La laïcité aujourd'hui
dossier
34 /octobre-novembre 2015 / n°455
millions. Traditionnellement, la France
s’est voulue amie et protectrice de l’islam.
Dès 1922, alors que cette communauté
était peu nombreuse, la Mosquée de Paris
est construite à l’initiative des pouvoirs
publics. À son inauguration, le maréchal
Lyautey, résident général du Maroc à
l’époque, proclamait « notre respect pour
une religion qui n’est pas la nôtre et notre
incontestable sympathie pour l’islam ».
Cet état d’esprit change à partir des
années 1960 en raison à la fois de
la progression rapide du nombre des
musulmans en France, de l’impact de la
guerre d’Algérie sur l’opinion et du contexte
international. L’islam apparaît comme une
menace qui affecterait les valeurs de la
République. En croissant rapidement à
partir des années 1970, les musulmans
de France, dont la majeure partie a la
nationalité française, demandent à être
reconnus et entendent bénéficier des
mêmes droits que le reste de la population.
Certains affichent des revendications
qui peuvent apparaître incompatibles
avec la laïcité : création de lieux de culte
– le nombre des mosquées passe de
5 en 1965 à 2200 en 2015 –, régime
alimentaire différencié dans les cantines
scolaires, contestation de la mixité, port
de signes religieux « ostentatoires »
dans l’espace public (foulard islamique,
burqa), refus de la mixité. Dans le même
temps le développement rapide d’un
fondamentalisme religieux affichant le
slogan « l’islam est la solution », l’extension
de l’influence de la République d’Iran,
l’apparition à partir de 1982 d’attentats
sur le sol français revendiqués par des
groupes islamistes radicaux suscitent
des réactions négatives dans l’opinion
publique conduisant le gouvernement à
intervenir.
Des éléments préoccupants
Les défenseurs de la laïcité se
mobilisent. Des mesures visant les
signes religieux dans l’espace public sont
prises : elles s’appliquent en principe
à toutes les religions, mais visent de
fait essentiellement les musulmans.
Après avoir consulté le Conseil d’État,
le gouvernement Rocard adresse, le
12 décembre 1989, une circulaire aux
recteurs et chefs d’établissement scolaire
restreignant le port de signes religieux à
l’école. En 2004, à la suite des travaux de
la commission Stasi, une loi est adoptée
le 15 mars sur le même thème. Elle est
complétée par la loi du 12 octobre 2010
sur la « dissimulation du visage »– en fait
la burqa – dans l’espace public, concept
nouveau et encore flou : ce texte se fonde
non sur le principe de la laïcité mais sur
des motivations de sécurité. Cependant,
le débat n’est pas apaisé : le problème
du foulard porté par les mères d’élèves
accompagnant une sortie scolaire, celui
du régime alimentaire dans les cantines
scolaires, le port du voile islamique à
l’université et même dans l’espace privé,
par exemple une entreprise, font l’objet
régulièrement de débats voire d’incidents.
La création de L’Observatoire de la laïcité
en 2013, présidé par Jean-Louis Bianco,
personnalité incontestée, a contribué à
calmer le jeu. La condamnation sans
ambiguïté par les principaux mouvements
représentant la communauté musulmane
de France des attentats terroristes contre
Charlie Hebdo et l’Hyper Casher est allée
dans le même sens. Mais le débat se
poursuit comme en témoignent la bataille
juridique autour de la crèche Baby Loup,
« l’affaire de la jupe », le port du voile à
l’université, voire à l’Opéra.
Des sondages récents, réalisés après
ces événements tragiques, donnent des
résultats sinon préoccupants, tout au
moins mitigés même si la France se situe
en meilleure place que certains pays
voisins. Selon le sondage du Parisien du
23 juin 2015, l’islam serait trop visible
(55 %), mais 57 % des Français estiment
que c’est une religion aussi pacifiste que
les autres. Selon celui de Sciences-Po
en début d’année, 69 % des sondés
affirment avoir une perception négative
de l’islam. Cependant celui du Monde,
effectué à la même époque, donne des
chiffres différents : 66 % estiment que
l’islam est aussi pacifiste que les autres et
que le djihadisme en est une perversion,
tandis que 33 % expriment au contraire
leur méfiance envers l’islam contenant
selon eux des germes de violence et
d’intolérance.
Cependant, par-delà ces sondages,
plusieurs éléments paraissent plus
préoccupants. Tout d’abord, il existe une
véritable incompréhension mutuelle.
Il est vrai que, comme l’a reconnu
lui-même le président Hollande, lors de
l’installation de L’Observatoire de la laïcité,
en évoquant ce « principe français si
singulier », la laïcité « à la française »
est parfois mal comprise à l’étranger.
J’ai pu le constater personnellement
lorsque j’étais ambassadeur en Jordanie.
Ayant reçu instruction par télégramme
diplomatique adressé aux ambassadeurs
en pays musulmans, d’expliquer les
motivations de la circulaire de 1989 sur
le voile, j’ai dû en expliquer le contenu qui
n’était pas passé inaperçu en Jordanie.
L’exercice s’est révélé difficile, même si
l’islam prévalant en Jordanie est modéré :
le concept de laïcité, pour lequel il n’y
a pas d’équivalent en arabe, était pour
eux un concept d’autant plus étranger
que le roi Abdallah est un descendant du
Prophète. Mes interlocuteurs, notamment
le Premier ministre de l’époque, n’avaient
pas manqué de manifester des réactions
critiques : ils s’étonnaient que, « dans
la patrie des droits de l’homme, la
liberté de conscience comme la liberté
d’expression et celle de s’habiller à sa
guise n’étaient pas respectées ». Ce
concept est également très étranger dans
les pays de culture anglo-saxonne encore
imprégnée de religion. Effectivement la
laïcité à la française est très spécifique :
elle n’a d’équivalent dans pratiquement
aucun autre pays. L’incompréhension est
également réciproque, du côté français,
où la pratique religieuse chrétienne est en
chute libre et où la connaissance de l’islam
relève plus de clichés que de connaissance
documentée.
Étendre le concept d’espace
public
Une deuxième raison de préoccupation
vient des provocations des éléments les
plus durs qui existent de part et d’autre.
D’un côté des organisations proches
des salafistes ou des Frères musulmans
testent la capacité des pouvoirs publics
de faire respecter les mesures adoptées
et multiplient avec les avocats qu’elles
salarient, les recours judiciaires en France
comme au niveau européen. De l’autre,
ceux que l’on pourrait qualifier de « néo-
combistes » ou de « laïcards » affichent
une laïcité idéologique et agressive
teintée d’un athéisme provocateur. À
« L’éloge du blasphème » et la haine de