LA MISE EN SCÈNE DES FEMMES DANS LA PUBLICITÉ

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Simone Davis
Centre Draper, New York University
LA MISE EN SCÈNE DES FEMMES
DANS LA PUBLICITÉ
Traduit de l'anglais par Maggy Chambón
« Sur le plateau de cocktail des monceaux de choses représentaient autre chose : des canapés en forme de poissons rouges, du
caviar en boulettes, du beurre sculpté de visages et des petits
verres givrés qui transpiraient du poids de refléter tellement de
choses destinées à vous mettre en appétit. »
Zelda Fitzgerald, Save Me the Waltz
Dans les images publicitaires, on voit souvent une belle femme poser à côté du produit. Son
travail consiste à le représenter et en fait, à le rendre plus attractif. Elle symbolise également
l'effort que pourrait faire le consommateur pour pallier ses propres insuffisances à travers l'achat
de ce produit. Ce personnage à la Carole Merrill s'allongeant sur un célèbre capot de voiture
dans une publicité, je l'appelle le « véhicule », en référence au linguiste I. A. Richards lorsqu'il
désigne, en 1936, les parties d'une métaphore1 (Richards, 1936). Il introduit le terme de
« véhicule » pour décrire le « ténor », c'est-à-dire la chose que l'on cherche à dépeindre. Le
ténor est « l'idée fondamentale ou le sujet principal que le véhicule ou le personnage signifie ».
Tout en étant, officiellement, le sujet principal, le ténor semble avoir besoin d'être étoffé et rendu
plus attractif. C'est czplus que le véhicule peut apporter. Le mannequin de la publicité joue ainsi
le rôle de véhicule pour un ténor qui est le produit. Son travail consiste à donner du sens, par sa
présence, à l'attrait du produit.
Lorsque le mannequin effectue un travail métaphorique dans la publicité, il nous propose
une métaphore que l'on peut utiliser pour illustrer le rôle symbolique et de représentation des
femmes dans la société de consommation. La réponse des femmes face au poids de la réflexion
HERMÈS 22, 1998
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(pour utiliser la phrase de Zelda Fitzgerald) est une médiation énergique car nous ne véhiculons
évidemment jamais uniquement les projections des autres (Fitzgerald, 1991, p. 7-196). Nous
pouvons nous engager dans des mimesis, et essayer d'approcher de plus près le travail de
représentation que nous sentons être le nôtre, même inconsciemment, mais nous le faisons en
apportant des complications et des particularités sociales, nos tics personnels, nos ambivalences
et nos désirs. Dans cet article, je me propose d'utiliser cette figure de la femme « véhicule », pour
analyser l'héroïne d'une nouvelle de F Scott et Zelda Fitzgerald. Our Own Movie Queen, sorte
de collaboration entre les époux Fitzgerald, utilise un humour grossier pour mettre une certaine
distance entre l'héroïne et le lecteur, mais ce type de burlesque est aussi limité car il décrit ce qui
peut se passer quand un « véhicule » véritablement insoumis refuse de freiner l'exubérance de
son travail de représentation.
Dans la publicité, le renforcement de l'attrait est réciproque : le produit et le mannequin
s'attirent mutuellement. Il en résulte un monde d'objets érotisés et de femmes « produits ». Pour
parler de ces processus, attachons-nous d'abord à étudier ce passage tiré de Zelda Fitzgerald
dans lequel le personnage de Gay est, tout comme ses vêtements et ses bijoux, « de première
qualité ». « La première chose qui faisait que tu remarquais Gay était cette manière qu'elle avait,
comme si elle se déguisait en elle-même. Tous ses vêtements et ses bijoux étaient tellement beaux
qu'elle les portait "à la surface". Elle pouvait le faire parce qu'elle aussi était d'une qualité
exceptionnelle. Elle avait sans aucun doute la meilleure silhouette de tout New York, sans
laquelle elle n'aurait pu gagner tout cet argent tout simplement en posant sur scène pour donner
de l'importance à deux longueurs de tulle vert. Et ses cheveux avait cette couleur blonde qui
n'est plus une couleur du tout mais une substance faite pour refléter la lumière. » (The Original
Follies Girl, p. 293). Elle n'est pourtant pas tout à fait synonyme de ces objets décoratifs. Il faut
se rappeler que « les deux mètres de tulle vert ont besoin du corps de Gay pour leur donner de
l'importance » (Fitzgerald, 1991, p. 293-297). Je vais détailler les effets de cette réciprocité, mais
attardons-nous pour l'instant sur la fonction vitale exercée par le «véhicule» et voyons
comment sa présence anime les produits qui l'entourent.
