il en coûte, à la passion de
l’échange et du partage de connaissances. Les propriétés pragmatiques du
lien numérique ont engendré des formes de collaboration dans lesquelles
les « collaborateurs » ne sont pas (techniquement) censés différer l’acte de
collaborer. Dans les systèmes de workflow ou de groupware (par exemple),
la « connexion des cerveaux » est un état permanent, une condition du
flux qu’il serait contre-productif de rompre sous prétexte de liens symboliques traditionnels (reconnaissance, solidarité…), c’est-à-dire sous prétexte de la restauration – informatiquement impossible – d’un sujet
collectif qu’en d’autres temps on appelait le groupe. Même si des mutations identitaires du groupe sont cependant observables : avec les forums
thématiques, des transgressions sont possibles. En s’échappant sur un
forum de discussion (à l’insu de son employeur), le salarié peut divulguer
des informations, exprimer des opinions personnelles, diffamer aussi…
1
Moulier Boutang, Yann, op. cit., p. 122.
63
MEI,
nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008
Mais l’utopie saint-simonienne a encore devant elle bien des perspectives.
Le management de projet à l’échelle planétaire doit maintenant compter
sur des « collaborateurs » d’un nouveau type : les communautés de
pratiques, les alliances d’intelligence, les réseaux de connaissance
créatrice, les méta-entreprises créatrices, les « écosystèmes
d’entreprises »… Il est incontestable que les apports fonctionnels du Web
2.0 à l’innovation défont les modes de distribution des activités
institutionnelles, notamment dans les projets de R & D. La dissémination
des rôles de conception est un effet de la « Toile » : éphémère, solitaire,
« flottante », l’expertise est affaire d’impulsions multiples. Des milliers de
chercheurs fournissent des solutions ad hoc à des entreprises comme
Boeing, Procter & Gamble, DuPont… 1 Les chat-rooms, les blogs, les
wikis, la diffusion personnelle de contenus sur Internet participent de
cette pragmatique du lien numérique, parfois bénévole, parfois rémunérée, qui constitue une source de valeur pour les entreprises en quête
d’innovation. L’évaluation en continu – et en grand nombre – des innovations réduit le temps des processus de conception et de reconception
des produits ; réduit en même temps le temps de cycle de vie des
produits, élargit les scénarios de faisabilité dans le projet de
conception–innovation. Une entreprise en réseau est alors annoncée
– telle est la thèse de Castells – organisée en projets réalisés en coopération, intégrant des segments différents d’entreprises différentes. « L’unité
première, dit Castells, n’est pas un sujet, ni individuel (l’entrepreneur ou la
famille entrepreneuriale) ni collectif (la classe capitaliste, la firme, l’Etat)
[…]. L’unité est le réseau composé d’une diversité de sujets et d’organisations,
qui se modifie sans cesse à mesure qu’il s’adapte aux environnements et aux
structures du marché » 2. Se développe aujourd’hui une logique étendue
du management cellulaire, impliquant en amont, dans la phase de
faisabilité, d’innombrables micro-initiatives hyper-interactives susceptibles d’influer sur le cours des innovations. Surgit l’internaute comme
acteur économique radicalement novateur avec la création, le partage, le
remixage de contenus originaux, la création de blogs, de pages personnelles, le piratage des produits… L’amélioration des processus de conception par la capture d’informations stratégiques, le déplacement et le
1
Tapscott, Don, Williams, Anthony D., 2007 : 116. Wikinomics. Paris:
Pearson Education.
2
Castells, Manuel, 2001 : 263. La société en réseaux. Paris : Fayard.
64
Qualité, projet, numérique…
Gino Gramaccia
dépassement des frontières organisationnelles devraient fournir des arguments aux promoteurs de l’entreprise apprenante.
Conclusion
Nos quatre temps paradigmatiques forment-ils un mouvement séquentiel ? Rien n’est moins sûr. Ces modèles cohabitent, parfois se contrarient. Mais parfois, aussi, se complètent ou se constituent mutuellement
en solutions palliatives. Les règles qui régissent la vie des collectifs de
projet (au sens large) tantôt renforcent les structures de la coexistence
cellulaire, tantôt les dispersent dans des effets de « toile », ne laissant
subsister que des liens de contact au profit d’une gestion maximisée de
l’information. Le management de la qualité énonce, pour l’instituer, la
norme de coopération. L’efficacité symbolique de la norme est garantie
par son statut écrit et par conséquent générique. Ce sont là les conditions
de félicité (dirait Austin) de leur valeur performative, s’appliquant à
l’ensemble, homogène et standardisé, de collectifs construits pour relayer
(illustrer) le message de l’excellence. Le management de projet et le
management cellulaire, beaucoup moins bavards, improvisent leurs structures et planifient leurs tâches au vu des indicateurs, toujours au titre de
l’urgence et de l’efficacité gestionnaire. L’enjeu symbolique de la norme
passe au second plan. Le management des connaissances postule la bonne
volonté cognitive des acteurs sous prétexte que la technologie offre toutes
les conditions d’une utilisation panoptique et ouverte des connaissances :
le nouveau système « fait entrer » tous les acteurs périphériques dans
l’organisation 1 en faisant valoir la puissance pragmatique de l’utilité
directe du savoir en ligne. Et dans les formes les plus étendues du cellulaire héritées des applications du « Web 2.0 », le lien organisationnel
fondé sur la proximité des faces – ce dernier substrat symbolique du
social – est éliminé.
