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Abdelwahab Meddeb, La maladie de l’islam, Paris, Seuil,
(coll. La couleur des idées), 2002, 222 p.
Texte Intégral
Après les événements du 11 septembre, dont les auteurs étaient membres d’organisations
islamistes, événements qui avaient été précédés depuis une vingtaine d’années d’autres, plus
ou moins sanglants, il était inéluctable pour les citoyens du monde de se poser la question du
“ pourquoi ? ”, question corrélée à l’appartenance religieuse des auteurs de ce crime. Dans un
livre très érudit, Abdelwahab Meddeb pose cette question et y donne des réponses. Il est
important que ce soit un auteur qui s’est “ symboliquement constitué dans la croyance
d’islam ”, selon sa formule, qui le fasse et Abdelwahab Meddeb considère qu’il est de sa
responsabilité, en tant qu’écrivain, “ de pointer la dérive des siens et d’aider à ouvrir les yeux
sur ce qui les aveugle ”. Ce texte, écrit d’abord en français, est désormais traduit en arabe. Le
courageux contrat que l’auteur s’était fixé est donc réalisé. Les conditions de sa réception
dans les pays arabes ne manqueront pas d’être intéressantes.
On peut présager que ce livre va choquer. Choquer d’abord ceux qui se sont symboliquement
constitués dans la croyance d’islam. Ainsi on lit, page 50 : “ … l’Arabie Saoudite, un pays
authentiquement pro-occidental dans ses alliances, profondément américanisé dans ses
paysages urbains ; en même temps, prônant un islam qui n’est plus l’islam traditionnel mais
un islam passé par des régimes d’amaigrissement tels qu’il en sort anémique et débile… ”. Et
choquer aussi ceux qui, en Occident, se représentent l’islam comme une religion d’ouverture
et de tolérance.
Pour avancer encore dans la réflexion initiée par Abdelwahab Meddeb, il me semble que ce
livre peut-être lu en ne se cantonnant pas dans une analyse interniste mais en étudiant aussi le
rapport facteurs internes/facteurs externes dans l’expansion de l’intégrisme, ceci dans le cadre
d’une vision de l’histoire non développementaliste ; enfin la question du rapport au Texte des
musulmans et des lettrés non élitaires sera examinée.
L’auteur se fixe donc comme tâche d’analyser les raisons internes à cette civilisation, de la
violence produite là par des musulmans. Il s’agit d’examiner en quoi la Lettre (Coran et
Tradition) a pu permettre une lecture de l’islam qui conduise à ce type de crime, qui justifie
cette forme de jihâd. Pour comprendre la mise en forme de “ l’idéologie islamiste ”, l’auteur
remonte aux sources premières. Ce qui ne signifie pas qu’il occulte totalement les raisons
externes mais s’il dit comment l’impérialisme américain a généré un désir de vengeance de la
part de populations frustrées de ne plus être au cœur de la production des idées, de la science
et des techniques, il ne présente ce fait que dans la perspective de la conscience de l’écart qui
se creuse entre le monde arabe et l’Occident, laquelle génère un ressentiment. D’ailleurs,
selon l’auteur, ce ressentiment est arrivé très tard, il n’est pas même né au moment de la
colonisation — on en a pour preuve le comportement de l’émir ‘Abd el-Kader. En effet, la
colonisation est pour l’auteur une conséquence de la fin de la créativité de la civilisation
islamique et non la cause de son déclin, et le ressentiment est né du fait de ne plus participer à
la domination du monde (politique, technologique), même si des individualités d’origine
arabo-musulmanes peuvent participer à cette création et à cette domination : “ le sujet d’islam,
dans l’horizon de sa propre territorialité symbolique et linguistique, reste exclu de l’esprit
scientifique ”. Abdelwahab Meddeb ajoute avec causticité que “ le sujet d’islam (…) n’est pas
dans le concept de l’avion, ni dans son invention, ni même dans sa fabrication, mais il peut
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conduire admirablement l’engin volant et aller jusqu’à en détourner l’usage ” (p. 23). L’auteur
estime donc que les causes externes n’ont qu’une responsabilité mineure dans la maladie de
l’islam et considère en outre que c’est plutôt aux Occidentaux de les analyser ; il se contente
de les énumérer très brièvement sans les passer au crible de l’analyse comme il le fait pour les
raisons internes.
