L`ordre psychiatrique est-il scientifique, politique, moral ou éthique ?

L’Information psychiatrique 2009 ; 85 : 597-604
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 85, N° 7 - SEPTEMBRE 2009 597
TRIBUNE DES LECTEURS
Rubrique dirigée par Thierry Trémine
doi : 10.1684/ipe.2009.0516
L’ordre psychiatrique est-il scienti que,
politique, moral ou éthique ?
Georges Jovelet
Psychiatre des hôpitaux, EPSDM de l’Aisne, 02320 Prémontré
Ce texte destiné à la « Tribune des lecteurs », fait suite
à l’actualité des réformes en cours, aux prises de position,
aux articles récents de collègues et à notre commentaire
du rapport Couty publié dans le précédent numéro de la
revue.
Nous y avons souligné des confusions, un brouillage de
notions développées par le président de la République et
nos interlocuteurs du ministère, qui comportent des assimi-
lations, des réductions dont la résultante est la simpli ca-
tion de la clinique à des fragments de discours scienti que,
gestionnaire et sécuritaire. Le choix du mot « ordre » dans
notre intitulé fait référence à la politique interventionniste
de l’État à l’égard des pratiques psychiatriques, au concept
d’« ordre disciplinaire » analysé par M. Foucault.
Nous proposons d’examiner six points d’articulation de
notre discipline en prenant appui sur une conceptualisa-
tion des ordres que nous dé nirons, et en dégageant des
éléments de ré exion dans le champ théorique et pratique
de la psychiatrie :
- psychiatrie et économie, en introduisant un terme
tiers, celui d’humanisme. L’étude de ces liens permettra
de répondre à la question « Couty, ange ou démon ? » ;
- psychiatrie avec le ou la politique dans une actua-
lité particulièrement tendue qui inclut une analyse de
l’idéologie, des habiletés sémantiques contenues dans le
discours d’Antony du président de la République ;
- psychiatrie et morale justi ée par l’usage répété de
termes s’y référant : le mérite, la vertu, la responsabilité,
les valeurs, les principes, l’idéal mais aussi la norme.
- le rapport de la psychiatrie à l’éthique est interrogé
à propos de la dérive du tout sécuritaire, des menaces
concernant l’indépendance des praticiens, et de la dénon-
ciation d’un « langage commun » (J.-P. Descombey)
avec l’autorité politique ; nous l’envisagerons aussi ici
sous l’angle de l’amour ;
- psychiatrie et malaise dans la civilisation, à propos
de la ségrégation vis-à-vis des malades mentaux assi-
milés aux criminels et de questions touchant à l’autre
différent ;
- en n, psychiatrie et libéralisme : nous verrons
pourquoi un établissement de santé publique ne peut être
assimilé à une entreprise (aéronautique ou autre)1.
nition : l’utilisation du terme ordre nécessite
des éclaircissements ; il dépasse les connotations plus
habituelles attachées aux structures corporatives, aux
disciplines ou au maintien de l’ordre. L’ordre exprime
l’existence d’une relation entre différents termes de
nature spatiale, chronologique, syntaxique, militaire,
moral, social… Dans la tradition philosophique, l’ordre
est décrit comme un système d’organisation permettant
de rendre intelligible une diversité d’éléments à l’inté-
rieur d’un champ de connaissances. La compréhension des
phénomènes observés peut être saisie à partir d’« un agen-
cement logique ou épistémologique d’ordre esthétique ou
moral2 ». L’ordre est aussi une modalité de raison sociale
qui a une portée régulatrice, normative et morale, dont la
vocation est une structuration du lien qui s’oppose à l’évo-
lution naturelle du groupe. Le cadre en est l’institution :
constitution politique, justice, armée, église, communauté
psychiatrique… R. Castel a utilisé ce syntagme pour inti-
tuler son ouvrage publié en 1976 aux Éditions de Minuit
L’Ordre psychiatrique, l’âge d’or de l’aliénisme. Le
projet inscrit dans son avant-propos était « d’axiomatiser
le système de données qui constitue une politique de la
santé mentale et de suivre ses transformations ». Les outils
d’analyse s’appuyaient sur un code théorique, une techno-
logie d’intervention, un dispositif institutionnel, un corps
professionnel et un statut de l’usager.
