dossier Laicité et Islam S Par Denis Bauchard Blaise Pascal 1964 Ancien ambassadeur, ancien président de l’Institut du Monde arabe La question de la compatibilité de l’Islam avec la laïcité, comme avec la démocratie, fait l’objet d’un débat qui, en France, est spécialement vif, émotionnel voire passionnel. Seuls un esprit de conciliation et des accommodements raisonnables permettront d’éviter une « guerre de civilisations » et de renforcer la cohésion nationale. elon un récent sondage effectué par le Monde, 51 % des personnes interrogées jugeraient que l’islam n’est pas compatible avec les valeurs de la société française. Pour bien comprendre les termes de ce débat et les enjeux qui y sont liés, il convient tout d’abord de faire un rappel historique de la façon dont ce concept, spécifiquement français, s’est affirmé. Sa naissance remonte au XVIIIe siècle à l’initiative des Lumières. La laïcité apparaît d’emblée comme une contestation tout à la fois de l’absolutisme royal et de l’hégémonie religieuse du catholicisme. Cet affrontement entre les partisans de la laïcité et les forces conservatrices reste présent pendant tout le XIXe siècle. Pour les pères fondateurs de la III e République, il s’agit d’un affrontement avec l’Église catholique, assimilée aux forces monarchiques et réactionnaires. Le débat est tranché par la loi du 9 décembre 1905, qui pose le principe de la séparation des églises et de l’État, même si le mot n’apparaît pas explicitement. Par cette loi, l’État garantit la liberté de conscience et cette neutralité envers les citoyens croyants ou non est la première condition de la laïcité. Après une phase de refus de la part du Vatican et de la grande majorité des fidèles, l’apaisement se fait progressivement dès le lendemain de la Grande Guerre même si quelques relances du débat interviennent, notamment sur la question sensible du financement par l’État des écoles privées. Ainsi la laïcité s’est bâtie à la suite d’un combat contre l’Église catholique et la monarchie. En fait cette loi reflète un compromis à l’intérieur même du camp laïc : l’approche d’Aristide Briand, soucieux d’apaisement et qui en a été le rapporteur, a prévalu sur celui d’Émile Combes, qui entendait combattre, par-delà le cléricalisme, la religion catholique elle-même. Ce clivage existe toujours au sein de la classe politique comme de l’opinion, ce qui explique sans doute la vivacité du débat actuel. Depuis lors, la loi de 1905 a fait l’objet de quelques ajustements ponctuels, mais son esprit général n’a pas été modifié. Elle est considérée comme une loi fondatrice de la laïcité et des valeurs de la République qu’il convient de préserver, même si, à l’évidence, le contexte actuel a profondément changé et si l’Église catholique n’est plus une menace pour la République. Ainsi la tentative de Nicolas Sarkozy, dès 2005 comme ministre de l’Intérieur, puis comme président de la République, de la modifier substantiellement en promouvant une « laïcité positive » a tourné court en raison de l’opposition massive, y compris dans son propre camp, à toute remise à plat de ce texte fondateur. Une religion globalisante Le développement de l’islam en France devenu en trente ans la deuxième religion pratiquée après le catholicisme, remet-il en cause les principes fondamentaux de la laïcité ? La vivacité des débats actuels peut le laisser penser. L’islam est en effet une religion globalisante qui affecte la vie des croyants dans sa totalité. Dans les 57 pays musulmans, membres de l’Organisation de l’État islamique, à quelques exceptions près, elle est la religion officielle et la loi islamique prévaut dans de nombreux pays. Il en est ainsi du droit des personnes, en particulier dans les domaines du mariage, de l’affiliation ou de l’héritage. Il n’y a pas de séparation entre la religion et l’État : les religieux sont salariés de l’État, qui entend les contrôler, notamment dans leurs prêches. Ainsi le concept même de laïcité est inconnu, même s’il existe des lois séculières, notamment dans le domaine commercial ou le droit pénal. La part de la population d’origine musulmane, longtemps marginale, s’est constamment élargie, notamment en Grande-Bretagne, en Allemagne et en France. La France est le pays où, en termes absolus et relatifs, la communauté musulmane, essentiellement originaire du Maghreb et, dans une moindre mesure, de Turquie et de l’Afrique sub-saharienne, est la plus importante, de l’ordre de 5 / octobre-novembre 2015 / n°455 33 dossier La laïcité aujourd'hui millions. Traditionnellement, la France s’est voulue amie et protectrice de l’islam. Dès 1922, alors que cette communauté était peu nombreuse, la Mosquée de Paris est construite à l’initiative des pouvoirs publics. À son inauguration, le maréchal Lyautey, résident général du Maroc à l’époque, proclamait « notre respect pour une religion qui n’est pas la nôtre et notre incontestable sympathie pour l’islam ». Cet état d’esprit change à partir des