1
Segrestin, Denis, 2004 : 285. Les chantiers du manager. Paris : Armand
Colin.
65
MEI,
nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008
Bibliographie
Bernard, Françoise, 2003 : 333-345. « Lien, sens et action : vers une
communication engageante ». in Communication & Organisation, Presses
universitaires de Bordeaux, n° 24.
Boltanski, Luc, Chiapello, Ève, 1999. Le nouvel esprit du capitalisme. Paris :
Gallimard, 843 pages.
Bonneville, Luc, Grosjean, Sylvie, 2007. Repenser la communication dans les
organisations. Paris : L’Harmattan, 294 pages.
Bouillon, Jean-Luc, Bourdin Sylvie, Loneux Catherine (dir.), 2007 : 7-177.
« Migrations conceptuelles. D’où viennent les concepts de la
Communication organisationnelle ? ». Communication & Organisation.
Presses universitaires de Bordeaux, n° 31.
Bouzon, Arlette, 2004. La place de la communication dans la conception de
Systèmes à risques. Paris : L’Harmattan, 242 pages.
Carayol, Valérie (dir.), 2005. Vivre l’urgence dans les organisations. Paris :
L’Harmattan, 157 pages.
Carayol, Valérie, 2004. Communication organisationnelle. Une perspective
allagmatique. Paris : L’Harmattan, 235 pages.
Castells, Manuel, 1998. La société en réseaux. Paris : Fayard, 671 pages.
Clot, Yves, 2008. Le travail sans l’homme ? Paris : La Découverte, 299 pages.
D’Almeida, Nicole, 2007, La société du jugement. Paris : Armand Colin, 256
pages.
De Saint Laurent-Kogan, Anne-France, Metzger, Jean-Luc, 2007. Où va le
travail numérique ? Paris : École des Mines, 273 pages.
Delcambre, Pierre (dir.), 2000. Communications organisationnelles. Objets,
pratiques, dispositifs. Presses universitaires de Rennes, 332 pages.
Fauré, Bertrand, Gramaccia, Gino, 2006 : 25-36. « La pragmatique des chiffres
dans les organisations ». Études de communication, n° 29, Lille.
Gardère, Élizabeth, Gramaccia, Gino, 2004 : 9-11. Introduction au dossier « La
communication des nouvelles éthiques de l’entreprise ». Communication &
Organisation, Presses universitaires de Bordeaux.
Germain, Olivier (dir.), 2006. De nouvelles figures en management de projet.
Colombelles : EMS Éditions, 382 pages.
Gramaccia, Gino, 1992 : 220-224. « Des cercles en scène chez Sony ».
Communication & Organisation n° 1, Presses universitaires de Bordeaux.
Gramaccia, Gino, 2001. Les actes de langage dans les organisations. Paris :
L’Harmattan, 287 pages.
66
Qualité, projet, numérique…
Gino Gramaccia
Gramaccia, Gino, 2004 : 121-135. « Pression cellulaire et craintes hypertéliques
dans le management de projet ». Vivre l’urgence dans les organisations.
Paris : L’Harmattan.
Guyot, Brigitte, 2004 : 11-26. « Éléments pour une approche informationnelle
dans les organisations ». Sciences de la société. Toulouse : Presses
universitaires du Mirail, n°63.
Jolivet, François, 2003. Manager l’entreprise par projets – Les métarègles du
management par projet. Colombelles : EMS Éditions, 296 pages.
Le Moënne, Christian (dir.), 1998 : 9-12. Communications d’entreprises et
d’organisations. Presses universitaires de Rennes.
Le Moënne, Christian (dir.), 2000 : 21-24. Introduction au dossier « La
communication organisationnelle en débat ». in Sciences de la société,
Presses universitaires du Mirail, n°50-51.
Morand, Jean-Claude, 2006. RSS, blogs. Un nouvel outil pour le management.
Paris : MM2 Éditions, 200 pages.
Moulier Boutang, Yann, 2007. Le capitalisme cognitif. Paris : Éditions
Amsterdam, 316 pages.
Rebillard, Franck, 2007. Le Web 2.0 en perspective. Paris : L’Harmattan,
159 pages.
Segrestin, Denis, 2004. Les chantiers du manager. Paris : Armand Colin,
341 pages.
Senneth, Richard, 2000. Le travail sans qualités, Paris : Albin Michel, 210 pages.
Tapscott, Don, Williams, Anthony D., 2007. Wikinomics, Paris : Pearson
Éducation, 363 pages.
Vacher, Béatrice, 2004 : 133-149. « Du bricolage informationnel à la litote
organisationnelle ». Sciences de la société. Toulouse : Presses universitaires
du Mirail, n°63.
Veltz, Pierre, 2000, Le nouveau monde industriel. Paris : Gallimard, 230 pages.
67
Téléchargement