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MARGUERITE YOURCENAR
ET LE THÉÂTRE POÉTIQUE
par Maria CÃPUŞAN
(Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie)
« Cette poésie lentement psalmodiée […] hypnotique »1 telles sont
les paroles qui caractérisent, selon Marguerite Yourcenar, un spectacle de
nô. Quel meilleur endroit, donc, pour parler de son « théâtre poétique »,
qu’un colloque Yourcenar au Japon, où poésie et théâtre se marient
depuis des siècles pour illustrer un genre-emblème de la culture nippone.
On reconnaît comme bénéfique cette alliance en Europe, aussi bien
qu’en Asie, mais il n’est pourtant pas chose familière que d’en parler
dans un colloque la rigueur scientifique exige une juste mesure des
termes dont on se sert, surtout quand leur cohabitation les menace de
connotations à part.
Une première question qui se pose est liée au sens que le mot
« théâtre » prend dans le cas d’une œuvre qui a pourtant bien délimises
composantes, en matière de corpus ; il est légitime de se limiter aux
textes dramatiques qui composent les deux volumes parus sous ce titre2.
Non inclus dans les Œuvres qui sont romanesques3 et d’autant moins
dans les Essais et mémoires, parus toujours en Pléiade. Secondaires par
rapport au reste de l’œuvre, dirait-on, à lavis du créateur même et des
spécialistes yourcenariens. On y instaure donc, du même coup, une
hiérarchie. Ce n’est pas notre propos que de la contester le moins du
monde. Elle est confirmée par les millions de lecteurs qui reconnaissent
avant tout dans l’auteur des Mémoires d’Hadrien la romancière et la
1 « Kabuki, bunraku, nô », TP, EM, p. 649.
2 Théâtre I et Théâtre II, Paris, Gallimard, 1971.
3 Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1982.
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« mémorialiste ». Mais il faut admettre que les dernières cennies ont
quelque peu nuan cette perspective : les spectacles yourcenariens se
multiplient dans le monde entier, dans cette ère visuelle que nous vivons.
Ils mettent souvent à profit des textes non-tâtraux, notamment les
monologues de Feux, dont les qualités scéniques sont incontestables4.
Insidieusement, donc, une autre question surgit. Est-ce que pour
Marguerite Yourcenar le théâtre n’était qu’un violon d’Ingres Depuis
La Mort conduit l’attelage jusqu’à Une belle matinée, l’obsession du
théâtre et de Shakespeare traverse son œuvre. La préface même de Feux
en fait foi ; là des références à Cocteau5 renvoient à la scène et au-delà
d’elle, au théâtre du monde. Un sujet qui porte à réflexion, mais que nous
n’envisageons pas de traiter dans ce qui suit.
C’est en fait au public même de donner la vraie réponse du millénaire
III face à l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Quant à nous, nous parlerons
de son théâtre en faisant référence à certains monologues que leur auteur
même considérait comme appartenant à un genre non-tranché. D’ailleurs
Diderot avec ses romans dialogués, de me que Beckett, avec des
romans-monologues, nous encouragent, nous aussi, à ne pas trancher.
Quant à « poétique », reconnaissons que le problème est plus
complexe. On utilise cette épithète pour caractériser des textes
dramatiques et des spectacles très divers, qu’ils appartiennent à Musset, à
Claudel ou à Giraudoux. Un premier départ à faire est généralement celui
entre l’écriture et la scène, qui valorise des matres et des signes
spécifiques. Une incursion dans l’histoire du genre découvre que pour
d’Aubignac mais aussi pour Diderot ou pour Hegel toute œuvre destinée
à la représentation était un « poème dramatique ». L’usage a restreint ce
syntagme au théâtre des poètes, que l’on reconnaît d’habitude moins
approprié à la scène, tel celui de Péguy, nommé aujourd’hui « théâtre
poétique » ou « des poètes ». Sans qu’aucun créateur le revendique pour
autant comme strictement défini, jusqu’à en fixer les codes avec rigueur,
ce qui arrive pour le « théâtre épique » de Brecht. « Poétique » veut dire
donc pour ce qui est des textes dramatiques pièce en intertexte, qui met
4 Nous nous sommes penchée sur leur théâtrali dans notre intervention au Colloque
Yourcenar de Bogota, « Le Moi théâtral de Marguerite Yourcenar », L’Écriture du moi
dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Clermond-Ferrand, SIEY, 2004, p. 149-160.
