Ce n’est pas ce qui se produit en général. Pour ne pas parler du judaïsme, plus souvent
critiqué qu’à son heure, les manifestations contre le pape Benoît XVI à Madrid montrent
qu’il est plus facile, plus courant, plus lâche enfin, de s’en prendre au christianisme qu’à
l’islam. Il est vrai qu’à Madrid, il s’agissait d’autre chose que d’une critique rationnelle et
libre. Les manifestants hostiles aux Journées mondiales de la Jeunesse ont moins manifesté
leur esprit libre que leur dépendance envers une vieille tradition espagnole et anarchisante
de haine envers une Église catholique longtemps liée aux secteurs les plus conservateurs.
Reste qu’on peut concevoir une justification de cette «concentration» de la critique sur
l’islam à condition de démontrer que ce dernier n’est pas la «religion d’amour de tolérance
et de paix» qu’il veut bien dire mais qu’intrinsèquement il est plus hostile à l’exercice de la
libre critique que, par exemple, le christianisme ou le judaïsme.
Deuxième manière d’outrepasser le droit à la critique: l’existence d’actes d’hostilité
envers les croyants musulmans. L’existence effective de ces actes d’hostilité (vandalisme
contre des tombes musulmanes, agression contre des mosquées) est pain bénit pour le
«politiquement correct». Celui-ci se manifeste en effet dans la confusion volontaire entre
l’exercice de la critique et les manifestations d’hostilité: je n’exerce que mon droit à une
pensée libre en éclairant un point d’histoire, même s’il n’est pas à la gloire du monde
musulman (je peux soutenir – à tort ou à raison – que la transmission des textes de
l’Antiquité grecque ne doit pas tout aux Arabes ou que les Occidentaux ne sont pas les seuls
à avoir pratiqué l’esclavage; je peux même critiquer la théologie musulmane – tout autant
que la chrétienne ou la juive). Pourtant, les tenants du «politiquement correct», à l’instar
des pétitionnaires fustigeant le médiéviste Sylvain Gouguenheim, parlent déjà d’«islamo-
phobie» à ce niveau alors qu’il devrait n’être applicable (nous n’avons pas dit «justifié»)
qu’à ce second niveau où l’on cherche à gêner ou à rejeter les croyants musulmans.
On notera enfin que l’on ne parle ni de christianophobie ni de judéophobie ni d’islamo-
phobie en évoquant les campagnes antireligieuses des systèmes totalitaires. Non sans raison
car c’est la religion en général, et non spécifiquement l’islam, qui était alors visée. Mais à tort
quand même car contre les illusions de la religion, Marx, Lénine et tout le courant commu-
niste, mais aussi le nazisme, ne se contentaient pas d’exercer leur droit de critique: ils cher-
chaient à lutter dans les faits contre les religions et les religieux. Ils dirigeaient contre eux la
critique des armes, pour paraphraser Marx, et non les armes de la critique. Les musulmans
auraient eu alors quelques raisons de parler d’islamophobie, les chrétiens de christiano-
phobie et les juifs de judéophobie… Certes, la critique antireligieuse existait, mais elle se
ramenait surtout à une propagande qui complétait la transformation effective du monde,
perçue comme condition sine qua non de la disparition des illusions religieuses.
La volonté de bouleversement social, la volonté de construction d’un homme nouveau
faisaient fi de ce que suppose l’exercice libre de la raison (précisément parce qu’il n’est
HISTOIRE &LIBERTÉ
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OCTOBRE 2011