les grands empires de l`orient : l`egypte

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LES GRANDS EMPIRES DE L'ORIENT : L'EGYPTE
A la fin de l'âge de la Pierre, nous sortons de la Préhistoire et entrons dans l'âge des Métaux. La
documentation est plus abondante. Très tôt nous disposons d'écritures compliquées, mais déchiffrées,
qui permettent de mieux assurer nos vues sur l'évolution religieuse.
D'IMMENSES EMPIRES DESPOTIQUES
La découverte de la métallurgie du cuivre, puis surtout du bronze marque une nouvelle étape dans les
potentialités des collectivités néolithiques. Des instruments aratoires métalliques permettent
d'augmenter la production et il en résulte un essor démographique ; un armement en bronze se révèle
aussi plus efficace et les problèmes de défense prennent une acuité nouvelle et exigent la constitution
d'États plus forts, plus structurés. L'analyse montre que de nouvelles formes religieuses se mettent en
place, mais dans une continuité évidente avec le passé de l'âge de la Pierre.
Même une étude sommaire contraint à envisager deux cas différents, qui se caractérisent d'ailleurs
tous deux par le caractère monarchique du pouvoir. Aux grands empires du Moyen-Orient s'opposent
les petits royaumes maritimes dont la Crète fournira un exemple typique.
Dans la vallée du Nil, comme, dans une moindre mesure, dans celles du Tigre et de l'Euphrate, se
constituent d'immenses empires. On en voit bien la création en Égypte à partir des communautés
néolithiques qui forment des unités de plus en plus vastes : les rapports de force entre communautés
voisines, renforcées par un armement métallique, entraînent la conquête des petites par les grandes ;
dans un second temps se constituent des entités plus vastes, les nomes (provinces) ; troisième temps
: l'unification se fait au profit des deux royaumes du Nord et du Sud entre lesquels c'est la guerre ;
l'unité définitive de toute la vallée du Nil s'opère au profit du roi du Sud, victorieux, qui porte désormais
la double couronne, blanche et rouge, de la Haute et de la Basse Égypte : c'est le premier pharaon de
la Ière dynastie (vers 3150).
Nous assistons à la première création, dans l'histoire de l'humanité, d'États d'une telle superficie. On a
pensé qu'on pouvait en rendre compte non seulement par les rapports de force entre des collectivités
de plus en plus élargies de la Pierre, mais aussi par les nécessités de l'irrigation dans des vallées
inondées, imposant une organisation globale sur une vaste surface : explication hydraulique dont il
faut tenir compte, sans en abuser.
LE PHARAON DESPOTE CHARISMATIQUE
Il est plus raisonnable de nous concentrer sur l'Égypte pour mieux analyser le fonctionnement de la
religion dans un empire despotique démesuré. Des études portant sur la Mésopotamie, voire sur «la
civilisation de l'Indus» dite de Mohendjo-Daro, aboutiraient à des conclusions différentes, mais très
similaires.
Le pharaon ne peut régir et exploiter de si vastes territoires qu'en imposant un pouvoir absolu à ses
sujets, dont il requiert l'obéissance totale en tant que dieu lui-même. Les titres qu'il revêt sont très
signifiants de ce point de vue. Dès le 1er souverain de la 1ère dynastie, il porte le nom d'Horus, fils du
roi Osiris et sans doute originairement dieu du Ciel avec comme yeux le Soleil et la Lune. A partir du
5e roi de cette dynastie, il est «roi de Haute et de Basse Égypte», vocable unitaire renforcé par le nom
de Nbty («les deux déesses», le vautour du Sud et le cobra du Nord). Sous la 3e dynastie, il est
«Horus d'or», au début de la 5e «fils de Rè» (le dieu Soleil). Connotations d'une richesse multiple qui
l'unissent à un vécu religieux très ancien. Plus tard, il est fils d'Amon, un dieu dynastique qui n'hésite
pas à féconder de son sperme sacré l'épouse du souverain. On connaît les railleries des soldats
macédoniens d'Alexandre le Grand venant de conquérir l'Égypte, quand, en vrai pharaon qu'il était
devenu, Alexandre se fit traiter par les prêtres de «fils d'Amon», semblant renoncer ainsi à son père
humain Philippe II, dont ils vénéraient la mémoire...
