Maria Capusan
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« mémorialiste ». Mais il faut admettre que les dernières décennies ont
quelque peu nuancé cette perspective : les spectacles yourcenariens se
multiplient dans le monde entier, dans cette ère visuelle que nous vivons.
Ils mettent souvent à profit des textes non-théâtraux, notamment les
monologues de Feux, dont les qualités scéniques sont incontestables4.
Insidieusement, donc, une autre question surgit. Est-ce que pour
Marguerite Yourcenar le théâtre n’était qu’un violon d’Ingres… Depuis
La Mort conduit l’attelage jusqu’à Une belle matinée, l’obsession du
théâtre et de Shakespeare traverse son œuvre. La préface même de Feux
en fait foi ; là des références à Cocteau5 renvoient à la scène et au-delà
d’elle, au théâtre du monde. Un sujet qui porte à réflexion, mais que nous
n’envisageons pas de traiter dans ce qui suit.
C’est en fait au public même de donner la vraie réponse du millénaire
III face à l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Quant à nous, nous parlerons
de son théâtre en faisant référence à certains monologues que leur auteur
même considérait comme appartenant à un genre non-tranché. D’ailleurs
Diderot avec ses romans dialogués, de même que Beckett, avec des
romans-monologues, nous encouragent, nous aussi, à ne pas trancher.
Quant à « poétique », reconnaissons que le problème est plus
complexe. On utilise cette épithète pour caractériser des textes
dramatiques et des spectacles très divers, qu’ils appartiennent à Musset, à
Claudel ou à Giraudoux. Un premier départ à faire est généralement celui
entre l’écriture et la scène, qui valorise des matières et des signes
spécifiques. Une incursion dans l’histoire du genre découvre que pour
d’Aubignac mais aussi pour Diderot ou pour Hegel toute œuvre destinée
à la représentation était un « poème dramatique ». L’usage a restreint ce
syntagme au théâtre des poètes, que l’on reconnaît d’habitude moins
approprié à la scène, tel celui de Péguy, nommé aujourd’hui « théâtre
poétique » ou « des poètes ». Sans qu’aucun créateur le revendique pour
autant comme strictement défini, jusqu’à en fixer les codes avec rigueur,
ce qui arrive pour le « théâtre épique » de Brecht. « Poétique » veut dire
donc pour ce qui est des textes dramatiques pièce en intertexte, qui met
4 Nous nous sommes penchée sur leur théâtralité dans notre intervention au Colloque
Yourcenar de Bogota, « Le Moi théâtral de Marguerite Yourcenar », L’Écriture du moi
dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Clermond-Ferrand, SIEY, 2004, p. 149-160.
5 Préface de Feux, OR, p. 1077.