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intellectuelle rénovée. L’auteur, fin connaisseur de maints aspects de la richesse de la
civilisation musulmane, de ses apports littéraires, philosophiques, artistiques… évoque
notamment la réflexion d’Averroès, favorable à l’égalité des sexes et à l’émancipation des
femmes par le travail (p. 41-42). Il cite aussi la correspondance de Lady Montagu, femme de
l’ambassadeur anglais à Istanbul au début du
XVIII
e
siècle. De cette correspondance, on retient
l’idée que l’islam protège la liberté individuelle, est la religion la plus tolérante de la planète
(c’est effectivement dans l’Empire ottoman que les Juifs persécutés en Europe, en Espagne
notamment, ont trouvé refuge). On peut se demander si ce n’est pas ce courant-là, libéral, qui
aurait émergé si l’empire n’avait fait alliance avec l’Allemagne et, du coup, en 1918, n’avait
été vaincu et dépecé par les puissances occidentales ayant gagné la guerre, la France et la
Grande-Bretagne. Entre l’époque de Lady Montagu et de la première guerre mondiale, certes,
la production intellectuelle de l’islam a eu le temps de se scléroser, mais des ferments de
réforme – puisant d’ailleurs en grande partie ses idées en Occident – étaient à l’œuvre. Plus
tard, ce sont certainement les choix occidentaux, promouvant délibérément les courants les
plus obscurantistes, bien qu’ils fussent minoritaires, Gérard Khoury (1998) l’a démontré, qui,
en même temps qu’une politique impérialiste déchaînant le ressentiment, ont mis sur des
trônes ce que l’islam avait de plus réactionnaire et de pas forcément majoritaire, comme le
wahhabisme.
On voit que l’étude des seules raisons internes de la maladie de l’islam correspond à une
conception développementaliste de l’histoire. En outre, si l’on regarde aussi le rôle joué par
les puissances extérieures dans le développement intrinsèque du mode musulman au moment
de sa possible émergence vers la modernité, on comprend que les puissances ont eu ou
croyaient avoir intérêt à favoriser les voies qui menaient à l’intégrisme plutôt que celles qui
menaient à un islam ouvert et respectueux des formes démocratiques.
Nul ne pense, dans une posture essentialiste équivalente à celle qui consiste à considérer les
crimes islamistes comme “ la maladie de l’islam ”, à corréler les civilisations et les crimes qui
y sont commis. Sauf dans le cas de l’islam. Cet amalgame est dangereux, et pas seulement
intellectuellement. Il peut avoir des effets de réel comme celui qui conduit la grande puissance
qui a subi les attentats du 11 septembre à attaquer militairement un ou plusieurs pays
musulmans, même s’il(s) n’est/ne sont pas directement impliqué(s) dans ces événements. Nul
doute qu’Abdelwahab Meddeb ne partage pas cette position politique, mais la critique de
l’intégrisme musulman, pour radicale qu’on attende qu’elle soit, aurait plus de positivité
politique si l’on démontrait plutôt qu’il n’est qu’une errance de l’islam.
C’est d’ailleurs aussi, dans une certaine mesure, ce que fait l’auteur, dans une posture un brin
élitiste, considérant qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais islam, seulement un accès à la Lettre
par des personnes assez lettrées pour cela ou non. Car l’islam a besoin d’interprétation. Sinon,
soumise à une lecture intégrale, la lettre coranique “ peut résonner dans l’espace balisé par le
projet intégriste ” (p. 13). Ainsi, Ibn Taymiyya, peu estimé de ses érudits collègues, exaltait
les foules incultes : “ il semble que la vox populi lui soit acquise, elle qui s’accommode des
simplifications et préfère l’adhésion sans effort au sens de la lettre ”. Ici, l’islam populaire et
non instruit, que l’on a pu voir dans maintes contrées plutôt bon enfant, est présenté avec
quelque mépris : “ Face à l’image, l’adhésion du vulgaire à la croyance est plus immédiate ”
(p. 153). Le pire étant quand des musulmans peu instruits se permettent d’interpréter le Texte.
Ainsi on lit : “ l’ordre moral qu’imposent les semi-lettrés malades du ressentiment ” (p. 137).
Mais, si Ibn ‘Abd al-Wahâb était ignare (comme le dit l’auteur), ce ne fut pas le cas d’Ibn
Hanbal ni d’Ibn Taymiyya qui ne venaient ni l’un ni l’autre de la ‘amma. En fait, l’élément de
l’équation qui importe est ce ressentiment. Sans lui, les lettrés, qu’ils soient semi-instruits ou