Contrairement à la Mésopotamie où le monarque ne se veut que le vicaire des dieux sur terre,
commissaire ou préfet, c'est en Égypte une véritable théocratie. Non seulement le pharaon est
l'intermédiaire obligé entre ses sujets et les dieux - dont il est le seul à pouvoir obtenir les bienfaits qui
comblent son peuple, notamment des crues abondantes -, mais il est dieu lui-même, possesseur de la
terre d'Égypte qui lui a été donnée par Horus et en particulier libre de la faire cultiver par les paysans.
Toute désobéissance s'avérerait comme un crime de lèse-divinité et remettrait en cause l'ordre
cosmique.
L'Égypte, une longue et étroite vallée entre deux déserts, ne peut être tenue en mains que par une
structuration forte du pouvoir. A cette fin, le pharaon dispose de deux hiérarchies qui lui permettent de
tout connaître et de tout gérer, jusqu'au travail des dépendants paysans qui cultivent la terre pour lui
et vivent dans une condition misérable, puisqu'on ne leur laisse guère que le strict minimum pour
nourrir leur famille. D'une part, l'administration, qui est entre les mains des scribes, seuls capables
d'utiliser ce merveilleux instrument de gestion qu'est l'écriture, inventée presque en même temps en
Mésopotamie et en Égypte dès le début de l'âge du Bronze. D'autre part, les prêtres, qui, d'un bout à
l'autre du pays, rendent aux dieux le culte au nom du pharaon, dont ils ne sont que les modestes
représentants, même s'ils se situent dans les sommets de la hiérarchie ecclésiastique, tel «le premier
prophète d'Amon» à Thèbes. Les uns organisent le pouvoir et l'exploitation, les autres les justifient
grâce à l'incomparable secours de l'imaginaire.
Le pharaon est un personnage éminemment charismatique, en tant que relais unique des faveurs
divines. La stèle du mariage de Ramsès II est un texte remarquable qui insiste sur ses rapports avec
le dieu-soleil Rè : «Rè se lève dans l'horizon chaque jour pour entendre toutes ses prières. Le roi de la
Haute et de la Basse Égypte lui dit chaque fois qu'il brille : «Qu'y a-t-il dans ton cœur, afin que je
l'accomplisse pour toi ? Les paroles que le roi prononce sur la terre sont entendues dans les cieux».
Ces rapports sont tellement étroits qu'ils prennent une nature hiérogamique. Au IIe millénaire
apparaissent des textes qui montrent les relations charnelles entre Amon et la reine, qui font de
l'enfant qui va naître de leurs étreintes un vrai fils de dieu. Voici comment est chanté l'amour d'Amon
pour la reine Aakmosé : «A l'odeur du dieu elle s'éveilla et sourit à Sa Majesté. Aussitôt il se dirige
vers elle, brûle d'amour pour elle et lui exprime son désir... Son amour pour lui pénétra dans son corps
à elle... Après que la Majesté du dieu eut accompli tout ce qu'il désirait faire avec elle, Amon lui dit :
«Hatchepsout est le nom de cette fille que j'ai mise dans ton corps».
DIEUX ET STRUCTURES DU PANTHEON
Le panthéon marque une continuité évidente avec le passé du Prédynastique (4600-3150) : sur les
palettes de schiste tardives de la vallée du Nil on voit des animaux incarnant les dieux : l'ibis de Thot,
le faucon d'Horus ; émergent aussi le dieu-faucon et la déesse-vache. Mais on peut annexer des
documents sahariens antérieurs fournis par l'art pariétal néolithique de la zone vallée du Nil + Sahara
oriental. La «Dame blanche» ou déesse cornue d'Aouanrhet (5e millénaire), le corps couvert de
scarifications, danse et sa tête dotée de cornes surmonte un champ de céréales d'où tombent les
grains. N'est-ce pas une préfiguration très ancienne d'Isis ? Et que dire de la mystérieuse «Antinéa»
de Jabbarem (4e millénaire) agenouillée avec sur la tête un motif qui sera celui du pschent ? Tous les
documents qui montrent des relations très anciennes avec l'Afrique noire sont à retenir, car ils
confirment l'hypothèse qu'un fonds néolithique africain immémorial a perduré du Niger au Nil, avec
des degrés divers d'élaboration : mythes de l'antagonisme de Ciel et Terre qui se termine par leur
séparation ; création de l'univers par le Verbe ; similitudes de vocabulaire pour tout ce qui touche au
répertoire cosmique...