1 Cette comparaison attribuée à un député témoigne d’une classique
intoxication par le signi ant. À force de parler de pilotage de l’hôpital ou
d’établissement sans pilote (Pluriels 2009 ; 78 : 7), on en vient à cet effet
de contamination par l’aéronautique.
2 In : Rey A. Dictionnaire culturel en langue française. Paris : Le Robert.
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La délimitation d’un ordre psychiatrique est-elle
pertinente au regard de la complexité de notre champ ?
L’identi cation d’objets spéci ques que l’intitulé
suggère permet-elle de dé nir un ensemble homogène
au fonctionnement propre, descriptible, ordonné ou hété-
rogène tributaire d’autres discours ou pouvoirs ? Nous
appliquerons les conceptions préexistantes de l’ordre
en rappelant que le concept d’ordre est présent dans les
objets de la psychiatrie au chapitre de la nosographie, de
l’institution spécialisée ou de l’assignation au contrôle
social.
Une « mise en ordre » féconde
Ce développement s’appuie sur trois éléments
imbriqués :
- une lecture descriptive des registres scienti que, poli-
tique, moral et éthique d’où se dégage un effet de vérité ;
- une application de la méthode de « mise en ordre »
transposée à notre discipline et à ses discours, ce qui
réserve quelques surprises ;
- une exion à partir de ces deux points qui permette
d’améliorer notre positionnement stratégique dans les
combats à mener, car nous n’échappons pas nous-même à
ce que nous énonçons ici.
Dans un ouvrage récemment réédité chez Albin Michel,
Le capitalisme est-il moral ?, son auteur, le philosophe A.
Comte-Sponville, s’appuie sur la structure des ordres pour
effectuer une lecture de la transformation de la société et
une ré exion sur le libéralisme.
Les philosophes ont de tout temps été tentés d’orga-
niser le monde selon une démarcation, une classi cation,
une hiérarchisation à partir de systèmes de valeur et de
distribution des objets.
La philosophie politique a poursuivi ces apports grâce
à une analyse des transformations sociales fondées sur une
interprétation historique et dynamique des institutions de
l’espace politique.
Les avancées d’A. Comte-Sponville ont leurs sources
dans Blaise Pascal, qui dans la pensée 793 distingue
« trois ordres différents de genre », celui du corps, celui
de l’esprit ou de la raison, en n l’ordre du cœur ou de la
charité. A. Comte-Sponville actualise et complète cette
distribution en leur préservant le caractère d’indépen-
dance. Il en déduit une hiérarchisation à quatre niveaux,
soit du plus bas (I) au plus élevé (IV) :
- l’ordre technico-scienti que (I). C’est le nôtre, celui
des sciences humaines, de la médecine, des techniques, de
l’économie, de la sociologie et de l’expertise en général.
Il est dé ni par la question du possible ou de l’impossible
de la science ;
- l’ordre politique et juridique (II). Il est structuré par
la loi, l’État. Il introduit une opposition entre légal/illégal,
le pouvoir de l’État et le contre-pouvoir démocratique ;
- l’ordre de la morale (III). Cette instance qui surplombe
et limite le deuxième ordre, est l’ordre des exigences
morales, de la conscience, du devoir et de l’idéal. Il est
structuré par l’opposition du bien et du mal, du devoir et
de l’interdit. Cette conscience morale est à l’origine des
limites, des normes qui imposent la vie en société, l’être
ensemble, et de la culture ;
- l’ordre de l’éthique (IV). L’auteur en donne une
nition réductrice plus inscrite dans la lignée de l’élabo-
ration philosophique que de la pensée médicale tradition-
nelle qui fait référence au dilemme, au con it de valeurs ou
dans l’interprétation de ces valeurs. A. Comte-Sponville
situe l’éthique dans le registre de l’amour. Amour est à
entendre ici au sens large, amour de la vérité, de la liberté,
de l’humanité. Nous ajouterons à cette série l’amour du
savoir (l’épistémè). Cette capacité à aimer, quelle que soit
la nature de l’objet, a une fonction civilisatrice qui légi-
time d’être promue en ordre supérieur.