années 1960 en raison à la fois de la progression rapide du nombre des musulmans en France, de l’impact de la guerre d’Algérie sur l’opinion et du contexte international. L’islam apparaît comme une menace qui affecterait les valeurs de la République. En croissant rapidement à partir des années 1970, les musulmans de France, dont la majeure partie a la nationalité française, demandent à être reconnus et entendent bénéficier des mêmes droits que le reste de la population. Certains affichent des revendications qui peuvent apparaître incompatibles avec la laïcité : création de lieux de culte – le nombre des mosquées passe de 5 en 1965 à 2200 en 2015 –, régime alimentaire différencié dans les cantines scolaires, contestation de la mixité, port de signes religieux « ostentatoires » dans l’espace public (foulard islamique, burqa), refus de la mixité. Dans le même temps le développement rapide d’un fondamentalisme religieux affichant le slogan « l’islam est la solution », l’extension de l’influence de la République d’Iran, l’apparition à partir de 1982 d’attentats sur le sol français revendiqués par des groupes islamistes radicaux suscitent des réactions négatives dans l’opinion publique conduisant le gouvernement à intervenir. Des éléments préoccupants Les défenseurs de la laïcité se mobilisent. Des mesures visant les signes religieux dans l’espace public sont prises : elles s’appliquent en principe à toutes les religions, mais visent de fait essentiellement les musulmans. Après avoir consulté le Conseil d’État, le gouvernement Rocard adresse, le 12 décembre 1989, une circulaire aux recteurs et chefs d’établissement scolaire restreignant le port de signes religieux à 34 /octobre-novembre 2015 / n°455 l’école. En 2004, à la suite des travaux de la commission Stasi, une loi est adoptée le 15 mars sur le même thème. Elle est complétée par la loi du 12 octobre 2010 sur la « dissimulation du visage »– en fait la burqa – dans l’espace public, concept nouveau et encore flou : ce texte se fonde non sur le principe de la laïcité mais sur des motivations de sécurité. Cependant, le débat n’est pas apaisé : le problème du foulard porté par les mères d’élèves accompagnant une sortie scolaire, celui du régime alimentaire dans les cantines scolaires, le port du voile islamique à l’université et même dans l’espace privé, par exemple une entreprise, font l’objet régulièrement de débats voire d’incidents. La création de L’Observatoire de la laïcité en 2013, présidé par Jean-Louis Bianco, personnalité incontestée, a contribué à calmer le jeu. La condamnation sans ambiguïté par les principaux mouvements représentant la communauté musulmane de France des attentats terroristes contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher est allée dans le même sens. Mais le débat se poursuit comme en témoignent la bataille juridique autour de la crèche Baby Loup, « l’affaire de la jupe », le port du voile à l’université, voire à l’Opéra. Des sondages récents, réalisés après ces événements tragiques, donnent des résultats sinon préoccupants, tout au moins mitigés même si la France se situe en meilleure place que certains pays voisins. Selon le sondage du Parisien du 23 juin 2015, l’islam serait trop visible (55 %), mais 57 % des Français estiment que c’est une religion aussi pacifiste que les autres. Selon celui de Sciences-Po en début d’année, 69 % des sondés affirment avoir une perception négative de l’islam. Cependant celui du Monde, effectué à la même époque, donne des chiffres différents : 66 % estiment que l’islam est aussi pacifiste que les autres et que le djihadisme en est une perversion, tandis que 33 % expriment au contraire leur méfiance envers l’islam contenant selon eux des germes de violence et d’intolérance. Cependant, par-delà ces sondages, plusieurs éléments paraissent plus préoccupants. Tout d’abord, il existe une véritable incompréhension mutuelle. Il est vrai que, comme l’a reconnu lui-même le président Hollande, lors de l’installation de L’Observatoire de la laïcité, en évoquant ce « principe français si singulier », la laïcité « à la française » est parfois mal comprise à l’étranger. J’ai pu le constater personnellement lorsque j’étais ambassadeur en Jordanie. Ayant reçu instruction par télégramme diplomatique adressé aux ambassadeurs en pays musulmans, d’expliquer les motivations de la circulaire de 1989 sur le voile, j’ai dû en expliquer le contenu qui n’était pas passé inaperçu en Jordanie. L’exercice s’est révélé difficile, même si l’islam prévalant en Jordanie est modéré : le concept de laïcité, pour lequel il n’y a pas d’équivalent en arabe, était pour eux un concept d’autant plus étranger que le roi Abdallah est un descendant du Prophète. Mes interlocuteurs, notamment le Premier ministre de l’époque, n’avaient pas manqué de manifester des réactions critiques : ils s’étonnaient que, « dans la patrie des droits de l’homme, la liberté de conscience comme la liberté d’expression et