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dossier
POUTINE AUJOURD’HUI
Entretien avec Sergeï Guriev
réalisé par Pierre Rigoulot
«La principale faiblesse de l’économie russe,
c’est le gouvernement»
É
CONOMISTE, recteur de la Nouvelle école d’économie de Moscou, Sergeï Guriev a
subi diverses pressions de la part du pouvoir, notamment parce qu’il est accusé d’avoir,
il y a deux ans, soutenu Khodorkovski. Il a été interrogé, son bureau perquisitionné, on
l’a menacé de lui retirer son passeport. Il a préféré dans ces conditions mettre quelques
distances entre lui et le Kremlin. Aujourd’hui il enseigne à l’Institut d’études politiques de
Paris. Critique envers les choix économiques de Vladimir Poutine, il a bien voulu répondre à
quelques questions.
P.R.
DR
Histoire & Liberté: Les médias ont trop souvent tendance à réduire l’économie russe à la
production et à l’exportation de gaz et de pétrole et le monde des entreprises à quelques
«oligarques». L’économie russe se limite-t-elle vraiment à cela? N’y a-t-il pas des PME qui
vendent sur place ou à l’internationale et des entrepreneurs qui mènent leur vie… d’entrepreneurs?
Sergeï Guriev: Bien sûr que si ! Il y a
tout un ensemble de petites et
moyennes entreprises en Russie. Le
problème, c’est celui des difficiles
conditions d’existence de ces entreprises. Deux obstacles majeurs
pèsent sur elles : la politique du
gouvernement et l’importance de la
corruption.
La bureaucratie russe les harcèle et
les accable par ses règlements et ses
extorsions de fond. Elle est très corrompue et un entrepreneur est toujours sous la menace
de ces tentatives d’extorsion de fonds.
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HISTOIRE & LIBERTÉ
En Russie, la corruption est trop grande pour que ces petites et moyennes entreprises se
développent comme dans les autres pays.
H&L : Quand vous parlez de corruption, vous désignez des agents de l’État, des citoyens
«ordinaires»?
Sergeï Guriev: La corruption est partout! On en trouve sous toutes les formes. Elle peut
être petite, importante, toucher tel secteur ou tel autre ! Elle peut se manifester avec la
complicité d’agents de l’État. Ou non. Elle est partout, dans les écoles, les universités, les
hôpitaux! Elle existe jusque chez les policiers chargés de la circulation! Et là, elle est fortement implantée! Lorsque Medvedev a annoncé qu’il voulait promouvoir des mesures anticorruption, on lui a suggéré de mettre de l’ordre dans ce milieu. Mais il y a renoncé.
H&L: Cela nuit-il à ce point au développement des entreprises, petites ou grandes?
Sergeï Guriev : Quelques-unes s’en sortent bien, comme le moteur de recherche Yandex
qui a su résister à Google alors que ce n’est pas le cas des autres pays du monde. En Chine
non plus Google n’a pu triompher, mais c’est la conséquence d’un contrôle étatique
volontaire.
Cette entreprise russe est bien implantée aussi en Turquie, au Mexique et dans quelques
autres pays…
Il y a également Kasperski, qui vend des logiciels anti-virus en Europe et aux États-Unis.
Ces entreprises, tournées vers la haute technologie, sont nouvelles. Elles sont nées dans les
années 1990 et ne sont donc pas issues de la privatisation d’entreprises de l’État soviétique.
Cela dit, ce sont les grandes entreprises de production énergétique, d’extraction de
ressources naturelles et de métallurgie qui continuent à représenter près de 80 % des
exportations russes.
Les petites entreprises ont besoin d’un État qui soutienne leur développement avec de
bonnes conditions financières : des prêts et des impôts qui ne les accablent pas. Les
rapports financiers avec l’État ne sont pas primordiaux pour une grande entreprise pétrolière. En revanche, ils le sont pour une PME. Aux États-Unis et en Europe, il y a toute une
politique de soutien aux entreprises qui démarrent, et pas seulement dans le domaine de la
high tech. Ce n’est pas le cas en Russie.