La plupart des consommatrices savent qu'une certaine partie de ce pouvoir « véhiculaire »
leur appartient. Elles croient à leur propre insuffisance, une insuffisance (supposée) qui les
pousse à consommer, mais elles savent qu'elles n'ont pas besoin d'être mannequins pour que leur
travail en tant que femmes dans notre culture de consommation ne soit en partie véhiculaire.
Rachel Bowlby a décrit l'expérience d'une femme qui fait du lèche-vitrines et ressent cette
insuffisance quand elle se projette et se voit enrichie par le produit qui se trouve de l'autre côté
de la vitrine. La réinterprétation du stade du miroir lacanien dans cette culture de consommation
serait, selon ce modèle, le stade du lèche-vitrines. Cette analogie, parallèle dans un sens à
l'approche de Laura Mulvey qui associe le miroir lacanien et l'écran de cinéma, aurait cependant
besoin d'être approfondie (Bowlby, 1985 ; Mulvey, 1992 ; Culver, 1988). «Je ne suis pas
convaincue, en effet, que seule une sensation de manque remplisse l'espace entre, d'une part,
l'identification qui est projetée sur l'objet et, d'autre part, l'image du corps de la femme qui fait
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La mise en scène des femmes dans la publicité
du lèche-vitrines » (Schneider, 1995). La consommatrice de Bowlby, qui contemple longuement
le mannequin bien habillé à travers la vitrine, verra peut-être également son propre reflet
superposé à l'image du mannequin. Comme elle est femme, et donc objet de désir, elle ne se voit
pas simplement mise en valeur par le produit mais ayant, en quelque sorte, un plus grâce à lui. Il
y a là une contradiction qu'il faut laisser de côté pour l'instant : la croyance de la consommatrice
en sa propre insuffisance et sa propre plénitude coexistent. En tant que femme elle a « ce qu'il
faut », pourtant ce n'est jamais assez2.
Lorsque I. A. Richards a associé pour la première fois le terme de « véhicule » à son
partenaire le « ténor », dans sa discussion de 1936 sur les métaphores, il a défini ce dernier
comme fondamental. Il est à l'origine du sens : « idée fondamentale ou thème principal que le
véhicule ou la figure implique ». En utilisant ici un vocabulaire embelli à l'extrême et particulièrement suggestif, Richards s'est cependant empressé de signaler à la fois la liquidité de cette
hiérarchie métaphorique et la vitalité du véhicule dans l'utilisation concrète : « le véhicule n'est
pas normalement le simple embellissement d'un ténor qui, autrement, ne changerait pas... Au
contraire, le véhicule et le ténor coopèrent pour produire du sens avec des pouvoirs plus variés
qu'ils ne possèdent l'un ou l'autre seul... Dans un cas extrême, le véhicule peut presque devenir
une décoration ou une coloration du ténor, de l'autre, mais dans d'autres cas le ténor peut
presque devenir une excuse pour l'introduction du véhicule et n'est plus ainsi le sujet principal »
(Richards, 1936, p. 100-101).
Richards célèbre la richesse de signification qui semble naître du processus même de
l'accouplement métaphorique. Sa description de ce va-et-vient, de ces échanges de sens, comme
une « coopération » rehaussant les deux termes, est pourtant mise à l'épreuve par sa représentation d'un sujet principal dont la prééminence est menacée par la proximité d'un « véhicule »
trop vivace3.
En théorie, du moins, le véhicule est embauché pour représenter l'attirance de quelque
chose d'autre. Dans une publicité, ce quelque chose d'autre est le produit à côté duquel il se
trouve, comme dans le grand prix du jeu télévisé « la Roue de la Fortune » où l'on voit Carole
Merrill montrer l'objet avec beaucoup de charme. Comme le véhicule textuel de Richards,
Carole Merrill accomplit un travail de représentation qui est toutefois surdéterminé. Elle est, en
partie, une métaphore. Le prix est aussi beau qu'elle et c'est sa présence qui le prouve. (Une
preuve aussi peu concluante que peut l'être une métaphore textuelle). Ah, c'est elle qui vient
avec le prix ! C'est-à-dire qu'elle sera son corollaire — un prix, elle-même. Elle personnifie un
vous potentiel, le possesseur extatique du prix4.