En conservant ce riche passé néolithique, se structure un panthéon original dont on a pu dire qu'il est
le reflet dans le surnaturel de la cour pharaonique. Plusieurs remarques peuvent être présentées :
- le Soleil domine la mythologie et le panthéon, comme il est naturel dans une vallée où il règne en
maître. C'est lui qui a créé le monde en se tirant lui-même au-dessus du magma liquide originel.
Ensuite, il y a un processus de solarisation qui identifie Rè à bien d'autres divinités, dont Horus et
Amon ;
- l'évolution va, depuis l'Ancien Empire, vers des dieux moins animaux, plus proches de l'homme
donc, même s'ils gardent souvent un caractère zoomorphique qui passe pour caractéristique de
l'Égypte ; à l'époque hellénistique, il y a au reste un retour en force retro des cultes des animaux ;
- chaque figure divine a des fonctions bien définies et s'intègre dans un couple dieu/déesse de nature
évidemment hiérogamique ;
- les dieux habitent dans les sanctuaires qui se multiplient et deviennent de plus en plus grandioses.
On les y installe dans l'endroit le plus inaccessible, sorte de saint des saints, où de grandes statues
les incarnent. Elles ont les mêmes besoins que les hommes. Donc chaque jour on les éveille, on les
vêt, on les nourrit. C'est le culte quotidien, mais il y aussi des fêtes superbes, mensuelles ou
annuelles. On ne néglige pas d'assouvir leur sexualité : ainsi chaque année l'Horus d'Edfou va visiter
et aimer son épouse, l'Hathor de Dendéra.
Naturellement, sur 35 siècles d'histoire égyptienne, des évolutions profondes se sont accomplies.
Amon, un dieu-bélier très obscur (qu'on a pu comparer à des dieux-béliers africains) prend une
personnalité plus nette avec le Moyen-Empire et l'énergie de ses prêtres de Thèbes fait vite de lui la
plus importante des divinités, ce qui permet de comprendre que Hérihor, son premier prophète, puisse
s'emparer du pouvoir royal dans un véritable golpe en 1080.
De fait ces évolutions traduisent bien le rapport des forces dans le palais : Aménophis IV, «le roi ivre
de dieu», essaie, vers 1370, de réagir contre l'insupportable pouvoir des prêtres ; il fait remplacer le
nom d'Amon par celui d'Athon (le Soleil en tant que simple disque céleste, accessible donc à toutes
les adorations, même celles des sujets les plus lointains du pharaon). Mais l'œuvre de ce grand
mystique, auteur d'un magnifique hymne à Athon, ne lui survit pas et la faiblesse de son successeur,
Toutankhamon, un enfant, permet au clergé de récupérer ses richesses et son pouvoir, en restaurant
le culte d'Amon.
Veut-on mesurer les différences entre la religion lourdement structurée de l'époque pharaonique et
celle du Néolithique ? On constate que l'hiérogamie subsiste comme moteur fondamental et qu'elle
est même nécessaire, non seulement entre les dieux, mais par exemple entre le dieu Amon et
l'épouse du roi, qui doit porter en elle le fruit de ses étreintes divines.
Le rôle de la Déesse-Mère est-il, comme on l'a supposé, moins perceptible qu'à l'époque des premiers
paysans ? Cela n'est pas évident. Au surplus l'enfant-dieu mort et ressuscité éclate dans la riche
personne d'Osiris.
LA FAMILLE OSIRIENNE
De fait il est indispensable de faire une place à part à la famille osirienne. Le mythe met en place
quatre frères et sœurs, formant ensemble deux couples hiérogamiques, qui s'opposent comme le Bien
et le Mal. A réduire à l'essentiel un mythe profus, rappelons qu'Osiris est mis à mort et dépecé par son
frère Seth, mais que son épouse passionnée récupère les morceaux et lui redonne vie - au moins une
vie souterraine comme roi pieux et juste des Enfers - et qu'elle se fait féconder par lui de manière
posthume en montant sur lui en faucon. De ces étreintes naît Horus.
C'est un mythe si riche qu'on hésite à le commenter. Il unit certainement des rois mythiques, mais
quelque peu historicisés dans les récits des luttes entre le Sud et le Nord, à une structure ancienne,
purement idéale, qui transcrit à l'égyptienne les réalités fantasmatiques de la Sainte famille. De fait,
Osiris est un dieu à passion, lié étroitement à toutes les résurrections : un dieu de la crue, un dieu
agraire (d'où le joli rituel du jardin d'Osiris où l'on hâte en l'arrosant la poussée du blé semé à son
image) un dieu du Soleil, un dieu de la Lune, un dieu de l'étoile Orion, un dieu des morts. Il est lié à
tous les cycles de la Nature et de la vie humaine et il comprend d'autant mieux les hommes qu'il a
souffert comme eux, connu la haine meurtrière de son frère, connu la mort.