Il semble néanmoins que les raisons internes et externes soient indissociables, le phénomène
est dialectique. En effet, la démarche qui consiste à présenter l’intégrisme comme la maladie
de l’islam ne doit-elle pas s’accompagner d’une démonstration que, dans le même temps,
d’autres dimensions de cette même civilisation ont existé ? Si l’auteur connaît bien ces
dimensions, ne présente-t-il pas l’intégrisme comme un passage obligé de l’islam ? Par
ailleurs, le fait toutes les religions soient porteuses de ferments intégristes ne peut-il relativiser
le propos ? Dans ce cas, la question pertinente ne serait-elle pas plutôt : “ Pourquoi,
actuellement, émergent à ce point des valeurs intégristes en l’islam ? ”. Plus encore, si nous
n’enclavons pas l’islam, il faut nous demander pourquoi, à notre époque, précisément, se
développent à ce point les intégrismes de diverses religions ou sectes (dans l’hindouisme par
exemple, ou, au sein du christianisme, la secte baptiste…). En revanche, si les rigoristes
disciples d’Ibn Hanbal et d’Ibn Taymiyya existaient aux
XIX
e
et
XX
e
siècles, il y eut aussi à
cette époque dans le monde arabo-musulman des ferments de modernité et ce sont les
dirigeants occidentaux qui ont contribué à les oblitérer, alors qu’ils ont toujours appuyé les
forces les plus obscurantistes de l’Islam comme les Américains l’ont fait avec les wahhabites.
Notons que cette attitude – à savoir favoriser les mouvements les plus réactionnaires de
l’islam - ne fut pas seulement l’œuvre de l’Occident capitaliste. Ainsi, Stéphane Dudoignon
(2002) a étudié la biographie de Tchulpan, un auteur d’Ouzbekistan prônant une modernité
sociale et un réformisme linguistiques et idéologiques, lesquels, trop dérangeants, ont mené
les autorités soviétiques à envoyer Tchulpan au Goulag en 1937 puis à l’exécuter en 38.
Indépendamment de l’existence des facteurs externes qui ont entravé le développement
technologique et contribué à radicaliser et à renforcer les tendances conservatrices de l’islam,
l’auteur s’emploie donc à examiner les facteurs internes de régression. Il prend ainsi le cas de
Bagdad au
XI
e
siècle. Un certain nombre de révolutions intellectuelles y ont lieu : une
révolution dogmatique, la mu‘tazila, une autre scientifique, avec la fondation de l’école
d’astronomie et une enfin concernant la poésie, qui s’éloigne de la thématique classique arabe
du désert pour chanter les vin et les amours, notamment homosexuelles. L’auteur rappelle
que, si l’effort de rationalisation du dogme qu’était le mouvement mu‘tazilite n’a pu
s’imposer définitivement, c’est parce qu’il l’avait fait dans un premier temps par la contrainte
(la mina), avec le calife al-Ma’mûn. Mais, au changement de pouvoir, la mina a été suivie
d’une répression contre les mu‘tazilites, et c’est cette réaction qui a mis en selle le littéraliste
Ibn Hanbal.
Ainsi, Abdelwahab Meddeb compare l’Islam avec l’Europe, dont les Lumières, écrit-il, ont
débouché sur la Révolution française. Mais la Révolution n’est pas un passage obligé de qui a
connu les Lumières. Le Despotisme éclairé était philosophiquement proche des Lumières et si
Catherine II de Russie a été mécène de Diderot et de Voltaire, son autoritarisme politique n’a
pas faibli pour autant ; pour le moins, ce n’est pas d’elle qu’est venue la libération des serfs.