Pour les femmes en général, ce quelque chose d'autre qu'elles se trouvent en train de
représenter, peut se déplacer et se reproduire. Dans les années vingt, c'était le devoir véhiculaire
de la femme au foyer américaine des classes moyennes de « soutenir » son homme sur le marché
du travail. Elle représentait et augmentait l'attrait de son mari simplement en restant près de lui.
À travers son image personnelle et le micro-environnement domestique, soigneusement construits et consommés, la femme était censée faire de la publicité pour les atouts de son mari en tant
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qu'acteur sur le marché du travail et, d'une manière encore plus diffuse, pour la viabilité de ce
marché en général (Veblen, 1934).
Les femmes devaient faire un effort de présentation, se rendre décoratives, et les véhicules
de la publicité pouvaient les aider dans ce domaine. Frank Presbrey explique avec gratitude,
dans The History and Development of Advertising (1929), que « Plus d'un mari doit avoir une
impression agréable de sa femme au petit déjeuner grâce au pouvoir de suggestion de la belle
femme qui verse le café dans la publicité » (Presbrey, 1929).
La « nouvelle femme » de cette période, du moins telle qu'elle était perçue et proposée par
les médias, faisait un travail similaire pour la modernité elle-même, ou du moins, pour le type de
modernité le plus approprié au développement de la société de la consommation. Son style chic
et décontracté pouvait représenter et mettre en valeur les attributs de l'ère moderne5. Le fait que
les femmes puissent avoir des comportements marginaux ou tabous ne serait que la preuve de
leur joie de vivre. Il faut rappeler à cet égard les « vêtements gratte-ciel » présentés en 1928 : des
robes longues, étroites, coupées selon le modèle du pont de Brooklyn, du Paramount Building
ou de la tour du Ritz, entre autres. Ces vêtements donnaient aux femmes la mission « d'exprimer
l'Amérique du vingtième siècle telle qu'elle devait l'être »6. En utilisant les lignes verticales de sa
propre silhouette, celle qui portait la « robe gratte-ciel » pouvait faire de la publicité pour
l'environnement de plus en plus vertical des villes. Après tout, comme nous le rappelle une
publicité de la crème démaquillante Ponds, « être attirante et garder le charme de la jeunesse
aussi longtemps que possible » est « le premier devoir de la femme envers la société dans laquelle
elle évolue »7. Une autre fonction de la femme en tant que véhicule consiste à améliorer l'image
de la caste sociale à laquelle elle appartient, du professionnel qui la photographie, du directeur
ou du propriétaire de la marque qu'elle propose au public. Susan Porter Benson cite un article
à l'usage des vendeuses stagiaires : « Chaque commerçant devrait se rappeler que ses employés
sont ses représentants personnels et que le public ne le connaîtra et ne le jugera qu'à partir de ses
contacts avec ses vendeurs »8.
Que signifierait un véhicule de représentation qui vendrait ses propres attraits, comme si
ceux-ci pouvaient être si facilement canalisés ? La présence du véhicule est-elle déstabilisante
simplement à cause de sa fluidité même ? Un discours prononcé en 1928 par Edward Steichen,
célèbre photographe de mode, d'art et de publicité lors d'une réunion de cadres de l'agence J.
Walter Thompson le suggère. Steichen commence son discours, par ailleurs lucide, par une
longue liste incohérente des problèmes qu'il rencontre avec les mannequins : « Les mannequins.
Le problème le plus insurmontable, qui nous est extérieur, est certainement la question des
mannequins. Je ne pense pas qu'il y ait à Vogue un seul département qui occupe davantage M.
Condé Nast que cette question des mannequins. Rien de particulier. Il travaille sur ce problème
depuis des années et ne l'a toujours pas résolu. Je ne pense pas que l'on puisse le résoudre. Nous
avons tout essayé. Tout ce qu'on peut faire c'est tenter de nous en accommoder le mieux
possible » (phrase prononcée à la réunion des représentants J. Walter Thompson, le 31 janvier
1928).