Le mythe d'Isis et Osiris est particulièrement touchant. Il met en scène, non une Mère asiatique aux
inextinguibles ardeurs, mais une épouse aimante et fidèle. C'est sans doute pourquoi il sera appelé à
une très longue destinée et que les derniers conquérants de l'Égypte, les Grecs et les Romains,
l'assumeront largement pour satisfaire leurs besoins émotionnels.
Encore faut-il descendre d'une génération. Horus est lui aussi un enfant-dieu dont les enfances sont
très difficiles, même s'il ne connaît pas le trépas ; il féconde sa mère, dont il a quatre fils ; son épouse
Hathor semble parfois être conçue comme sa mère. La puissance de la Maternité, de la Fécondation
opérée par un dieu-fils - dont les rapports avec sa mère et sa femme sont très ambigus - n'est pas
près de disparaître.
DE VASTES SOMMES THEOLOGIQUES
Parallèlement, on assiste à la structuration du panthéon en de vastes synthèses : elles apparaissent
dès le début de l'Ancien Empire, ce qui implique la réutilisation d'éléments très anciens. Chaque grand
sanctuaire se dote ainsi de sa propre somme théologique que créent, pour la gloire de leurs dieux,
des prêtres d'une rare subtilité, élevés dans les mamisis («maisons de la naissance») qui sont de
véritables bibliothèques et centres de recherche. La plus remarquable est sans doute celle qui
s'élabore à Héliopolis autour d'Atoum, le disque solaire à l'état pur. En trois temps, une ennéade
(ensemble de neuf divinités) construit l'univers divin :
- Atoum se sort du magma liquide originel et, par son crachat ou son sperme ou sa parole (première
expression du Verbe créateur de saint Jean), crée le premier couple divin, Shout (l'Air) et Tefnout
(l'Humidité) ;
- les copulations de ce couple engendrent Geb (la Terre) et Nout (le Ciel), la Terre étant ici
exceptionnellement un dieu et le Ciel une déesse ;
- enfin vient la naissance des quatre dieux du cycle osirien qui forment eux-mêmes deux couples où
s'unissent un frère et une sœur, Osiris et Isis, Seth et Nephthys.
L'ensemble est incohérent, qui réunit en une structure unique cinq dieux cosmiques, organisateurs de
la genèse du monde, et les héros - en partie historiques - d'un mythe royal du pouvoir autour d'Osiris,
tué par son méchant frère Seth, mais qui ressuscite pour régner sur les Enfers. Cette incohérence
même est d'autant plus opératoire qu'elle concatène les forces cosmiques primitives et les pharaons
des dynasties historiques identifiées avec Horus, le fils posthume d'Osiris et d'Isis.
Mais d'autres synthèses ne manquent pas d'intérêt. Dans leur multiplicité elles témoignent tant d'une
merveilleuse sensibilité créatrice que de la force des besoins d'explication cosmogonique d'une
société en pleine mutation avec l'émergence d'un immense empire unifié. A Hermopolis, c'est une
ogdoade : huit dieux à tête de grenouilles et de serpents entourent le Soleil jaillissant d'un lotus et
représentent les étapes de la genèse de l'univers suivie d'un œil rigoureux avec une extraordinaire
sensibilité aux nuances :
Noun et Naunet (l'Océan primordial),
Houh et Hauhet (l'Eau qui s'agite),
Kouk et Kauket (l'Obscurité qui précède le Soleil),
Niaou et Niat (le rôle créateur du Soleil).
Mais ici aussi une tendance profonde se manifeste à ne pas accepter sans modification les créations
des prêtres métaphysiciens ; le dernier couple hiérogamique est parfois remplacé par Amon et
Amaunet, ce qui introduit un dieu réel, Amon, dans des spéculations jugées sans doute trop
abstraites.