Ces ordres qui sont par dé nition indépendants peuvent
être complémentaires et non contradictoires, ils structurent
les discours et les pratiques.
La confusion des ordres
A. Comte-Sponville reprend la terminologie de
B. Pascal pour désigner la confusion des ordres à partir
des termes ridicule, angélisme et tyrannie.
Le ridicule, c’est en résumé déroger à son ordre.
La tyrannie procède de l’effet d’une confusion des
ordres érigée en gouvernement. Du fait de l’échelle des
ordres, deux dynamiques sont possibles :
- soumettre un ordre supérieur à un ordre inférieur, ce
ravalement a pour nom la barbarie ;
- soumettre un ordre inférieur à un ordre supérieur,
cette naïveté, cette prétention, la tyrannie du supérieur est
ici nommée angélisme.
Cet exposé s’avère un outil utile pour saisir dans notre
champ un certain nombre d’éléments ou d’événements qui
nous apparaissaient au préalable confus ou décalés : les
exemples qui suivent visent à les éclairer.
Reprenons chacun des points à problématiser qui intro-
duisaient notre exposé.
Psychiatrie, humanisme et économie
(à propos du rapport d’É. Couty)
Un préalable : si l’humanisme a été avec le désalié-
nisme une valeur essentielle pour fonder historiquement et
idéologiquement la politique de Secteur, il faut cependant
rester réservé sur la généralisation contenue par le suf xe
« isme » qui recèle un passage du singulier (la relation
soignant-soigné) à une abstraction notionnelle rapportée à
un groupe et à prétention universelle. Nous savons avec
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les textes de S. Freud Malaise dans la civilisation, Pour-
quoi la guerre et Pulsions et destins des pulsions ce qu’il
est nous est permis d’espérer ou de désespérer de la nature
humaine. L’ambition de vouloir le bien de l’autre dans une
vision doctrinale, de changer la société et d’en assurer le
progrès a connu son apogée avec le « saint-simonisme »
dont l’en-tête du journal L’Organisateur annonçait ainsi le
programme : « Toutes les institutions sociales doivent avoir
pour but l’amélioration du sort moral, physique et intel-
lectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. »
M. Dide nous a indiqué dans sa monographie de 1913,
Les Idéalistes passionnés, que l’« inclinaison xe » pour
la bonté, l’éthique, la justice incluse dans le réformisme
social, la philanthropie, les utopies peuvent être mues par
un idéalisme passionné dont témoigne le destin de Prosper
Lenfantin ou d’Auguste Comte. Ailleurs, l’oblativité peut
relever de traits obsessionnels ou de la « belle âme » de
nature hystérique.
Dans le rapport inaugural de La Rochelle, nous avons
effectué la mise en série de l’alliance hygiéniste d’ordre
moral et du souci budgétaire, à partir d’une phrase extraite
d’une citation de l’ouvrage d’A. Carrel L’Homme cet
inconnu : « Un établissement euthanasique, pourvu de gaz
appropriés, permettrait d’en disposer de façon humaine et
économique. Le même traitement ne serait-il pas applicable
aux fous qui ont commis des actes criminels. » Fragment
également isolé par P. Coupechoux dans son ouvrage Un
monde de fous. Cette confusion de l’humanisme au sens
du développement de la société humaine, but suprême de
la civilisation, soit l’intérêt supérieur de l’homme, adossé à
l’économie, a forgé des justi cations théoriques aux prati-
ques liberticides de régimes totalitaires nazi « geimeinnütz
geht vor eigennütz » ou stalinien.