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La mise en scène des femmes dans la publicité
Il me semble que Steichen est rendu incompréhensible par la disparité qui existe entre le
vrai mannequin, incorrigiblement humain, extra-métaphorique, et ce que l'on voudrait qu'il
soit, à savoir, un véhicule de représentation, lisse et imperméable. J'espère que la discussion qui
va suivre éclaircira précisément cette disparité, ce problème insoluble que Steichen a trouvé si
indéfinissable, et établira des liens entre la problématique de l'image des femmes et de leur
labeur et des différences entre les classes sociales. Les représentations culturelles que nous allons
examiner révèlent à la fois les ambivalences de la métaphore pour ce système social et la charge
reposant sur la femme elle-même en tant que véhicule, lorsqu'elle négocie sa place sur l'axe entre
simple ornement et sujet principal.
La position du véhicule a beaucoup en commun avec Γ objet petit a de Lacan. Celui-ci décrit
les tâches assignées au petit a mais focalise clairement son commentaire d'avantage sur le prix
que devra payer le sujet mâle que sur la femme qui habite le site de a. Sans le petit a, il manque
quelque chose9. Bien que je ne veuille pas laisser de côté les spécificités historiques, j'utilise cet
objet petit a de manière aussi fantasmatique, je le crains, ou du moins, aussi métaphorique que
Lacan lorsqu'il donnait une image de la femme telle qu'il voulait qu'elle soit, ou qu'elle paraisse,
dans les publicités10. Comment éviter de reprendre cette représentation des femmes comme les
images fugaces d'une imagination limitée ? En m'efforçant de regarder le travail effectué11. Le
titre de cette intervention, tiré de Save Me the Waltz de Zelda Fitzgerald, est « le poids de la
réflexion », car je prends comme sujet le travail du véhicule (et principalement la peine qu'il se
donne mais aussi les bénéfices qu'il en retire).
J'estime que jouer le rôle de petit a est un travail difficile. On doit agir sous la menace
perpétuelle de la déchéance. « Aucune femme ne se trouve aussi haut placée qu'elle puisse se
permettre de négliger sa beauté », disait la reine Marie de Roumanie lorsqu'elle mettait en garde
ses lectrices dans le plus populaire de tous les témoignages de la haute société utilisé par le savon
Ponds in 192512. C'est une tâche difficile que d'être l'objet qui provoque les sujets, un travail
ardu, bien qu'enivrant, de faire semblant d'être Dieu. Les effets spécifiques et l'existence de ce
travail aident à constituer l'identité des protagonistes féminins de Zelda Fitzgerald, qui servent
d'intermédiaire dans sa relation avec son mari Scott, et celle de Gracie Axelrod, le personnage
principal de Our Favorite Movie Queen (Fitzgerald, 1991, p. 273-292).
L'œuvre des époux Fitzgerald nous offre un terrain particulièrement fertile pour comprendre le problème du travail de représentation des femmes dans les années vingt, en partie
simplement parce qu'ils ont participé avec tellement d'énergie et de succès à la culture populaire
de cette époque en tant qu'écrivains et célébrités. Ce travail offre toutefois un intérêt particulier
qui est dû au rôle excessivement véhiculaire que jouait Zelda en tant que femme. Elle était la
muse de Scott et, pour le public, elle représentait la femme moderne idéale. Plus que le
porte-parole de son époque, elle était sa personnification, sa concrétisation.