Autrement dit, il n’y a pas de linéarité en Histoire et si l’Europe a connu les Lumières, ce
mouvement intellectuel n’a abouti à une révolution qu’en France. Par ailleurs, le monde
ottoman et les pays arabes ont eux aussi eu leurs mouvements réformistes politiques et
intellectuels avec les Tanzimât et la Nah¥a, ce qui aurait pu aboutir à des démocraties
modernes ou, à tout le moins, à des formes politiques non autoritaires et à une production
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intellectuelle rénovée. L’auteur, fin connaisseur de maints aspects de la richesse de la
civilisation musulmane, de ses apports littéraires, philosophiques, artistiques… évoque
notamment la réflexion d’Averroès, favorable à l’égalité des sexes et à l’émancipation des
femmes par le travail (p. 41-42). Il cite aussi la correspondance de Lady Montagu, femme de
l’ambassadeur anglais à Istanbul au début du
XVIII
e
siècle. De cette correspondance, on retient
l’idée que l’islam protège la liberté individuelle, est la religion la plus tolérante de la planète
(c’est effectivement dans l’Empire ottoman que les Juifs persécutés en Europe, en Espagne
notamment, ont trouvé refuge). On peut se demander si ce n’est pas ce courant-là, libéral, qui
aurait émergé si l’empire n’avait fait alliance avec l’Allemagne et, du coup, en 1918, n’avait
été vaincu et dépecé par les puissances occidentales ayant gagné la guerre, la France et la
Grande-Bretagne. Entre l’époque de Lady Montagu et de la première guerre mondiale, certes,
la production intellectuelle de l’islam a eu le temps de se scléroser, mais des ferments de
réforme – puisant d’ailleurs en grande partie ses idées en Occident – étaient à l’œuvre. Plus
tard, ce sont certainement les choix occidentaux, promouvant délibérément les courants les
plus obscurantistes, bien qu’ils fussent minoritaires, Gérard Khoury (1998) l’a démontré, qui,
en même temps qu’une politique impérialiste déchaînant le ressentiment, ont mis sur des
trônes ce que l’islam avait de plus réactionnaire et de pas forcément majoritaire, comme le
wahhabisme.
On voit que l’étude des seules raisons internes de la maladie de l’islam correspond à une
conception développementaliste de l’histoire. En outre, si l’on regarde aussi le rôle joué par
les puissances extérieures dans le développement intrinsèque du mode musulman au moment
de sa possible émergence vers la modernité, on comprend que les puissances ont eu ou
croyaient avoir intérêt à favoriser les voies qui menaient à l’intégrisme plutôt que celles qui
menaient à un islam ouvert et respectueux des formes démocratiques.
Nul ne pense, dans une posture essentialiste équivalente à celle qui consiste à considérer les
crimes islamistes comme “ la maladie de l’islam ”, à corréler les civilisations et les crimes qui
y sont commis. Sauf dans le cas de l’islam. Cet amalgame est dangereux, et pas seulement
intellectuellement. Il peut avoir des effets de réel comme celui qui conduit la grande puissance
qui a subi les attentats du 11 septembre à attaquer militairement un ou plusieurs pays
musulmans, même s’il(s) n’est/ne sont pas directement impliqué(s) dans ces événements. Nul
doute qu’Abdelwahab Meddeb ne partage pas cette position politique, mais la critique de
l’intégrisme musulman, pour radicale qu’on attende qu’elle soit, aurait plus de positivité
politique si l’on démontrait plutôt qu’il n’est qu’une errance de l’islam.
C’est d’ailleurs aussi, dans une certaine mesure, ce que fait l’auteur, dans une posture un brin
élitiste, considérant qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais islam, seulement un accès à la Lettre
par des personnes assez lettrées pour cela ou non. Car l’islam a besoin d’interprétation. Sinon,
soumise à une lecture intégrale, la lettre coranique “ peut résonner dans l’espace balisé par le
projet intégriste ” (p. 13). Ainsi, Ibn Taymiyya, peu estimé de ses érudits collègues, exaltait
les foules incultes : “ il semble que la vox populi lui soit acquise, elle qui s’accommode des
simplifications et préfère l’adhésion sans effort au sens de la lettre ”. Ici, l’islam populaire et
non instruit, que l’on a pu voir dans maintes contrées plutôt bon enfant, est présenté avec
quelque mépris : “ Face à l’image, l’adhésion du vulgaire à la croyance est plus immédiate ”
(p. 153). Le pire étant quand des musulmans peu instruits se permettent d’interpréter le Texte.
