J
E NE SUIS PAS RACISTE. Je me fiche de la couleur de la peau des gens. Je me souviens
que l’école communale de la République m’a «appris» qu’il existait quatre «races»
d’hommes dans le monde: les Blancs, les Noirs, les Jaunes et les Rouges. Cela me faisait
rêver à des pays lointains et cette affirmation racialiste quelque peu simpliste ne m’a pas
incité à penser que l’une d’entre elles surpassait les autres. Pas de racisme, donc.
La xénophobie m’est aussi étrangère même si, je l’avoue, certaines cultures, certaines
populations, du fait de mes connaissances, de mes voyages, de mes études, m’attirent plus
que d’autres. C’est grave, Docteur? L’avouer n’est-ce pas reconnaître un manquement au
«politiquement correct» qui exige aujourd’hui[1] une stricte égalité de tous? Tout juste,
n’est-ce pas? Mais ça devrait passer puisque je reconnais le caractère subjectif de cette affir-
mation d’une inégalité, non de fait mais de traitement de ma part, parmi les différentes
cultures.
Ce caractère subjectif ne constitue pourtant pas toujours une excuse. Parler d’«islamo-
phobie», c’est s’installer dans un champ affectif, psychologique et même psycho-patholo-
gique. On serait «islamophobe» comme on est claustrophobe, agoraphobe, etc. La folie
n’est pas loin, ni la maladie. Pourtant, autre chose que la maladie est en cause. On ne s’in-
digne pas de la maladie de quelqu’un. On la soigne. L’«islamophobie» est au contraire une
accusation grave qui peut conduire devant les tribunaux et elle est considérée comme la
manifestation, au mieux d’une vue erronée, au pire d’une haine, d’une agressivité envers
une partie de l’humanité. Nous voilà alors revenus aux alentours de la xénophobie voire du
racisme…
Il est probable que le terme d’«islamophobie» n’est pas apparu dans notre vocabulaire
par hasard et qu’il ne suffit pas, comme nous venons de le faire, de le prendre au pied de la
lettre pour en comprendre le sens, en le reliant en l’occurrence à une pathologie étrange et
problématique puisque moralement et politiquement condamnable.
LE « POLITIQUEMENT CORRECT »
Un monument du «politiquement correct»:
la dénonciation de l’islamophobie
par Pierre Rigoulot*
DOSSIER
N° 46
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*
Historien, directeur de l’Institut d’Histoire sociale.
1. Du temps d’Aristote le politiquement correct était de ne pas la reconnaître, cette égalité: l’esclave était un outil
animé… l’étranger un barbare, etc.
Saisir la finalité de l’introduction de ce terme dans notre vocabulaire n’est pourtant pas
simple. L’«islamophobie» n’est pas un terme de droit. Il n’est pas clairement défini. Il est
surtout présent dans des polémiques publiques où il sert d’arme pour «tuer» certains
discours tenus contre l’islam. Ainsi peut-on signaler la difficulté qu’il y a à s’interroger
ouvertement sur la nature dominatrice et exclusive de l’islam pour la bonne raison, souli-
gnée opportunément par la pensée «politiquement correcte», que cette religion serait celle
des «dominés».
C’est ainsi que ce terme d’«islamophobie» apparaît pour ce qu’il est: une arme d’inti-
midation voire de diffamation, terme illégitimement calqué sur celui de «judéophobie»
qui, lui, renvoie à une haine exterminationniste qui ne s’applique ni ne s’est jamais appliqué
aux musulmans (voir encadré page suivante).
Pourtant, la culture occidentale, la culture
française notamment, ne saurait s’arrêter à
de telles manœuvres et à de tels interdits.
Elle comporte une vieille tradition de
critique de toute religion. On peut
remonter à Épicure puis Lucrèce, évoquer
Spinoza, Voltaire et Diderot, d’Holbach,
La Mettrie et Renan. On peut évoquer
Marx et sa fameuse critique de la religion
comme l’envers d’un monde à l’envers…
Ce n’est pas tant l’islam en tant que tel qui
est critiqué dans cette tradition (encore
que les écrits de Blaise Pascal sur l’islam
feraient scandale aujourd’hui) que la reli-
gion en général, ses illusions, ses contes à
dormir debout, ses espoirs, sublimes mais
infondés et par-dessus tout, le danger
qu’elle représente pour l’esprit critique,
pour l’exercice libre de la Raison. La
critique antireligieuse n’est pas en effet un
simple trait culturel d’une population au
territoire limité dans l’espace. C’est une
manifestation de la liberté individuelle de chacun, ce sans quoi toute reconnaissance univer-
selle des droits de l’homme et toute opposition à la tyrannie n’auraient aucun sens.