Que dire de la femme qui ne peut pas, ou qui ne veut pas être réduite à n'être rien d'autre
qu'un endroit de rêve et qui apporte excès et bouleversement à son interprétation de l'objet petit
a ? Gracie Axelrod, l'héroïne de Our Favorite Movie Queen, une nouvelle écrite en 1923, est
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précisément ce genre de femme. Cette histoire, qui a été publiée pour la première fois dans le
Chicago Sunday Tribune, fait partie des anthologies de l'œuvre des deux Fitzgerald. Comme
l'explique Matthew Bruccoli dans son recueil des écrits de Zelda, Movie Queen fut publiée sous
la plume de F. Scott Fitzgerald, mais dans ses notes, l'écrivain avait indiqué que la nouvelle était
écrite « aux deux tiers par Zelda. Seuls le dénouement et les révisions sont de moi ». Par son style
parodique, cette nouvelle peut être interprétée comme une transformation élitiste de ses
personnages de la classe ouvrière en bouffons mais, en partie à cause de la nature grossière de la
comédie, on peut aussi la lire comme un commentaire transgressif sur les affaires courantes de la
société de la consommation13. Lorsque Gracie abandonne le rôle peu remarquable de consommatrice moyenne pour atteindre la visibilité publique du véhicule, son travail de représentation
évoque avec une clarté rare les déchirures dans le tissu de cette société qui sont particulièrement
visibles aux points d'intersection entre classe et sexe. Our Own Movie Queen cherche à savoir
quelles étaient les limites d'un voyage à travers les classes sociales, les limites du paraître, et
invoque un antagonisme sur le pouvoir social qui ne se dissout pas dans l'atmosphère à mesure
que l'histoire progresse.
Pudiquement, de façon parodique, mais sans aucun doute, Our Favorite Movie Queen
installe solidement Gracie dans les classes inférieures. Elle travaille dans le taudis de son père,
qui vend du poulet frit, vit dans un environnement vulgaire et de mauvais goût, dans un monde
d'entrepôts et de chemins de fer de New Heidelburg au Minnesota. La nouvelle oppose cette
« voluptueuse fille aux cheveux d'or » à M. Blue Ribbon, le propriétaire d'un grand magasin du
même nom et l'un des hommes les plus riches de la ville. Dès le départ, la manière dont la jeune
femme comprend les spectacles qu'il produit laisse supposer qu'elle ne va pas consommer le
mythe de façon banale, complètement en accord avec les intentions du publicitaire. Dans La
Pratique de la vie quotidienne, Michel de Certeau décrit la différence entre la production de
l'image et la production secondaire, cachée dans le processus de son utilisation par le consommateur, proclamant comme une forme de braconnage la créativité dispersée, tactique et de pur
bricolage de la consommation telle qu'elle est actuellement pratiquée (de Certeau, 1984, p. XL).
C'est ce type de réception créative et énergique, que pratique Gracie avant même son
expérience mémorable en tant que véhicule, qui devient le centre de l'histoire. Apparemment,
M. Blue Ribbon est versé dans la philosophie du marché dont P. T. Barnum, qui utilisait sa
maison et ses vacances, en fait n'importe quel site ou événement comme lieu possible de
publicité, fut l'initiateur14. M. Blue Ribbon est introduit dans le récit à travers une description de
sa maison décorée avec profusion, dans laquelle une énorme enseigne lumineuse affiche
«Joyeux Noël ». Le père de Gracie apparaît pour la première fois dans l'histoire alors qu'il est
assis, drapé d'une page entière de publicité de journal pour le magasin Blue Ribbon, qui profite
des vœux de fin d'année pour annoncer des soldes. Quand M. Axelrod remarque que le magnat
doit valoir une bonne somme d'argent, Gracie se montre sceptique et demande, « Qui dit ça ? ».
Après réflexion, elle ajoute, stratégiquement : « Crois moi, j'aimerais autant me marier avec un
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La mise en scène des femmes dans la publicité
homme comme lui. Comme ça tu pourrais entrer dans le magasin et dire donne-moi ceci ou cela
et t'aurais pas besoin de payer »15.
Our Own Movie Queen rend manifeste ce qui, habituellement, est caché : la production ou
poiesis de la consommation. Cette nouvelle nous montre une consommatrice devenue véhicule,
se trouvant ainsi dans une situation où ses avis et ses interprétations, souvent hors norme,
deviennent plus intelligibles. Sa courte expérience de la célébrité débute avec l'image d'un
dépassement de limites qui suggère la violence de ses éventuels mouvements transgressifs d'une
position de consommatrice à celle de véhicule : « Il n'était pas étonnant que Gracie fut surprise
et déconcertée, comme si on l'avait attrapée en train de briser cette énorme vitrine, quand M.
Blue Ribbon lui-même entra dans la cabane en demandant du poulet d'une voix forte et
dédaigneuse, seulement du blanc » (Fitzgerald, 1991, p. 275).