C’est au nom de l’intérêt général, du bien commun que
peuvent être commises les pires exactions. L. Althusser,
cité par A. Comte-Sponville (p. 113), a développé une
exion critique sur le danger contenu dans le couplage
précis de ces deux termes, explicitée à partir d’une phrase
de Staline : « C’est l’homme qui est le capital le plus
précieux. » On connaît le tragique de la suite.
La biocratie d’Édouard Toulouse érige des caractéristi-
ques bio-psycho-morphologiques comme fondement d’une
politique et d’une morale : ce mélange des genres (niveau
I à niveau II et III) a été légitimement dénoncé comme
facteur de risque majeur s’il était promu comme prin-
cipe de gouvernement. Concrètement, la dérive de telles
théories vers la tyrannie s’est con rmée. « L’humanisme
économique » est une doctrine dont le projet est d’éviter les
écueils du collectivisme et du capitalisme mono polistique.
Le pari de concilier économie de marché et environnement
social est illusoire...
L’humanisme dans sa déclinaison plus commune peut-
être utilisé pour justi er la démagogique nécessité de
réformes urgentes, et ainsi servir d’alibi à des entreprises
de réduction des coûts.
Les orientations de la politique européenne en matière
de santé publique et de santé mentale, le rapport Couty en
sont une stricte illustration.
Reprenons la formalisation en ordres.
Mêler humanisme et économie, c’est vouloir ériger le
niveau le plus bas (I) celui de l’économie au niveau (IV)
celui de l’éthique, de l’amour, appuyé sur les considé-
rations humanistes, volontaristes, le « débordement des
bien-pensances » (T. Trémine) pour le patient, sa famille.
C’est-à-dire procéder par angélisme !
Contre toute attente, É. Couty, dans sa démarche, son
rapport qui recèle une naïveté savante, est à situer du côté
de l’ange et non du démon3 !
Au-delà de la formule et du rapport Couty lui-même,
c’est toute la rhétorique gouvernementale fondée sur
l’homme, le progrès, terminologie détournée des Lumières,
et le modernisme qui est à dénoncer.
Conformément aux engagements pris à l’égard des
instances européennes, il existe de la part de nos gouver-
nants une volonté de réduire le dé cit budgétaire, la dette
publique ; une des voies est la conduite d’une économie de
marché, la désorganisation des services publics en place
de monopole au nom de la « concurrence libre et non
faussée » (article 3 de la Constitution européenne).
Les considérations autres pour les patients, leurs
familles, pour l’amélioration des pratiques ne sont
qu’un enrobage de ces mesures, et lui servent de caution
démagogique. La part accordée aux associations, à leur
représentation au futur conseil de surveillance des établis-
sements, au bureau des usagers en est un avatar.
Ce discours qui s’appuie sur la « démocratie sanitaire »
ne tient pas face à la désorganisation des soins que l’on
observe actuellement. C’est véritablement de la poudre
aux yeux. La politique implique des choix y compris
dans le domaine de la santé et de la part de budget à lui
consacrer ; la logique des discours, ses conséquences pour
les patients sont délibérément masquées. Démocratie
sanitaire, économie de marché et dirigisme d’État sont
inconciliables.
La confusion sciemment entretenue est au service d’une
pure stratégie de communication pour faire passer la pilule
amère des restrictions budgétaires que l’on constate dans
la déclinaison des Plans de retour à l’équilibre (PRE) de
nos établissements et dont un des opérateurs est le pôle et
le futur chef de pôle.
Psychiatrie et politique
L’articulation de la psychiatrie et de la politique est
l’une des spéci cités de notre discipline. P. Pinel et plus
encore J.-E. Esquirol nous l’ont enseigné. Ce dernier a
3 Trémine T. Revoir l’organisation des soins. L’Information Psychia-
trique 2009 ; 85 : 3-8.
