Un outil de calcul numérique très puissant

publicité
« Un outil de calcul numérique très puissant »
Berceau de l’écriture, la Mésopotamie a vu naître également
des mathématiques très élaborées, aussi bien théoriques que
pratiques, dont nous conservons encore l’héritage.
Interview de Christine Proust, chercheuse associée à l’Unité REHSEIS (CNRS
& Université Diderot Paris 7), par Guy Belzane
TDC Comment connaît-on les mathématiques babyloniennes ?
Christine Proust. C’est assez récent. À la différence des mathématiques grecques, qui sont
restées dans la tradition de façon continue, les mathématiques de Mésopotamie ont été
découvertes à la fin du 19e siècle, quand les assyriologues français, anglais, allemands, puis
américains ont commencé à fouiller les grands sites d’Irak. Grâce au déchiffrement du
cunéiforme, on s’est rendu compte qu’une partie de ces textes que l’on avait exhumés étaient
des textes mathématiques. Et les premiers identifiés comme tels étaient des textes scolaires,
des exercices d’écoliers, provenant pour la plupart d’écoles de scribes.
TDC À quelles activités correspondaient-elles ?
C. P. Tout dépend ce que l’on entend par mathématiques. Il y avait celles qui étaient
enseignées dans les écoles de scribes et qui donnaient lieu à des textes très savants ; ce sont
eux, en particulier, qui utilisaient la numération positionnelle sexagésimale ; on a là des sortes
de mathématiques académiques, d’érudits et de spécialistes. Mais il y avait également des
types d’activités mathématiques très répandues en Mésopotamie et qui étaient liées à des
pratiques professionnelles, comme l’arpentage, le commerce, la comptabilité, etc. Les plus
anciennes tablettes strictement mathématiques, utilisant la numération positionnelle, datent de
la fin du 3e millénaire ; beaucoup de tablettes d’arpentage datant de cette époque ont été
retrouvées. Et l’on comprend bien le lien entre les mathématiques et les problèmes de champs,
de répartition de parcelles (comme le partage en parts égales de parcelles irrégulières), de
cadastre, qui pouvaient d’ailleurs sans doute avoir aussi une dimension juridique.
TDC Cela touchait aussi sans doute les activités commerciales…
C. P. Nous sommes très bien documentés sur les activités des Assyriens, en particulier ceux
qui ont fait du commerce de très longue distance avec l’Anatolie au début du 2e millénaire.
Nous savons qu’ils avaient des systèmes de comptabilité très élaborés, des systèmes
d’équivalences en argent pour le textile, le grain, le minerai, etc., des systèmes complexes de
prêts à intérêts, etc. Là, il s’agit vraiment de calcul.
Il s’est passé une chose très intéressante à cette époque, c’est la mise en place d’un système de
poids et mesures unifié dans toute la Mésopotamie probablement sous l’initiative des rois de
la fin du 3e millénaire, qui essayaient de mettre en place un état centralisé puissant, exigeant
un contrôle administratif rigoureux. Ces systèmes très savants, très pensés, unifiés sur une ère
géographique très vaste, ont été récupérés par les commerçant assyriens, qui se les
transmettaient ensuite dans un cadre familial d’apprentissage.
Et puis il y a tout ce qui relève de la planification et de l’organisation du travail, c’est-à-dire
des besoins d’une administration énorme qui entreprend des chantiers à une échelle
gigantesque. Ainsi, l’entretien des canaux d’irrigation demandait des évaluations du nombre
de travailleurs pour creuser les canaux, il fallait calculer le volume de terre à enlever, le temps
nécessaire pour telle longueur de canal, le salaire, avec parfois des raffinements dignes des
problèmes de robinets de nos jours, comme le cas de canaux aux parois obliques !
TDC Quelles sont les grandes caractéristiques de ces mathématiques ?
C. P. Pour ce qui est du contenu, ce qui a fait la réputation des mathématiques
mésopotamiennes, ce sont les problèmes du 2nd degré (je ne dis pas des équations parce que
le mot désigne quelque chose de formalisé, avec un symbolisme qui là n’existe pas) ; leurs
méthodes de résolution constituaient une véritable innovation, très impressionnante. D’autant
qu’à partir de là, les scribes ont pu élaborer des problèmes de plus en plus complexes. C’est ce
qu’il y a de plus connu, mais il n’y a pas que cela, il y a aussi des systèmes linéaires ou
quadratiques et beaucoup de problèmes portant sur des calculs de volume, qui se ramènent,
par différentes manipulations, à des extractions de racines cubiques. Une part aussi de la
documentation porte sur le calcul numérique, les propriétés de la numération sexagésimale
(donc en base 60) et ce qu’on peut faire avec, des algorithmes très puissants et très
intéressants d’inversion des nombres, d’extraction de racines carrés en utilisant des méthodes
de factorisation, etc. Dans cet ordre d’idée, le plus fameux exemple est la tablette dite
« Plimpton 322 », dont on ne connaît pas l’origine mais qui date très probablement toujours
de cette époque paléo-babylonienne. Elle contient une liste de triplets pytagoriciens (nombres
entiers a, b et c vérifiant a_+b_=c_), en écriture positionnelle au moyen de nombres à 5, 6, 7,
8 positions sexagésimales. C’est un travail qui manipule un outil de calcul numérique très
puissant de toute évidence.