Ce bris de vitrine figuratif annonce le passage imminent du rôle de consommatrice au rôle
de véhicule et évoque le personnage de Rachel Bowlby faisant du lèche-vitrines. Gracie
commence à travailler au Blue Ribbon. Dès le départ elle envisage de tirer profit de la richesse de
cet endroit sans se retrouver liée par les limites qu'impose la loyauté à l'entreprise. À son
supérieur borné elle déclare: «J'aurais pris ce que je voulais et puis quitté cette boîte...
Comment savez-vous que je ne serais pas partie ? Je pense que je peux vous quitter si je veux »
(Fitzgerald, 1991, p. 276). Son insistance à vouloir montrer que sa volonté n'est ni comprise ni
assimilée par l'entreprise Blue Ribbon amène son directeur à la surnommer Miss Quit, c'est-àdire, Mademoiselle Démission. Cet surnom, qui correspond tellement à sa propre résistance,
apporte un contrepoint ironique au déroulement de l'histoire16.
Il se trouve que Gracie a la chance d'être embauchée comme vendeuse au Blue Ribbon au
moment où les élections pour la nouvelle Grande Reine de la Popularité vont commencer. C'est
un concours parrainé principalement par le magasin Blue Ribbon et organisé, comme tous les
vrais pseudo-événements, pour faire de la publicité aux entreprises qui le sponsorisent (Boorstin, 1961). M. Blue Ribbon a fait savoir en privé que « la nana qui représente ce magasin gagnera
le concours ». S'ensuit un processus de vote que les Fitzgerald décrivent plus comme sordide et
hasardeux que démocratique. Gracie remporte les suffrages du magasin et Miss Quit devient
Reine de la Popularité. Dans son nouveau rôle, elle présidera au carnaval d'hiver et aura un rôle
dans un film en préparation, New Heidelberg, the Flowery City of the Middle West.
Des difficultés techniques humiliantes et un manque incontestable d'admiration de la part
de la foule perturbent sa participation à la parade du carnaval. Néanmoins, la vraie déception de
Gracie vient d'emblée, au moment de la projection de ses débuts au cinéma, lorsqu'elle découvre
que son travail en tant que première reine de New Heidelberg n'apparaît que dans le prologue
et que Mademoiselle Virginia Blue Ribbon, lafilledu magnat, est la véritable star du film. Décrite
comme une jeune femme moderne en manteau de fourrure, et présentée dans le générique
comme le symbole de la reine d'aujourd'hui, Virginia est la Nouvelle Femme de cette histoire,
annoncée dans les discours populaires des années vingt comme la messagère et le symbole de la
modernité (Fass, 1977). Puisque Zelda Fitzgerald elle-même a écrit des articles de magazine dans
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lesquels elle chante les louanges de cette figure de l'âge moderne (de manière assez mitigée tout
de même, comme nous le verrons plus tard), il est intéressant de noter qu'ici la jeune femme,
symbole même de la mode, est entièrement au service et sert de prolongement aux pouvoirs
hégémoniques en place, et qu'elle n'est en aucun cas une force libératrice ou contestataire dans
l'histoire. La distinction entre Gracie et Virginia vient des privilèges de classe.
Dans sa diatribe contre les mannequins dirigée contre les publicitaires de l'agence J. Walter
Thompson en 1928 évoquée précédemment, l'incapacité d'Edward Steichen à définir le problème insoluble posé par les mannequins trouve un début de réponse dans le fait qu'il s'agit d'un
problème de classe. « Depuis longtemps je suggère à Vogue de faire plus d'efforts... pour amener
des femmes de la haute société à poser pour les photographes... Elles portent leurs vêtements
avec plus de logique. Un grande nombre de mannequins sont des filles très jolies, mais quand
elles s'habillent elle ne se sentent pas à l'aise dans ces vêtements ».
Les propos un peu incohérents de Steichen s'éclaircissent lorsqu'il explique, en bref, qu'on
ne peut réussir à dissimuler son statut social. Gracie est furieuse à l'idée que l'ineffable je ne sais
quoi du statut social puisse orienter le processus des élections et qu'après tout cela, Virginia est
la reine du film à sa place. « Alors, la rage donne à Gracie de la dignité et elle se laisse aller ».