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étudié les liens entre les manifestations de l’aliénation et
les désordres de son temps, les « convulsions sociales »,
il a fait œuvre d’épidémiologiste, a réalisé un rapport sur
la situation des aliénés, des structures et a délivré des
conseils auprès du régime en place. J.-E. Esquirol prenait
en considération l’intérêt du patient et le souci nancier :
« En formant de grands établissements, en les plaçant et
les distribuant convenablement, on obtiendra des résul-
tats utiles pour ceux qui sont reçus ; économiques pour
l’administration. »
Chaque époque est marquée par la nature des relations
avec l’autorité administrative et politique, le pouvoir en
place qu’il s’agisse du mouvement hygiéniste, de la poli-
tique de secteur, de l’ère de l’antipsychiatrie ou dans notre
actualité de l’alliance de la science, de l’épidémiologie et
de la gestion. De nombreux écrits témoignent de l’intérêt
des aliénistes puis des psychiatres pour la politique au sens
de la gestion de la cité mais aussi de l’autorité publique.
M. Foucault a consacré une part de son enseignement
dont le cours de l’année 1973-1974 donné au Collège de
France « le pouvoir psychiatrique » publié en 2003 (Galli-
mard-Seuil), de ses écrits et son engagement au sein du
« Groupe Information Asile » à dénoncer la psychiatrie
comme un instrument du pouvoir politique, comme une
instance répressive. Il a mis en garde contre le « marquage
médical » d’un régime disciplinaire. L’ « ordre disci-
plinaire » résulte de la démarche médicale objectivante
qui s’appuie sur « la distribution des corps, des gestes
des comportements, des discours ». Le concept d’ordre
est utilisé dans son acception première : qui s’oppose au
désordre de l’irrationnel et du hors-norme social de la
folie. R. Castel a consacré un chapitre, « De la psychia-
trie comme science politique », de son ouvrage précité à
décrire la « coïncidence entre les discours de savoirs et les
discours de pouvoirs ».
Les gouvernants de leur côté ont toujours perçu la
psychiatrie comme un facteur de régulation sociale. C’est
de là que naît la tentation de psychiatriser le malaise
social, la déviance et de contrôler les populations à risque.
La psychiatrie est sous cette in uence. Cette extension
s’opère aux dépens de la maladie mentale résumée à un
catalogue de troubles et du patient dont l’expression est
recentrée au seul fait pathologique au prix du sens et de
la part d’invention. L’empiétement du politique sur notre
discipline n’est pas habituellement reconnu ou revendiqué
par les politiques, ce sont les psychiatres qui dénoncent
non pas une légitime implication du politique en charge
d’un ministère de la Santé mais la volonté d’emprise, de
contrôle des pratiques par le biais de l’instrumentalisa-
tion des concepts de dangerosité et de sécurité. Un pas
a été franchi : le président de la République à Antony
transgresse l’exigence de réserve, la hauteur attachée à sa
fonction, le ministre de tutelle revendique comme « choix
politique » dans son discours du 10 février dernier à
propos du projet de loi HPST, un assujettissement de la
santé au politique et à la volonté de réforme du président.
Extrait du discours : « […] D’ailleurs, pensez vous un
seul instant que la santé ne soit pas un sujet politique ?
[…] La santé n’est pas un sujet technocratique. C’est
fondamentalement un sujet politique. » Ailleurs : « On a
trop longtemps séparé l’organisation des soins du nan-
cement. » Le message est on ne peut plus clair… quant à
cette exclusive ; le fait de tyrannie niveau (II) rabaissé au
niveau (I) est consommé !
Nous aborderons dans cette même veine le discours
d’Antony qui nous a sidérés. Je ne reprendrai pas les
précédentes analyses qui en ont été faites, ni les débats
suscités en particulier dans un numéro ouvert de l’Infor-
mation Psychiatrique de décembre 2008, la mobilisation
des soignants (appel des 39, la nuit sécuritaire, et création
de collectifs de défense de la psychiatrie publique et de
l’hôpital public). Notre première impression était que dans
son intervention le président de la République n’était pas
à sa place, était en décalage avec sa « fonction suprême »,
d’où le malaise que nous avons ressenti.