TDC Ces mathématiques se répandent-elles ou disparaissent-elles pour être ensuite
redécouvertes ?
C. P. C’est bien sûr un problème énorme, que beaucoup de chercheurs essaient de résoudre,
mais qui est compliqué parce que l’époque paléo-babylonienne est très ancienne, c’est le
début du 2e millénaire. On a donc les sources en Mésopotamie parce que l’argile se conserve,
mais on n’a pas de source dans d’autres régions du monde qui pourraient nous montrer
directement l’existence de liens avec la Mésopotamie. De toutes façons, à cette époque, il n’y
avait probablement pas d’activités de ce type en Grèce, mais on peut penser aussi qu’il y avait
des liens entre la Mésopotamie et l’Egypte. On sait qu’il y avait des échanges diplomatiques
et commerciaux, on a retrouvé des papyri mathématiques en Egypte, on peut donc penser
qu’il y a eu des échanges sur le plan mathématique, mais on n’a pas de document explicite.
On est mieux renseigné sur les périodes plus récentes, en particulier l’époque séleucide (vers 300), où l’astronomie s’est développée dans le sud de la Mésopotamie, aussi en liaison avec le
calcul numérique, l’exploitation de la base 60, etc. L’énorme corpus d’observation sur lequel
se sont basés les astronomes mésopotamiens pour faire des almanachs, c’est-à-dire prévoir un
an à l’avance les heures de lever et de coucher du soleil, les cycles de la lune, les éclipses,
etc., cet énorme corpus a été utilisé par les Grecs. On sait par exemple que l’habitude de
repérer les positions astrales en système sexagésimal est passée aux Grecs, aux Arabes, puis à
l’Occident médiéval, et ainsi elle est parvenue jusqu’à nous puisque nous continuons à utiliser
les degrés, minutes et secondes dans la mesure du temps et des angles.
TDC Une dernière question : qu’en est-il du lien entre écriture et mathématiques ?
C. P. C’est un problème essentiel. Les textes écrits les plus anciens que nous connaissions, qui
doivent dater de 3300 avant notre ère, sont des textes comptables, donc l’écriture, la mesure,
le calcul, tout cela va de pair. Mais cela ne veut pas dire que les mathématiques se limitent à
l’écrit. Il est possible qu’il y ait un décalage entre ce qui se développe dans la tradition écrite à
partir de l’invention du principe de position, qui est relativement tardif, et des pratiques
beaucoup plus anciennes de calcul assez puissant mais non écrites. Il y a beaucoup d’indices
qui peuvent le faire penser.
TDC Les deux activités – écriture et mathématiques – sont bien du ressort des mêmes
scribes…
C. P. Absolument. Et d’ailleurs, une bonne partie des tablettes mathématiques scolaires sont
mixtes : d’un côté on y trouve des exercices d’écriture et de l’autre côté des exercices
mathématiques ; c’est indissociable. Cela va même plus loin : il y a des types d’organisation
des textes codifiés, qui sont utilisés pour les textes lexicaux, et que l’on retrouve pour les
textes mathématiques. Je pense par exemple à la façon d’organiser des systèmes de rappel
d’une tablette à l’autre, de constituer des listes organisées et de les apprendre par cœur et
ensuite de les utiliser dans les mathématiques ou l’écriture des textes, etc. Il y a donc une
espèce de culture du texte à la fois mathématique et lexicale, qui est exactement la même dans
les deux disciplines..
TDC Et la fonction sociale du scribe est évidemment essentielle…
C. P. Pour la période la plus ancienne, et probablement dans toute l’histoire de la
Mésopotamie, le scribe a une très haute position sociale. L’arpenteur, par exemple, est un
notable qui a un rôle social et juridique extrêmement important. La statue de Gudea, prince de
Lagash, exposée au Musée du Louvre en témoigne : le roi est représenté sous les traits d’un
arpenteur à la posture hiératique, avec ses outils posés sur les genoux (calame, règle, plan).
Les scribes de Nippur des époques anciennes constituaient une caste puissante, prestigieuse,
dont le rôle politique était considérable : ce sont eux qui légitimaient la royauté.
Téléchargement