H&L: Mais l’État russe n’a donc pas intérêt à ce que ces entreprises petites et moyennes se
développent ? Je comprends mal… Il est vrai que les États n’ont pas toujours une politique
rationnelle!
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Sergeï Guriev: Si, c’est rationnel dans le cadre de cet État et de ce régime. Il n’a pas intérêt
à voir s’étendre ce milieu-là. Les entrepreneurs veulent en effet plus de liberté pour se
développer et ils ont tendance à demander aussi plus de liberté politique. Pour ces classes
moyennes, liberté économique et liberté politique vont de pair. Le développement du pays
est ainsi lié à la nature du régime politique: pour Poutine, c’est l’augmentation des classes
moyennes et de leurs revendications pour plus de libertés qui représente la plus grande
menace. On l’a vu dans le passé avec les protestations de 2011 et de 2012. C’est le secteur
des PME et des classes moyennes qui était en pointe. Poutine déteste ces milieux-là! Et cela
vous explique la faiblesse de la lutte anti-corruption: pourquoi la mener si c’est pour aider
un secteur favorable à plus de liberté politique et économique et hostile à un gouvernement autoritaire comme celui de Poutine?
H&L: Les aspirations à plus de libertés dans ce milieu des classes moyennes, comment s’expriment-elles? Est-ce qu’on s’en tient seulement à des vœux?
Sergeï Guriev: Il y a quelques organisations ou associations luttant contre la corruption et
pour l’amélioration de la vie des PME, qui fonctionnent certes avec quelques succès mais
sont, finalement, peu efficaces. Contre la corruption, Alexeï Navalny est très actif – sur
d’autres fronts aussi mais tout particulièrement contre la corruption. Autour de lui, se sont
regroupés des mouvements démocratiques. Certains proposent des programmes de
réformes. Mais ces projets n’ont pas dépassé le stade de la rédaction.
H&L : Et la paysannerie ? On sait qu’elle a été douloureusement mise à mal pendant la
période soviétique.
Sergeï Guriev : La situation a beaucoup changé en une vingtaine d’années. Il y a vingt ans,
on importait des céréales. À nouveau, aujourd’hui, la Russie en exporte! Le secteur a été
transformé de manière radicale; il a bénéficié d’investissements importants et les réformes
réalisées par Poutine en 2001-2002 ont eu un effet bénéfique. Cela s’est fait pendant les
quatre premières années de Poutine. Les années positives!
H&L: Le statut de la propriété privée est-il définitivement stabilisé?
Sergeï Guriev: Théoriquement, oui. Mais dans les faits, c’est différent car on peut toujours
être exproprié – et facilement – par le gouvernement. Et il est impossible de s’y opposer.
Celui-ci «tient» la Douma. Il n’y aura pas d’opposition parlementaire majeure à ce type de
pratique. Il faut savoir que Poutine tient et le parlement et le système judiciaire.
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« LA PRINCIPALE FAIBLESSE DE L’ÉCONOMIE RUSSE, C’EST LE GOUVERNEMENT »
HISTOIRE & LIBERTÉ
Il y a des entreprises privées dans les secteurs du gaz et du pétrole. Le problème se pose de
la même manière pour elles. Le propriétaire, les actionnaires savent que le vrai problème
pour eux, c’est cette possibilité d’une expropriation par l’État. Ainsi Vladimir
Evtouchenkov, patron de la société pétrolière Bashneft, un oligarque qui ne se mêlait pourtant pas de politique, a été exproprié l’an dernier après une controverse mineure avec une
société d’État.
H&L : Je voulais aussi vous poser une question sur les sanctions. Quels sont leurs effets
d’après vous?
