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Selon un récent sondage effectué par le
Monde, 51 % des personnes interrogées
jugeraient que l’islam n’est pas compatible
avec les valeurs de la société française. Pour
bien comprendre les termes de ce débat et
les enjeux qui y sont liés, il convient tout
d’abord de faire un rappel historique de
la façon dont ce concept, spécifiquement
français, s’est affirmé.
Sa naissance remonte au XVIIIe siècle à
l’initiative des Lumières. La laïcité apparaît
d’emblée comme une contestation tout
à la fois de l’absolutisme royal et de
l’hégémonie religieuse du catholicisme.
Cet affrontement entre les partisans de
la laïcité et les forces conservatrices
reste présent pendant tout le XIXe siècle.
Pour les pères fondateurs de la IIIe
République, il s’agit d’un affrontement
avec l’Église catholique, assimilée aux
forces monarchiques et réactionnaires. Le
débat est tranché par la loi du 9 décembre
1905, qui pose le principe de la séparation
des églises et de l’État, même si le mot
n’apparaît pas explicitement. Par cette
loi, l’État garantit la liberté de conscience
et cette neutralité envers les citoyens
croyants ou non est la première condition
de la laïcité. Après une phase de refus
de la part du Vatican et de la grande
majorité des fidèles, l’apaisement se fait
progressivement dès le lendemain de la
Grande Guerre même si quelques relances
du débat interviennent, notamment sur
la question sensible du financement par
l’État des écoles privées. Ainsi la laïcité
s’est bâtie à la suite d’un combat contre
l’Église catholique et la monarchie. En
fait cette loi reflète un compromis à
l’intérieur même du camp laïc : l’approche
d’Aristide Briand, soucieux d’apaisement
et qui en a été le rapporteur, a prévalu
sur celui d’Émile Combes, qui entendait
combattre, par-delà le cléricalisme, la
religion catholique elle-même.
Ce clivage existe toujours au sein de la
classe politique comme de l’opinion, ce
qui explique sans doute la vivacité du
débat actuel. Depuis lors, la loi de 1905
a fait l’objet de quelques ajustements
ponctuels, mais son esprit général n’a pas
été modifié. Elle est considérée comme
une loi fondatrice de la laïcité et des
valeurs de la République qu’il convient
de préserver, même si, à l’évidence, le
contexte actuel a profondément changé
et si l’Église catholique n’est plus une
menace pour la République. Ainsi la
tentative de Nicolas Sarkozy, dès 2005
comme ministre de l’Intérieur, puis comme
président de la République, de la modifier
substantiellement en promouvant une
« laïcité positive » a tourné court en raison
de l’opposition massive, y compris dans
son propre camp, à toute remise à plat
de ce texte fondateur.
Une religion globalisante
Le développement de l’islam en France
devenu en trente ans la deuxième religion
pratiquée après le catholicisme, remet-il
en cause les principes fondamentaux de la
laïcité ? La vivacité des débats actuels peut
le laisser penser. L’islam est en effet une
religion globalisante qui affecte la vie des
croyants dans sa totalité. Dans les 57 pays
musulmans, membres de l’Organisation
de l’État islamique, à quelques exceptions
près, elle est la religion officielle et la loi
islamique prévaut dans de nombreux pays.
Il en est ainsi du droit des personnes, en
particulier dans les domaines du mariage,
de l’affiliation ou de l’héritage. Il n’y a pas
de séparation entre la religion et l’État :
les religieux sont salariés de l’État, qui
entend les contrôler, notamment dans
leurs prêches. Ainsi le concept même
de laïcité est inconnu, même s’il existe
des lois séculières, notamment dans le
domaine commercial ou le droit pénal.
La part de la population d’origine
musulmane, longtemps marginale, s’est
constamment élargie, notamment en
Grande-Bretagne, en Allemagne et en
France. La France est le pays où, en
termes absolus et relatifs, la communauté
musulmane, essentiellement originaire du
Maghreb et, dans une moindre mesure,
de Turquie et de l’Afrique sub-saharienne,
est la plus importante, de l’ordre de 5
Laicité et Islam
La question de la
compatibilité de l’Islam avec
la laïcité, comme avec la
démocratie, fait l’objet d’un
débat qui, en France, est
spécialement vif, émotionnel
voire passionnel. Seuls
un esprit de conciliation
et des accommodements
raisonnables permettront
d’éviter une « guerre
de civilisations »
et de renforcer la
cohésion nationale.
Par Denis Bauchard
Blaise Pascal 1964
Ancien ambassadeur, ancien président de
l’Institut du Monde arabe
La laïcité aujourd'hui
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millions. Traditionnellement, la France
s’est voulue amie et protectrice de l’islam.