La formalisation des ordres permet la encore un pas
de plus en précisant que la confusion est ici majeure. En
posture du niveau (II) celui de l’ordre politique et juri-
dique le président ravale son discours à un niveau médico-
technique (I) (critique de nos pratiques de terrain) pour
ensuite tenter de s’élever au niveau (IV) celui de l’éthique
(l’amour) par l’usage de l’émotion, de la compassion
victimaire. Le brouillage est ici maximal et nous pouvons
à partir de la formalisation des ordres, parler de discours
ridicule mêlant ravalement, angélisme, à dénommer popu-
lisme lors qu’il est utilisé par le pouvoir politique.
Psychiatrie et morale
La question de la morale traverse l’histoire de la
psychiatrie et de ses acteurs, ce dont témoignent dans leurs
écrits M. Foucault, G. Swain, J. Goldstein et R. Castel.
Nous l’aborderons à grands traits. Dans la période pré-
pinelienne, la folie était assimilée à la faute, au péché,
et les insensés ont été violentés, sacri és au nom de ces
représentations malé ques qui font retour dans la peur du
malade-criminel.
P. Pinel a introduit les notions de médecine spéciale, de
curabilité, de dignité, de respect mais au prix d’une mora-
lisation du malade au-delà du traitement dit moral.
Le terme moral du traitement est ici à entendre dans son
équivoque au sens de « psychique », de mental en oppo-
sition aux traitements physiques jusqu’alors pratiqués. La
visée est celle d’une normalisation selon les critères de la
moralité bourgeoise de l’époque. Les principes pragma-
tiques, développés par J.-B. Pussin seront théorisés par
E. Esquirol et surtout par F. Leuret, le premier à concevoir
une théorie de la pratique selon l’expression de G. Lanteri-
Laura. L’immoralité et la dangerosité d’abord familiale
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Tribune des lecteurs
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des malades mentaux trouvent une triste illustration chez
U. Trelat, en particulier dans son ouvrage sur « la folie
lucide » publié en 1861.
Nous choisirons des références plus récentes pour
étudier les connexions entre psychiatrie et morale.
Tout d’abord, la conceptualisation d’une « psychiatrie
morale » par H. Baruk. Cet auteur a de sa place d’univer-
sitaire exempli é et théorisé sur un mode très personnel
qui n’a pas fait école, ces deux notions qu’illustre cet
extrait d’un article synthétique de l’Évolution4 reprise
d’une conférence de 1939. Il convient de s’assurer que
« ces données morales ont non seulement été comprises et
adoptées par notre cœur et notre intelligence mais encore
qu’elles ont imprégné profondément toute notre personna-
lité consciente ou inconsciente de façon qu’elles colorent
ou polarisent notre moindre geste, nos attitudes, nos juge-
ments et même nos habitudes ». Dans la réponse qui suit
l’intervention, J. Lacan se démarque courtoisement et très
fermement de cette conception qui entraîne une confusion
entre « valeurs de compréhension » et « valeurs morales ».
Politique, morale, et éthique, remparts contre une
science qui discrimine, ont été au cœur de la ré exion et
des actions anti-psychiatriques. En témoigne ce propos de
R. Gentis extrait de la revue Recherches, « Histoire de la
psychiatrie de secteur », p. 500 : « Ne pas oublier que, plus
qu’une science, la psychiatrie a toujours été une branche
bâtarde de la morale. La responsabilité, la faute, on peut
bien la faire glisser de l’individu à la famille, puis de la
famille à la société, qu’est-ce que cela change ? » L’essor
de l’éducation thérapeutique, des campagnes hygiénistes et
de l’autonomisation du patient-usager vont dans ce sens.
Plus proches de nous s’inscrivent les débats sur les
troubles des conduites, des comportements et de l’adapta-
tion issue du DSM.