5 Préface de Feux, OR, p. 1077.
Marguerite Yourcenar et le théâtre poétique
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en œuvre des règles caractéristiques pour deux types de discours,
comparable donc à l’emploi du terme dans « roman poétique ». Au-delà
de ces fluctuations il s’agit, dans tous ces emplois, de la pièce écrite. Le
spectacle, lui, peut être « poétique », à base d’un tel texte, mais la mise en
scène ose aussi en « poétiser » d’autres, les arrachant à la « tranche de
vie » ou à toute autre direction par trop réaliste – nous revenons là-
dessus.
À qui se fier donc pour tenter de définir ce que « théâtre poétique »
veut dire. À quelqu’un qui s’est voulu avant tout « poète », bien qu’aussi
romancier, dramaturge et peintre, jusqu’à imposer ce terme comme
dénominateur commun de toute son œuvre. Marguerite Yourcenar
l’aimait bien : il s’agit de Jean Cocteau. Par comparaison aux pièces
mythiques de Giraudoux ou de Sartre, elle préfère les pièces de Cocteau.
Elle dit dans une lettre6, à propos des poèmes de Clair-obscur, « souvent
si beaux » : tout est poésie chez lui « poésie de théâtre », « poésie
cinématographique ». Sa définition de la « poésie de théâtre » est elle-
même fidèle à ce « clair-obscur » qui régit sa perspective. Pour lui être
poète c’est sonder le mystère, comme il le dit dans lun de ses premiers
poèmes :
Accidents du mystère et fautes de calculs
Célestes, j’ai profité d’eux, je l’avoue.
Toute ma poésie est là : Je décalque
L’invisible (invisible à vous)7.
« Décalquer » donc et non pas « déchiffrer » tel est son le ; mettre
à profit les signes mais non pas les traiter en symboles, vu sa méfiance
vis-à-vis de l’interprétation vers quoi ce dernier terme l’entraînerait.
Signalons en passant que si Marguerite Yourcenar semble préférer le
théâtre de Jean Cocteau à celui de ses contemporains c’est qu’il ne
retombe pas « dans un genre de pièce poétique et symbolique qui a été
beaucoup fait au théâtre et au cinéma […] »8. Méfiante donc, elle aussi,
vis-à-vis de la symbolique théâtrale. Sonder les profondeurs de son
théâtre n’est guère poétique tout en surface, et exige donc des stratégies
6 Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 15 août 1955, HZ, p. 478-484.
7 Jean COCTEAU, « Par lui-même », Opéra, Paris, Stock, 1927, p. 9.
8 Lettre à Elsa Thulin, Paris le 18 janvier 1954, HZ, p. 293.
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appropriées pour en saisir le génie particulier. Mais Cocteau, lui, dit
« poésie de théâtre », donc une me substance commune – combien
définissable ? – y prend un sens spécifique. Elle est vue comme « dentelle
en cordage »9, donc intéressée par l’effet visible de loin sur la scène. Mais
surtout « navire sur la mer », supposant donc une dynamique propre.