UN AU-DELA AVEC OSIRIS
Les croyances relatives à l'au-delà sont d'une prodigieuse complexité, mais vont dans le sens des
représentations optimistes des Néolithiques. Ce sont d'abord les pharaons et leur entourage qui sont
dotés de tombeaux exceptionnels où ils jouissent d'une éternité privilégiée : simples banquettes
(mastaba), puis impressionnantes pyramides à connotations solaires, enfin somptueux hypogées de
la Vallée des Rois et de la Vallée des Reines à Thèbes. Les corps des puissants de ce monde sont,
dès la 4e dynastie, momifiés selon des techniques qui sont en progrès constants et permettent de
rendre la dépouille humaine quasi imputrescible, la conservation du corps servant ainsi de support au
double (le ba, âme et le ka, double du corps et génie protecteur) qui survit pour l'éternité.
Les hommes du peuple, sans doute d'abord dotés d'une survie rudimentaire, se voient reconnaître
une éternité plus conforme à celle des Grands à partir de la Première période intermédiaire (21802040 avant notre ère), période si troublée d'où sont revendiqués de nouveaux droits religieux. Il y a un
royaume des morts, Enfers souterrains dits «Champs occidentaux» (le Soleil se couche à l'Occident),
où règne Osiris, lui aussi un mort ressuscité : il pèse leur âme et détermine ainsi leur sort. Les bons
connaissent une félicité incomparable : ils deviennent des «Osiris justifiés» et s'identifient ainsi avec le
dieu ; ils sont arrivés à un au-delà bienheureux où se couche un soleil qui ressuscite chaque matin.
Les paysans, si durement exploités, mais soumis aux lois du cosmos et du pharaon, ont accès à la
communion de la béatitude éternelle.
Les Grecs estimaient que les Égyptiens étaient les plus religieux des hommes : c'est ce que dit
Hérodote (2, 37). Il y a de fait une grandeur, une cohérence exceptionnelle dans leur imaginaire.
Même si les traditions néolithiques sont prépotentes, elles se systématisent en rapports étroits et
dialectiques avec la constitution d'un empire démesuré. Avec les grandes sommes théologiques on
est loin de la «pensée sauvage» des premières sociétés humaines. Peu à peu apparaît une rationalité
nouvelle, déjà sensible dans la lente création d'une métallurgie du bronze, qui suppose de longs
efforts suivis et une conception renouvelée de la causalité. Et qui ne l'est pas moins dans l'invention
de l'écriture hiéroglyphique (gravure sacrée) et du calendrier luni-solaire. L'écriture sert à rendre les
hommages légitimes aux dieux et aux pharaons qui les représentent sur cette terre, en même temps
qu'elle concourt à l'exploitation des travailleurs ; mais, en fait, ces deux finalités ne sont point
contradictoires, car ce sont les dieux eux-mêmes qui ont livré la terre d'Égypte aux descendants
d'Horus. Quant au calendrier, héritier d'observations millénaires, il fixe le cadre temporel - dominé par
la crue du Nil - des travaux des champs dans les conditions si spécifiques de l'inondation annuelle,
mais il est aussi l'ordo des fêtes où dieux et pharaons trouvent leur compte, tandis que le peuple jouit
de quelque répit et de quelque consolation dans la liesse à laquelle il est associé.
Ces instruments auraient dû être améliorés par la suite. L'écriture relève d'un système mixte où
chaque signe peut être pris pour sa valeur idéographique ou pour sa valeur phonétique ; elle est si
compliquée qu'on dut ajouter aux hiéroglyphes des signes spéciaux pour engager la lecture dans la
bonne direction ; son maintien permet à une classe de scribes d'avoir le monopole du temporel et du
sacré et de se perpétuer de génération en génération comme les seuls capables d'écrire, de lire et de
compter. Le calendrier mérite bien d'être appelé «le calendrier vague», car une erreur initiale dans le
comput des années le fait divaguer au cours des millénaires. Mais on ne dira jamais assez le rôle
qu'ils ont joué, au moment où ils furent créés. Les hiéroglyphes sont, comme l'indique leur nom en
grec, une écriture sacrée : inventée par le dieu-ibis Thot, spécialiste des activités intellectuelles, elle
sert à honorer les dieux, à louer les pharaons, à comptabiliser les tributs dus par les paysans. Le
calendrier est un instrument de domination cosmique, où est en cause «l'éternel retour» cher aux
travailleurs de la terre, le retour de l'inondation, le lever héliaque de Sothis (notre étoile Sirius), cadre
d'un accord entre la Nature et le pharaon qui joue de sa divinité pour imposer aux fellahs l'ordo des
durs travaux des champs et aussi la suite des fêtes du cycle végétatif qui leur apportent quelque répit.
Copyright CRDP de FRANCHE COMTE © 2003
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