Dès 1922, alors que cette communauté
était peu nombreuse, la Mosquée de Paris
est construite à l’initiative des pouvoirs
publics. À son inauguration, le maréchal
Lyautey, résident général du Maroc à
l’époque, proclamait « notre respect pour
une religion qui n’est pas la nôtre et notre
incontestable sympathie pour l’islam ».
Cet état d’esprit change à partir des
années 1960 en raison à la fois de
la progression rapide du nombre des
musulmans en France, de l’impact de la
guerre d’Algérie sur l’opinion et du contexte
international. L’islam apparaît comme une
menace qui affecterait les valeurs de la
République. En croissant rapidement à
partir des années 1970, les musulmans
de France, dont la majeure partie a la
nationalité française, demandent à être
reconnus et entendent bénéficier des
mêmes droits que le reste de la population.
Certains affichent des revendications
qui peuvent apparaître incompatibles
avec la laïcité : création de lieux de culte
– le nombre des mosquées passe de
5 en 1965 à 2200 en 2015 –, régime
alimentaire différencié dans les cantines
scolaires, contestation de la mixité, port
de signes religieux « ostentatoires »
dans l’espace public (foulard islamique,
burqa), refus de la mixité. Dans le même
temps le développement rapide d’un
fondamentalisme religieux affichant le
slogan « l’islam est la solution », l’extension
de l’influence de la République d’Iran,
l’apparition à partir de 1982 d’attentats
sur le sol français revendiqués par des
groupes islamistes radicaux suscitent
des réactions négatives dans l’opinion
publique conduisant le gouvernement à
intervenir.
Des éléments préoccupants
Les défenseurs de la laïcité se
mobilisent. Des mesures visant les
signes religieux dans l’espace public sont
prises : elles s’appliquent en principe
à toutes les religions, mais visent de
fait essentiellement les musulmans.
Après avoir consulté le Conseil d’État,
le gouvernement Rocard adresse, le
12 décembre 1989, une circulaire aux
recteurs et chefs d’établissement scolaire
restreignant le port de signes religieux à
l’école. En 2004, à la suite des travaux de
la commission Stasi, une loi est adoptée
le 15 mars sur le même thème. Elle est
complétée par la loi du 12 octobre 2010
sur la « dissimulation du visage »– en fait
la burqa – dans l’espace public, concept
nouveau et encore flou : ce texte se fonde
non sur le principe de la laïcité mais sur
des motivations de sécurité. Cependant,
le débat n’est pas apaisé : le problème
du foulard porté par les mères d’élèves
accompagnant une sortie scolaire, celui
du régime alimentaire dans les cantines
scolaires, le port du voile islamique à
l’université et même dans l’espace privé,
par exemple une entreprise, font l’objet
régulièrement de débats voire d’incidents.
La création de L’Observatoire de la laïcité
en 2013, présidé par Jean-Louis Bianco,
personnalité incontestée, a contribué à
calmer le jeu. La condamnation sans
ambiguïté par les principaux mouvements
représentant la communauté musulmane
de France des attentats terroristes contre
Charlie Hebdo et l’Hyper Casher est allée
dans le même sens. Mais le débat se
poursuit comme en témoignent la bataille
juridique autour de la crèche Baby Loup,
« l’affaire de la jupe », le port du voile à
l’université, voire à l’Opéra.
Des sondages récents, réalisés après
ces événements tragiques, donnent des
résultats sinon préoccupants, tout au
moins mitigés même si la France se situe
en meilleure place que certains pays
voisins. Selon le sondage du Parisien du
23 juin 2015, l’islam serait trop visible
(55 %), mais 57 % des Français estiment
que c’est une religion aussi pacifiste que
les autres. Selon celui de Sciences-Po
en début d’année, 69 % des sondés
affirment avoir une perception négative
de l’islam. Cependant celui du Monde,
effectué à la même époque, donne des
chiffres différents : 66 % estiment que
l’islam est aussi pacifiste que les autres et
que le djihadisme en est une perversion,
tandis que 33 % expriment au contraire
leur méfiance envers l’islam contenant
selon eux des germes de violence et
d’intolérance.
Cependant, par-delà ces sondages,
plusieurs éléments paraissent plus
préoccupants. Tout d’abord, il existe une
véritable incompréhension mutuelle.
Il est vrai que, comme l’a reconnu
lui-même le président Hollande, lors de
l’installation de L’Observatoire de la laïcité,
en évoquant ce « principe français si
singulier », la laïcité « à la française »
est parfois mal comprise à l’étranger.
J’ai pu le constater personnellement
lorsque j’étais ambassadeur en Jordanie.