Il nous semble que nous pouvons mettre à profit cette poétique
théâtrale formulée par Cocteau ; ce nest guère une théorie systématique,
nourrie de principes et de codes, mais centrée sur quelques points
essentiels, tels ceux que nous venons de citer, exprimés le plus souvent
par des images. À notre avis, il ne s’agit pas seulement dans le cas des
deux poètes de théâtre, de la simple admiration que Yourcenar voue à son
aîné, mais il y a plus, sans parler d’influence, dans le stricte sens du
terme ; on peut constater chez les deux écrivains des parallèles quant à la
manière de construire leur vision, une me tentative de démystifier
Orphée ou Électre jusqu’aux « coups de théâtre » présents chez les deux,
mais bien plus chargée d’effets à grand spectacle chez le créateur de la
Machine infernale : faire d’Oreste le fils d’Égisthe dans Électre est tout
aussi téméraire que créer un Sphinx jeune fille ou une Jocaste à la Isadora
Duncan, le jeu d’anachronismes y aidant dans le mythe d’Œdipe, teinté
aussi de psychanalyse. Mais dans ce dernier cas l’esprit de provocation
est bien plus évident.
Notre objet c’est le texte écrit mais aussi le spectacle virtuel qui y t
« in nuce », grâce aux signes visuels de la représentation présents dans le
dialogue et dans les didascalies proprement dites, làcouleurs et formes
décrivent souvent l’espace scénique, en véritable tableau.
Certains textes des deux volumes de Théâtre sont « poétiques » sur la
page me du livre : la qualidu verbe en soi prime dans Dialogue dans
le marécage. Le « dramen » n’y est qu’esquissé, pas de conflit, c’est la
psalmodie, à la fois ostentatoire et ensorcelante, d’une détresse. Elle n’y
est, peut-être, que lécho discursif d’un certain climat. L’espace des
marécages, souligné par le titre lui-même, où rien de ferme ne s’offre
comme repère, semble dissoudre les contours mêmes du langage tout en
répétitions et dont les valeurs incantatoires semblent annoncer la
9 Jean COCTEAU, Théâtre I, Préface de 1922 aux « Mariés de la Tour Eiffel », Paris,
Gallimard, 1948, p. 45.
Marguerite Yourcenar et le théâtre poétique
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psalmodie et l’hypnose que Marguerite Yourcenar allait découvrir dans le
japonais.
Certaines pages de Feux, notamment Marie-Madeleine ou le Salut,
bien que des récits, semblent être contaminées par le lyrisme des poèmes
proprement dits.
Dans l’Électre de Marguerite Yourcenar la « machine infernale »
qu’est la pièce de Cocteau consacrée à Œdipe, devient « machination »
terme qui revient mainte fois à la bouche des personnages. Les dieux
que le « poète de théâtre » assimile au diable dans l’épigraphe de sa pièce
y sont moins présents, sinon indirectement par cette ironie qui déjoue
les mobiles de la vengeance au moment où l’on apprend la véritable
identi d’Oreste. Le mot « nécessité » se répète lui aussi comme pour
confirmer la tragédie dans un déterminisme immanent, un jeu des
hommes fortement théâtralisé.
Pour Pylade, l’ami-témoin dégradé en agent d’Égisthe, cette tragédie
n’est qu’un « spectacle de guignol » (Th I, p. 62). C’est toujours à lui
d’assumer le le du meneur de jeu, plus exactement celui de metteur en
scène :
Pylade : […] les acteurs sont-ils à leurs places ? Tout est-il bien compris ?
Un… deux… Silence. (Th II, p. 64)
sans s’ériger pour autant en véritable Auteur qui tient le fil de l’action.
Parfois il est aussi chœur qui commente les événements, mais distinct de
la voix de Théodore qui, malgré sa médiocri, a le dernier mot de la
pièce :
Théodore : […] Je sais tout… Rien ne s’est fait sans moi… Je suis le mari
d’Électre. (Th II, p. 79)
C’est à lui qu’appartient la dernière réplique, après le départ des trois
héros. À lui, le jardinier qui marque une permanence, porteur des fruits
de la terre mais aussi de la braise qui éclaire la première scène du réveil
d’Électre. Signe d’un feu leitmotiv de la pièce, présent aussi dans
l’éclairage d’« aurore » qui la nimbe, en écho de Giraudoux dirait-on,
malgré le peu de crédit que Marguerite Yourcenar accorde à l’auteur de
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