Elle-même fait sensation dans le hall bondé du magasin quand elle affronte M. Blue Ribbon en
personne, s'attaquant avec une justesse terrible à sa motivation primaire : l'aspect économique.
Elle hurle : « Je pense que le film est mauvais et je ne paierai pas un centime pour voir quelque
chose d'aussi mauvais ». Plus tard dans la soirée, avec Joe Murphy, le jeune assistant du film qui
l'aide à prendre une revanche monumentale, elle exprime sa révolte verbalement et explicitement en termes de droits du consommateur et de procédures politiques : « Attends que les gens
qui m'ont élue reine voient ce qu'ils ont fait à ce film ! Ils se réuniront et n'achèteront plus jamais
rien chez lui »17.
Mais plutôt que d'organiser un boycott, ils s'associent au directeur du film, un homme
créatif, insatisfait et nerveux (qui doit symboliser ce que Scott craignait pour lui-même s'il
continuait de travailler à Hollywood), pour saboter et refaire le film. A la présentation de New
Heidelberg, the Flowery City of the Middle West, le public progressivement se rend compte que
le film a été terriblement modifié et que Gracie Axelrod en est devenue la vedette. Le magasin
Blue Ribbon, jusqu'alors une entreprise ayant su monopoliser l'accès à la production médiatique
en faveur de ses propres intérêts, est devenu le sujet de dérision du film. Des scènes totalement
nouvelles ont été hâtivement rajoutées et produisent ainsi un effet hilarant. Des prises de vue de
Virginia ont été enlevées et de nouveaux titres rajoutés : « Mademoiselle Gracie Axelrod paraît
ici plus mince parce qu'elle porte un bien meilleur corset que ce que vous pourrez jamais acheter
chez Blue Ribbon ! » (Fitzgerald, 1991, p. 290).
L'insurrection révolutionnaire et désopilante du véhicule fait revivre ici un public de
culture populaire, habitué à une passivité muette devant l'écran. Tout au long du film, le public
étonné sursaute, ricane, chuchote, gronde, rugit et se laisse aller finalement à un chahut total en
poussant des cris de fureur, réclamant plus de Gracie ! Le fait de donner la parole à un public de
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La mise en scène des femmes dans la publicité
consommateurs habituellement silencieux, dont Gracie elle-même est issue, est peut-être le
coup de grâce de son insurrection de véhicule. Our Movie Queen se termine seulement un ou
deux paragraphes après cette scène culminante. On apprend que le réalisateur du film (après un
bref séjour dans un asile psychiatrique !) poursuit une carrière lucrative, que Joe Murphy se
marie avec Gracie, et qu'elle-même retombe dans le rôle de consommatrice, tout en gardant une
interprétation énergique et cynique de tout ce qu'elle consomme avec tant d'avidité. En fait le
statu quo se rétablit. Mais quand cette foule s'était mise à exploser, lorsque Gracie essayait de
devenir célèbre à tout prix, on pouvait entendre, pour une fois, le travail vivant mais caché de
braconnier ou de réception créative qu'elle-même personnifie et qui fait partie de la consommation quotidienne (de Certeau, 1984, p. xn).
NOTES
1. Carol Merrill figure régulièrement dans l'émission de jeu télévisé The Wheel of Fortune (La Roue de la Fortune)
où elle accompagne les prix.
2. Pour une discussion sur les regards des femmes sur d'autres femmes voir Charlotte HERZOG, « Powder Puff
Promotion : The Fashion Show-in-the-Film », in Fabrications : Costume and the Female Body, Jane GAINES and
Charlotte HERZOG (eds.), New York, Routledge, 1990, p. 134-159.
3. Le véhicule peut être étudier avec le fétiche. Je propose ici de considérer la femme comme un « véhicule ». On
pourra lire les travaux d'Emily Apter qui analyse la femme en tant que fétiche. Celui d'Apter, comme le véhicule
de Richards, a la capacité de devenir un élément moteur et est capable de remettre en cause les paradigmes
dominants. Emily APTER, Feminizing the Fetish : Psychoanalysis and Narrative Obsession in Turn-of-the-Century
France, Ithaca, Cornell University Press, 1991.