Il est alors possible d’avancer l’hypothèse que la phobie n’est pas là où on le croit. Par
un mécanisme bien connu des psychanalystes, il est clair que l’accusation d’«islamophobie»
est motivée par la phobie des critiques envers l’islam. Ne supportant pas la critique de
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Pascal, Voltaire, Renan et d’autres encore…
l’islam ou, pour dire les choses autrement, ayant la phobie de toute critique envers l’islam
parce qu’on en est un fervent croyant ou parce qu’on est solidaire de ces fervents croyants,
on prête au critique de l’islam la phobie qu’on porte en soi, enveloppée en quelque sorte
dans la ferveur qu’on partage ou qu’on défend.
Ce droit à la critique peut être outrepassé de deux manières qui permettraient alors une
certaine compréhension envers l’usage de ce terme approximatif d’«islamophobie».
Première manière: la concentration exclusive de la critique antireligieuse sur le seul islam.
UN MONUMENT DU « POLITIQUEMENT CORRECT » : LA DÉNONCIATION DE L’ISLAMOPHOBIE
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DOSSIER
LA JUDÉOPHOBIE EXISTE, PAS L’ISLAMOPHOBIE
Le seul usage du terme d’islamophobie est une
arme d’intimidation et de diffamation. Ce terme a
été très astucieusement et perversement décalqué
de celui de judéophobie.
La judéophobie désigne la haine envers les Juifs en
tant que tels, une phobie telle qu’elle a conduit à
crier mort aux Juifs et à passer à l’acte d’extermina-
tion.
Ceux qui ont vu le film de Tarantino, Inglorious
Basterds, se souviennent de la scène dans laquelle
l’officier nazi chargé de trouver et d’assassiner les
Juifs qui se cachent expose doctement la similitude
entre l’horreur viscérale qu’inspirent les rats et celle
qu’inspirent les Juifs.
Cette phobie exterminationniste ne s’applique à aucun autre peuple, et évidem-
ment pas aux Arabes ou aux musulmans.
Le terme d’islamophobie est donc un abus de langage destiné à qualifier d’hitlé-
risme toute critique de la religion musulmane, ou de comportements et d’actions
associés à cette religion et à cette culture.
Nul ne sera taxé de judéophobie s’il critique la religion juive ou s’il se moque du
Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Aucune caricature de Moïse ne soulèvera le
moindre tollé.
Le droit de critiquer la religion juive (au risque de froisser ses fidèles) sans être
accusé de judéophobie devrait donc logiquement s’appliquer à l’islam.
Mais on doit également avoir le droit de critiquer certaines des mœurs issues
d’une religion. Les Israéliens favorables à la laïcité ne se privent pas de dénoncer
avec virulence les mœurs archaïques ou les actes fanatiques des Juifs religieux les
plus extrémistes. Nul ne pourra les traîner en justice pour judéophobie.
La même règle doit s’appliquer aux mœurs et aux actions issues de l’islam.
C’est donc bien un acte diffamatoire d’user du mot islamophobie qui consiste à
traiter toute critique de la religion musulmane, de certaines des mœurs issues de
l’islam, et des actes terroristes dictés par une certaine lecture du Coran, comme un
appel à la haine raciale et au crime de même nature que la judéophobie.
A.S.
Ce n’est pas ce qui se produit en général. Pour ne pas parler du judaïsme, plus souvent
critiqué qu’à son heure, les manifestations contre le pape Benoît XVI à Madrid montrent
qu’il est plus facile, plus courant, plus lâche enfin, de s’en prendre au christianisme qu’à
l’islam. Il est vrai qu’à Madrid, il s’agissait d’autre chose que d’une critique rationnelle et
libre. Les manifestants hostiles aux Journées mondiales de la Jeunesse ont moins manifesté
leur esprit libre que leur dépendance envers une vieille tradition espagnole et anarchisante
de haine envers une Église catholique longtemps liée aux secteurs les plus conservateurs.
Reste qu’on peut concevoir une justification de cette «concentration» de la critique sur
l’islam à condition de démontrer que ce dernier n’est pas la «religion d’amour de tolérance
et de paix» qu’il veut bien dire mais qu’intrinsèquement il est plus hostile à l’exercice de la
libre critique que, par exemple, le christianisme ou le judaïsme.