celle de s’habiller à sa guise n’étaient pas respectées ». Ce concept est également très étranger dans les pays de culture anglo-saxonne encore imprégnée de religion. Effectivement la laïcité à la française est très spécifique : elle n’a d’équivalent dans pratiquement aucun autre pays. L’incompréhension est également réciproque, du côté français, où la pratique religieuse chrétienne est en chute libre et où la connaissance de l’islam relève plus de clichés que de connaissance documentée. Étendre le concept d’espace public Une deuxième raison de préoccupation vient des provocations des éléments les plus durs qui existent de part et d’autre. D’un côté des organisations proches des salafistes ou des Frères musulmans testent la capacité des pouvoirs publics de faire respecter les mesures adoptées et multiplient avec les avocats qu’elles salarient, les recours judiciaires en France comme au niveau européen. De l’autre, ceux que l’on pourrait qualifier de « néocombistes » ou de « laïcards » affichent une laïcité idéologique et agressive teintée d’un athéisme provocateur. À « L’éloge du blasphème » et la haine de dossier l’islam répondent le refus de reconnaître les valeurs de la République, voire des menaces de mort contre les « pasionarias » de la laïcité. Des sites sur Internet entretiennent un climat de polémique malsain voire violent : aux « Indigènes de la République » et au « Comité contre l’islamophobie en France », font écho « Riposte laïque », « Bloc identitaire » ou « l’Observatoire de l’islamisation ». Ce face à face se revêt d’un manteau idéologique. Les grands principes sont mis en avant : défense des valeurs de la République face à la loi de Dieu. Sur les réseaux sociaux, amalgames et incitation à la violence se répandent de façon préoccupante. À l’amalgame islammusulman-immigré-violence-terrorisme trop largement pratiqué, on oppose un discours victimaire et la contestation d’une société sans Dieu. Ce face à face fait l’objet d’une instrumentalisation politique évidente qui ne fait qu’aggraver les controverses. Dans un tel contexte, les autorités essaient de conserver leur sang-froid et résistent à la tentation de légiférer davantage et d’étendre encore le concept d’espace public. La publication de la Charte de la laïcité et la mise en place de l’Observatoire de la laïcité devraient contribuer à une approche plus pragmatique et sereine. Son président, Jean-Louis Bianco, à l’occasion de son premier rapport publié en mars 2013, appelait à une « laïcité d’apaisement » et mettait en garde contre le développement de ce qu’il qualifie lui-même d’« islamophobie ». Tel est d’ailleurs le sentiment de l’opinion qui dans le sondage précité du Parisien, qui estimait à 76 % que « l’islamophobie gagnait du terrain ». Les avis émis dans le deuxième rapport récemment publié confirment cette approche pragmatique ; il souligne en outre que « les amalgames font le lit de l’intolérance et du repli communautariste ». Il reste que tout dépend de la façon dont on interprétera les textes, avec la tentation d’étendre l’espace public au détriment de l’espace privé. Ainsi il s’agit moins de légiférer et d’étendre l’espace public au détriment de l’espace privé, que de définir des règles pratiques du vivre-ensemble, et de promouvoir, dans un esprit de conciliation, des actions éducatives et de faire respecter les principes de la laïcité dans l’espace public à un niveau décentralisé – notamment par les maires ou les chefs d’établissements scolaires. L’Association des maires de France a créé en novembre 2014 un groupe de travail destiné à dégager des règles de « bonne conduite » laïque sur ce sujet. Ses premières conclusions vont bien dans ce sens. C’est dans cette voie, celle des « accommodements raisonnables », qui implique une approche à la fois pragmatique et décentralisée des problèmes, que l’on évitera « la guerre de civilisations » chère à certains et que l’on renforcera la cohésion nationale. ■ BIENTÔT 30 ANS D’ENGAGEMENT EN FAVEUR DES PLUS DÉMUNIS MERCI Grâce à vous, en 2013/2014, les Restos du Cœur ce sont 1 million de personnes accueillies 130 millions de repas distribués 40 000 bébés de moins de 18 mois aidés dans 86 Restos Bébés du Cœur 67 600 bénévoles Seulement 7,3% de frais généraux … et de nombreuses solutions pour aider les plus fragiles à s’en sortir durablement Pour que cela puisse continuer, FAITES VOTRE DON sur www.restosducoeur.org/dons ou en flashant le QR code ou envoyez votre chèque sous enveloppe non-affranchie à : Les Restaurants du Cœur – Libre Réponse 53061 – 91129 Palaiseau Cedex Retrouvez-nous aussi sur COMITE CHARTE COM_12_0000_Don_Logo 17/07/2012 24, rue Salomon de Rothschild - 92288 Suresnes - FRANCE Tél. : +33 (0)1 57 32 87 00 / Fax : +33 (0)1 57 32 87 87 Web : www.carrenoir.com ÉQUIVALENCE PANTONE ÉQUIVALENCE QUADRI PANTONE 287 C CYAN 100 % MAGENTA 90 % Ce fichier est un document d’exécution créé sur Illustrator version CS3. / octobre-novembre 2015 / n°455 35