4. Richards décrit aussi plusieurs aspects du travail véhiculaire dans le langage : « Une division très claire peut être
faite entre les métaphores qui travaillent à partir d'une ressemblance directe entre deux choses, le ténor et le
véhicule, et ceux qui travaillent à partir d'une attitude partagée que nous pouvons avoir envers les deux, souvent
pour des raisons aléatoires. La distinction n'est ni finale ni irréductible, évidemment. Il y a tellement de problèmes
d'interprétation qui surviennent parce qu'on s'imagine que si un mot marche d'une manière, il ne peut marcher
d'une autre et avoir une autre signification en même temps » (RICHARDS, 1936, p. 118-119).
5. Sur la régulation des mœurs de l'époque parmi les jeunes voir Paula FASS, The Damned and the Beautiful :
American Youth in the 1920's, New York, Oxford University Press, 1977, p. 260-290.
6. Voir « Skyscraper Clothes » by Frances MCFADDEN, Ladies Home Journal, octobre 1928, p. 49. Voir aussi les
nouveaux vêtements de Manolo sur ce thème du pont de Brooklyn : Amy M. SpiNDLER, « Manolo's Ode to
Brooklyn Bridge », New York Times, 14 avril, 1994, B4.
7. « The Long Twenty-Nine » publicité pour Pond's Cold Cream, Punch or the London Charivari, 13 juin 1928, xvii.
JWT Archives, Accounts, Duke University.
8. Voir Susan PORTER BENSON, Counter Cultures : Saleswomen, Managers, and Customers in American Department
Stores, 1890-1940, Urbana, University of Illinois Press, 1986, p. 137. Elle cite ici « Train the Salespeople », Dry
Goods Economist, 65 (3 dec. 1910), p. 45.
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Simone Davis
9. Sur l'objet petit a, voir Jacques LACAN, « God and the Jouissance of The Woman », « A Love Letter » and « Seminar
of 21 January 1975 », in Feminine Sexuality : Jacques Lacan and the école freudienne, eds. Juliet MITCHELL &
Jacqueline Rose, New York, Pantheon, 1982. Les autres références à Lacan sont tirées de ce texte. Voir aussi
Jacqueline ROSE, « Introduction II », in Feminine Sexuality, p. 48-50, et Slavoj ZIZEK, Looking Awry : An Introduction to Jacques Lacan through Popular Culture, Cambridge (MA), MIT Press, 1991, p. 11-12.
10. D'après Teresa Brennan, Lacan est trans-historique pour la majorité des critiques. Selon elle, il serait plutôt un
penseur de la conscience bourgeoise et de la formation du sujet bourgeois. D'où l'intérêt de l'œuvre de Lacan pour
la présente analyse. Voir Teresa BRENNAN, History After Lacan, New York, Routledge, 1993.
11. Voir Elaine Scarry sur le travail comme ce qui « résiste la représentation ». Resisting Representation, New York,
Oxford Press, 1994, p. 49-90.
12. American Weekly, 22 novembre 1925.
13. Il ne s'agit pas ici d'analyser la satire des provinces qui est très présente dans cette histoire.
14. Voir Struggles and Triumphs or Forty Years Recollections of F. T. Barnum, Buffalo, Warren and Johnson, 1872,
pour des descriptions sans fin des jeux publicitaires de Barnum. Voir aussi le film It (1928), dans lequel Clara
Bow, une vendeuse promise en mariage à son chef (à la différence de Gracie) garde son chapeau dans un papier
journal sur lequel figure une publicité pour le magasin qui porte le nom de son fiancé.
15. C'est exactement ce que fait Betty Lou Spence dans le film It. Voir Susan PORTER BENSON, Counter Cultures :
Saleswomen, Managers, and Customers in American Department Stores, 1890-1940, Urbana, University of Illinois
Press, 1986, p. 215 et Sumiko HIGASHI, Virgins, Vamps, and Flappers : The American Silent Movie Heroine,
Montréal, Eden Press Women's Publications, 1978.
16. Sur les « résistances » des vendeuses voir BENSON, Counter Cultures : Saleswomen, Managers, and Customers in
American Department Stores, 1890-1940, Urbana, University of Illinois Press, 1986, p. 227-282.
17. Sur les actions des consommateurs de l'époque voir Stuart CHASE, The Tragedy of Waste.
RÉFÉRENCES
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