
Sergeï Guriev : Si, c’est rationnel dans le cadre de cet État et de ce régime. Il n’a pas intérêt
à voir s’étendre ce milieu-là. Les entrepreneurs veulent en effet plus de liberté pour se
développer et ils ont tendance à demander aussi plus de liberté politique. Pour ces classes
moyennes, liberté économique et liberté politique vont de pair. Le développement du pays
est ainsi lié à la nature du régime politique: pour Poutine, c’est l’augmentation des classes
moyennes et de leurs revendications pour plus de libertés qui représente la plus grande
menace. On l’a vu dans le passé avec les protestations de 2011 et de 2012. C’est le secteur
des PME et des classes moyennes qui était en pointe. Poutine déteste ces milieux-là! Et cela
vous explique la faiblesse de la lutte anti-corruption: pourquoi la mener si c’est pour aider
un secteur favorable à plus de liberté politique et économique et hostile à un gouverne-
ment autoritaire comme celui de Poutine?
H&L: Les aspirations à plus de libertés dans ce milieu des classes moyennes, comment s’ex-
priment-elles? Est-ce qu’on s’en tient seulement à des vœux?
Sergeï Guriev : Il y a quelques organisations ou associations luttant contre la corruption et
pour l’amélioration de la vie des PME, qui fonctionnent certes avec quelques succès mais
sont, finalement, peu efficaces. Contre la corruption, Alexeï Navalny est très actif – sur
d’autres fronts aussi mais tout particulièrement contre la corruption. Autour de lui, se sont
regroupés des mouvements démocratiques. Certains proposent des programmes de
réformes. Mais ces projets n’ont pas dépassé le stade de la rédaction.
H&L: Et la paysannerie? On sait qu’elle a été douloureusement mise à mal pendant la
période soviétique.
Sergeï Guriev : La situation a beaucoup changé en une vingtaine d’années. Il y a vingt ans,
on importait des céréales. À nouveau, aujourd’hui, la Russie en exporte! Le secteur a été
transformé de manière radicale ; il a bénéficié d’investissements importants et les réformes
réalisées par Poutine en 2001-2002 ont eu un effet bénéfique. Cela s’est fait pendant les
quatre premières années de Poutine. Les années positives!
H&L: Le statut de la propriété privée est-il définitivement stabilisé?
Sergeï Guriev : Théoriquement, oui. Mais dans les faits, c’est différent car on peut toujours
être exproprié – et facilement – par le gouvernement. Et il est impossible de s’y opposer.
Celui-ci «tient» la Douma. Il n’y aura pas d’opposition parlementaire majeure à ce type de
pratique. Il faut savoir que Poutine tient et le parlement et le système judiciaire.
«LA PRINCIPALE FAIBLESSE DE L’ÉCONOMIE RUSSE, C’EST LE GOUVERNEMENT»
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