La catégorie de l’homosexualité extraite de la dernière
version du DSM, de la déviance, des addictions, du trans-
sexualisme, divise les praticiens sur les liens entre fait
clinique, fait de société et… acte politique.
La clinique est tributaire des valeurs, normes sociales et
morales d’une époque qui signent la relativité culturelle et
psychiatrique.
En témoigne le raccourci saisissant perpétré par notre
ministre de tutelle qui lors d’une journée dédiée à la
lutte contre l’homophobie et la transphobie af rme que
« la transsexualité ne sera plus considérée comme une
affection psychiatrique en France » ! Déclaration faite au
journal Libération le 16 mai dernier.
Le ministre aurait à cette n saisi la Haute Autorité de
santé5. Quand clinique des troubles de l’identité de genre,
4 Baruk H. Des facteurs moraux en psychiatrie. La personnalité morale
chez les aliénés. L’Évolution psychiatrique 1939 ; 2 : 3-38.
5 On peut s’interroger sur la légitimité de la HAS pour entériner une
telle « prescription » hors champ de compétence (tyrannie niveau II à
niveau I).
lobbie des « trans » s’inscrivant dans la mouvance de mino-
rités sexuelles en quête de reconnaissance, et politique se
rejoignent ! Dans le même ordre d’idées, nous proposons
de supprimer la paranoïa, en tout cas ce qu’il en reste, du
prochain DSM en rappelant que ces ex-patients ont payé
un lourd tribut aux vexations, humiliations, persécutions
de toutes natures, et que cet effacement serait une juste
réparation des préjudices subis…
La conscience morale s’applique à la clinique mais aussi
à l’organisation des soins avec mise en opposition d’un
service public égalitaire, d’un secteur vertueux respectant
les principes républicains, opposé à un libéralisme jugé
amoral ou non moral car rattaché à des notions d’argent
et de pro t !
Les dérives d’un monde individualiste, qui revendique
plus de liberté, d’autonomie, imposent à nos gouvernants
l’af chage plus que l’application d’une moralisation
de la vie publique (la nance, la justice, la santé). À ces
conceptions morales s’attachent les quali catifs de mérite,
de valeurs défendues au service de principes, d’idéal et
d’utopie.
Cette confusion procède de l’angélisme passer du
niveau (I) de l’expertise technique au niveau (III) de la
conscience morale.
La psychiatrie, la santé mentale, la médicalisation du
mal-être et du malheur se prêtent particulièrement à un tel
glissement des registres et des ordres. La morale dans notre
domaine est articulée à la déontologie, au droit, à la justice
et à l’égalité dans l’accès aux soins et dans la limitation
des libertés (autonomie, hospitalisations contraintes), à la
responsabilité à l’égard de son acte. Il existe une morale
du métier de psychiatre qui dans le cadre de l’exercice
public donne tout son sens et sa valeur au Secteur, inven-
tion conceptuelle de la morale d’un exercice à plusieurs,
appliqué non à un territoire périmétrique mais à une entité
démo-géographique.
Psychiatrie et éthique
Nous avons rappelé l’acception qu’en donne A. Comte-
Sponville d’une équivalence à l’amour. Cette conception
qui dérive de la philosophie (niveau universel) s’écarte du
registre médical d’interrogation, de mise en ré exion de la
pratique du cas (niveau individuel).
L’amour est érigé en ordre suprême comme le « souve-
rain bien » (Aristote). Nous suivrons cette approche en
indiquant que si Aristote disserte dans la première partie
de son ouvrage sur les vertus morales du bien, du beau,
du bonheur dans la seconde il pose les questions en terme
d’éthique ; soit la délibération, la décision la responsabi-
lité, l’éducation au bien et à la politique. Spinoza, dans son
ouvrage L’Éthique à Nicomaque, s’intéresse aux passions
de l’âme (nos affects), il oppose la force, la fermeté,
la générosité à la tristesse assimilée à une « moindre
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