Sergeï Guriev : Ces sanctions ne sont pas très dures. Mais la menace de sanctions plus
sévères est assez efficace. Toutefois les sanctions actuelles ont déjà un effet notable, d’autant plus que le prix du pétrole est bas. Si le pétrole s’était maintenu à 100 dollars, les sanctions n’auraient pas eu beaucoup d’impact. En revanche aujourd’hui, être privé d’accès au
crédit par exemple est pris très au sérieux.
H&L: Le budget de la recherche est-il en hausse?
Sergeï Guriev: Oui. Et il y a quelques très bons projets dans ce domaine, comme celui d’attirer des chercheurs étrangers en Russie, y compris des émigrés d’origine russe. Des chercheurs américains et européens ont été financés pour venir travailler en Russie, des aides
ont également été proposées à des Russes avec comme condition que leur centre de
recherches ou leur labo obtienne des résultats. De plus, il y a un programme pour intégrer
quelques universités russes dans le top 100 mondial. Ce sont de bonnes idées. Le budget
global de la recherche a beaucoup augmenté depuis dix ans. C’est d’autant plus remarquable que différents budgets de grande importance sociale (la santé, l’éducation, par
exemple) sont rabotés ou vont l’être parce que les dépenses militaires ont beaucoup
augmenté cette année. C’est un choix. La santé est moins importante que l’armée! C’est
pourquoi – exemple significatif – le prix de la vodka, en hausse jusqu’à l’an dernier dans le
cadre de la lutte contre l’alcoolisme, est maintenant en baisse: dans cette période de crise,
il faut trouver l’appui de la population – tant pis pour l’allongement de l’espérance de vie!
H&L : Pour nous résumer, quelles sont les forces et les faiblesses de l’économie russe
aujourd’hui?
Sergeï Guriev : La grande faiblesse, c’est le gouvernement ! Et la corruption. Mais celle-ci
tient son importance et sa gravité de ce que le gouvernement ne fait rien de sérieux contre
elle. Il n’y a donc pas de climat de confiance en l’avenir avec ce gouvernement, d’autant
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moins que lorsque Poutine est redevenu président en 2012, il avait fait beaucoup de
promesses et que celles-ci n’ont pas été tenues. Il est de plus en plus clair qu’il ne fera rien.
Résultat: on assiste à une fuite importante de capitaux, ce qui peut entraîner de lourdes
conséquences. Il y a une trentaine d’années, l’URSS paraissait très solide. Elle a été
emportée en quelques années. Aujourd’hui, la situation est différente, mais si le prix du
pétrole reste bas, je ne donne pas trois ans pour qu’on assiste à des changements importants en Russie, y compris dans la sphère politique.
H&L: Une dernière question à propos de la guerre avec l’Ukraine: quelle est la situation
économique du Donbass?
Sergeï Guriev : L’économie du Donbass est complètement détruite. C’est une tragédie.
Même avec le retour de la paix, je ne crois pas que l’économie va redémarrer. En Russie,
c’est la récession ou la stagnation. Mais en Ukraine, c’est catastrophique. La corruption est
partout. La différence avec la Russie, c’est qu’il y a un gouvernement décidé à lutter contre
sa bureaucratie. On verra… Voyez ce qu’a fait la Pologne, c’est remarquable : dans les
années 1980, la Pologne et l’Ukraine avaient un PNB par habitant comparable. Aujourd’hui
le PNB polonais par habitant est quasiment le triple de celui de l’Ukraine.
C’est sur le plan politique que Poutine a voulu se placer: il a fait de la région du Donbass
un instrument de déstabilisation de l’Ukraine, comme il l’a fait pour la Transnistrie à
l’égard de la Moldavie. C’est un projet qui n’accorde pas une grande attention à l’économie. Il est politique et vise l’Ukraine, mais il vise aussi la population russe à laquelle la
propagande se chargera de montrer les difficultés rencontrées par toutes ces révolutions
qui ont voulu se lever contre la corruption…
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« LA PRINCIPALE FAIBLESSE DE L’ÉCONOMIE RUSSE, C’EST LE GOUVERNEMENT »
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