Ayant reçu instruction par télégramme
diplomatique adressé aux ambassadeurs
en pays musulmans, d’expliquer les
motivations de la circulaire de 1989 sur
le voile, j’ai dû en expliquer le contenu qui
n’était pas passé inaperçu en Jordanie.
L’exercice s’est révélé difficile, même si
l’islam prévalant en Jordanie est modéré :
le concept de laïcité, pour lequel il n’y
a pas d’équivalent en arabe, était pour
eux un concept d’autant plus étranger
que le roi Abdallah est un descendant du
Prophète. Mes interlocuteurs, notamment
le Premier ministre de l’époque, n’avaient
pas manqué de manifester des réactions
critiques : ils s’étonnaient que, « dans
la patrie des droits de l’homme, la
liberté de conscience comme la liber
d’expression et celle de s’habiller à sa
guise n’étaient pas respectées ». Ce
concept est également très étranger dans
les pays de culture anglo-saxonne encore
imprégnée de religion. Effectivement la
laïcité à la française est très spécifique :
elle n’a d’équivalent dans pratiquement
aucun autre pays. L’incompréhension est
également réciproque, du côté français,
où la pratique religieuse chrétienne est en
chute libre et où la connaissance de l’islam
relève plus de clichés que de connaissance
documentée.
Étendre le concept d’espace
public
Une deuxième raison de préoccupation
vient des provocations des éléments les
plus durs qui existent de part et d’autre.
D’un côté des organisations proches
des salafistes ou des Frères musulmans
testent la capacité des pouvoirs publics
de faire respecter les mesures adoptées
et multiplient avec les avocats qu’elles
salarient, les recours judiciaires en France
comme au niveau européen. De l’autre,
ceux que l’on pourrait qualifier de « néo-
combistes » ou de « laïcards » affichent
une laïcité idéologique et agressive
teintée d’un athéisme provocateur. À
« L’éloge du blasphème » et la haine de
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l’islam répondent le refus de reconnaître
les valeurs de la République, voire des
menaces de mort contre les « pasionarias »
de la laïcité. Des sites sur Internet
entretiennent un climat de polémique
malsain voire violent : aux « Indigènes
de la République » et au « Comité contre
l’islamophobie en France », font écho
« Riposte laïque », « Bloc identitaire »
ou « l’Observatoire de l’islamisation ».
Ce face à face se revêt d’un manteau
idéologique. Les grands principes sont
mis en avant : défense des valeurs de
la République face à la loi de Dieu.
Sur les réseaux sociaux, amalgames et
incitation à la violence se répandent de
façon préoccupante. À l’amalgame islam-
musulman-immigré-violence-terrorisme
trop largement pratiqué, on oppose un
discours victimaire et la contestation
d’une société sans Dieu. Ce face à face
fait l’objet d’une instrumentalisation
politique évidente qui ne fait qu’aggraver
les controverses.
Dans un tel contexte, les autorités essaient
de conserver leur sang-froid et résistent
à la tentation de légiférer davantage et
d’étendre encore le concept d’espace
public. La publication de la Charte de la
laïcité et la mise en place de l’Observatoire
de la laïcité devraient contribuer à une
approche plus pragmatique et sereine.
Son président, Jean-Louis Bianco, à
l’occasion de son premier rapport publié
en mars 2013, appelait à une « laïcité
d’apaisement » et mettait en garde contre
le développement de ce qu’il qualifie
lui-même d’« islamophobie ». Tel est
d’ailleurs le sentiment de l’opinion qui
dans le sondage précité du Parisien, qui
estimait à 76 % que « l’islamophobie
gagnait du terrain ». Les avis émis dans
le deuxième rapport récemment publié
confirment cette approche pragmatique ;
il souligne en outre que « les amalgames
font le lit de l’intolérance et du repli
communautariste ». Il reste que tout
dépend de la façon dont on interprétera les
textes, avec la tentation d’étendre l’espace
public au détriment de l’espace privé.
Ainsi il s’agit moins de légiférer et d’étendre
l’espace public au détriment de l’espace
privé, que de définir des règles pratiques
du vivre-ensemble, et de promouvoir,
dans un esprit de conciliation, des actions
éducatives et de faire respecter les
principes de la laïcité dans l’espace public
à un niveau décentralisé – notamment par
les maires ou les chefs d’établissements
scolaires. L’Association des maires de
France a créé en novembre 2014 un
groupe de travail destiné à dégager des
règles de « bonne conduite » laïque sur
ce sujet. Ses premières conclusions
vont bien dans ce sens. C’est dans cette
voie, celle des « accommodements
raisonnables », qui implique une approche
à la fois pragmatique et décentralisée des
problèmes, que l’on évitera « la guerre de
civilisations » chère à certains et que l’on
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