Ainsi on lit : “ l’ordre moral qu’imposent les semi-lettrés malades du ressentiment ” (p. 137).
Mais, si Ibn ‘Abd al-Wahâb était ignare (comme le dit l’auteur), ce ne fut pas le cas d’Ibn
Hanbal ni d’Ibn Taymiyya qui ne venaient ni l’un ni l’autre de la ‘amma. En fait, l’élément de
l’équation qui importe est ce ressentiment. Sans lui, les lettrés, qu’ils soient semi-instruits ou
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tout à fait érudits, n’emporteraient pas l’adhésion des masses à une adhésion au jihâd. Si les
kamikazes palestiniens n’éprouvaient pas ce ressentiment, provoqué plus par des facteurs
externes que par un phénomène intrinsèquement musulman, lettrés ou non, musulmans ou
chrétiens, commettraient-ils leurs actes désespérés ? Ce que, d’ailleurs, l’auteur ne nie pas :
“ Dans le cas palestinien, le geste terroriste, dans son horreur même, s’assimile à l’arme du
faible, dont le désespoir est amplifié par la haine que propose une rage impuissante ” (p. 180).
Cette analyse, Abdelwahab Meddeb la fait aussi, considérant que “ les opérations intégristes
dont l’agent est le sujet islamique s’expliquent par la croissance du ressentiment, un état qu’il
ignorait historiquement et qui ne l’avait pas constitué comme tel depuis qu’il était entré en
tant que sujet dans l’histoire ” (p. 19). Dans ce cas, on se demande si la question posée par
l’auteur, soit “ en quoi l’islam a-t-il pu générer de tels crimes ? ” ne perd pas en grande partie
sa pertinence. Et si l’auteur ne va pas trop loin lorsqu’il associe l’égorgement du mouton lors
de la fête rappelant le rituel abrahamique avec la démence terroriste : “ [cette fête] rend
familière au sujet d’islam la scène du râle qui accompagne la gorge tranchée (du mouton
sacrifié) (…) l’intégrisme se fait le prêtre d’une adaptation islamique du crime rituel ” (p.
183). Ou bien : “ Vivre le symbolique dans la réalité du sang versé prédispose peut-être à ce
basculement dans la folie ” (p. 184).
Dans ce livre érudit Abdelwahab Meddeb pose des questions gênantes, dont la réponse est
loin d’être simple et évidente ; c’est là son grand mérite. Une approche plus globale du
problème aurait néanmoins rendu compte plus justement de la complexité du phénomène.
Références bibliographiques
Dudoignon S. (2002), “ Islam et nationalisme en Asie centrale au début de la période
soviétique (1924-1937). L’exemple de l’Ouzbékistan à travers quelques sources littéraires ”,
Débats intellectuels au Moyen-Orient dans l’entre-deux-guerres, Remmm 95-98, 127-165.
Khoury G. (1998), “ Peut-on faire longtemps tenir une pyramide sur sa tête ? ”, Les paradoxes
libanais, Les Cahiers de l’Orient, 29-36.
Pour citer cet article :
Sylvie Denoix, «Abdelwahab Meddeb, La maladie de l’islam, Paris, Seuil, (coll. La couleur
des idées), 2002, 222 p.»,
Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne],
n°101-102 - Sciences, savoirs modernes et pouvoirs dans le monde musulman contemporain,
juillet 2003.
Pagination : 334-338.
Mis en ligne le : 1 décembre 2004
Disponible sur : http://remmm.revues.org/document2447.html.
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