Deuxième manière d’outrepasser le droit à la critique: l’existence d’actes d’hostilité
envers les croyants musulmans. L’existence effective de ces actes d’hostilité (vandalisme
contre des tombes musulmanes, agression contre des mosquées) est pain bénit pour le
«politiquement correct». Celui-ci se manifeste en effet dans la confusion volontaire entre
l’exercice de la critique et les manifestations d’hostilité: je n’exerce que mon droit à une
pensée libre en éclairant un point d’histoire, même s’il n’est pas à la gloire du monde
musulman (je peux soutenir – à tort ou à raison – que la transmission des textes de
l’Antiquité grecque ne doit pas tout aux Arabes ou que les Occidentaux ne sont pas les seuls
à avoir pratiqué l’esclavage; je peux même critiquer la théologie musulmane – tout autant
que la chrétienne ou la juive). Pourtant, les tenants du «politiquement correct», à l’instar
des pétitionnaires fustigeant le médiéviste Sylvain Gouguenheim, parlent déjà d’«islamo-
phobie» à ce niveau alors qu’il devrait n’être applicable (nous n’avons pas dit «justifié»)
qu’à ce second niveau où l’on cherche à gêner ou à rejeter les croyants musulmans.
On notera enfin que l’on ne parle ni de christianophobie ni de judéophobie ni d’islamo-
phobie en évoquant les campagnes antireligieuses des systèmes totalitaires. Non sans raison
car c’est la religion en général, et non spécifiquement l’islam, qui était alors visée. Mais à tort
quand même car contre les illusions de la religion, Marx, Lénine et tout le courant commu-
niste, mais aussi le nazisme, ne se contentaient pas d’exercer leur droit de critique: ils cher-
chaient à lutter dans les faits contre les religions et les religieux. Ils dirigeaient contre eux la
critique des armes, pour paraphraser Marx, et non les armes de la critique. Les musulmans
auraient eu alors quelques raisons de parler d’islamophobie, les chrétiens de christiano-
phobie et les juifs de judéophobie… Certes, la critique antireligieuse existait, mais elle se
ramenait surtout à une propagande qui complétait la transformation effective du monde,
perçue comme condition sine qua non de la disparition des illusions religieuses.
La volonté de bouleversement social, la volonté de construction d’un homme nouveau
faisaient fi de ce que suppose l’exercice libre de la raison (précisément parce qu’il n’est
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qu’exercice de la raison): la liberté reconnue au croyant de pratiquer sa foi, en même temps
que mon propre droit à le critiquer.
Mal défini, instrument de lutte plus que de connaissance, le terme d’«islamophobie»
suppose bien souvent une projection par le croyant de sa propre conduite phobique – une
conduite qu’on retrouve dans toutes les religions – sur le non-croyant. Pour ce dernier, à
moins de ne pas s’être détaché tout à fait des croyances religieuses, il n’y a pourtant pas
matière à phobie ou tabou car le sacré n’a pas cours à ses yeux. Ce que le croyant appelle par
exemple «blasphème» n’est pour le non-croyant que l’expression de sa critique rationnelle
au nom d’autres valeurs et d’abord au nom de la liberté.
Où la dénonciation de l’islamophobie apparaît d’abord comme la légitimation de l’ex-
tension du point de vue du croyant hors de sa sphère individuelle ou hors de la sphère de
la collectivité des croyants.
La critique menée sous la bannière du refus de l’«islamophobie» peut se comprendre:
elle vise à prévenir l’extension d’une critique intellectuelle envers les idées de l’islam (qui
nous paraît légitime) à une sphère plus large touchant les individus vecteurs de cette
croyance avec les risques que cela suppose de racisme, de discrimination, d’exclusion,
d’hostilité, etc. Mais en amalgamant les deux niveaux, cette approche rend périlleuse, au
nom du «politiquement correct», toute critique des idées religieuses, en particulier de
l’islam. Elle attribue même un caractère antireligieux qu’elle n’a pas à toute critique,
réserve, désaccord touchant au milieu concerné par les idées religieuses en cause. En
découle la difficulté voire l’impossibilité à parler d’origine ethnique, d’immigration, de
certains traits culturels discutables, comme la polygamie, etc.
Certains courants intégristes voudraient bien aller plus loin, évidemment, que le «poli-
tiquement correct» diffus existant actuellement et souhaitent l’utilisation officielle de ce
terme d’«islamophobie». Les réticences sont heureusement fortes. En France, la CNCDH, la
Commission nationale consultative des droits de l’Homme, a dénoncé cette tentative
«d’obtenir la requalification du racisme anti-maghrébin en « islamophobie » pour mieux
tirer bénéfice des frustrations, jouer sur les replis identitaires religieux de la population
d’origine maghrébine et faire du religieux le critère absolu de différenciation, de partage».
UN MONUMENT DU « POLITIQUEMENT CORRECT » : LA DÉNONCIATION DE L’ISLAMOPHOBIE
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