Cigarette QS juin-juillet 2014_Layout 1 14-05-07 11:21 AM Page 46 mieux que des bonbons? De la fumée sans feu Un succès public retentissant. L’appui enthousiaste de très nombreux médecins et scientifiques. Pourtant, Santé Canada la déconseille. Que penser alors de la «vapoteuse»? Par Binh An Vu Van our cesser de fumer, Jean-François Tremblay avait tout essayé: patch de nicotine, Zyban, Champix, traitements au laser. Rien ne fonctionnait pour lui qui brûlait au moins un paquet par jour depuis 30 ans. En février 2012, pendant un voyage aux États-Unis, alors qu’il est à court de cigarettes, un collègue lui présente un étrange gadget: une cigarette électronique. À première vue, l’appareil rappelle une cigarette. Mais à son extrémité, la braise est remplacée par une ampoule DEL. Bien sûr, le dispositif ne consume pas de tabac; plutôt, un élément chauffant alimenté par une pile évapore un liquide contenant de la nicotine à partir d’une cartouche rechargeable. Les utilisateurs rejettent non pas de la fumée, mais de la vapeur. C’est pour cette raison qu’on dit d’eux qu’ils «vapotent». «À la première bouffée, mon cerveau P 46 Québec Science | Juin ~ Juillet 2014 Cigarette QS juin-juillet 2014_Layout 1 14-05-07 11:21 AM Page 47 LOUISE BILODEAU s’est illuminé, j’ai trouvé ça extraordinaire! explique Jean-François Tremblay. Aujourd’hui, le tabac ne fait plus partie de ma vie!» Chez lui, plus de mégots, de cendres ni de fumée, seulement des cartouches de nicotine. «J’ai retrouvé le plaisir de vapoter au lit avec ma conjointe. Grâce aux cartouches aromatisées, le matin, ça sent l’orange ou la menthe dans la maison.» Le phénomène est nouveau au Québec, mais en Europe, la « vapoteuse » a connu un succès éclair. Ils seraient déjà 10 millions d’utilisateurs, et 75% des fumeurs français l’auront essayée en 2014. La cigarette électronique a été inventée en Chine en 2002, par Hon Lik, un pharmacien, pour soulager son père mourant d’un cancer du poumon. Le gadget chinois a été repéré et perfectionné par des entrepreneurs états-uniens avant de conquérir l’Europe en 2005. Jean-François Tremblay : «Le tabac ne fait plus partie de ma vie.» Juin ~ Juillet 2014 | Québec Science 47 Cigarette QS juin-juillet 2014_Layout 1 14-05-07 11:21 AM Page 48 mieux que des bonbons? La cigarette électronique plaît de par son côté pratique mais, surtout, elle représente pour plusieurs médecins l’une des plus grandes révolutions du siècle en santé publique. En évitant de brûler des feuilles de tabac pour en extraire la nicotine, les vapoteurs n’inhalent pas de goudron ni aucune des quelque 4 000 substances chimiques issues de la combustion, dont des dizaines sont potentiellement cancérigènes. Les cartouches des vapoteuses contiennent principalement de la nicotine et des arômes, puis du propylène glycol, abondamment utilisé dans des produits pharmaceutiques et alimentaires ainsi que dans la « boucane » des spectacles. À l’Institut de cardiologie de Montréal, le docteur Martin Juneau, directeur de la prévention, observe quotidiennement les bienfaits de la cigarette électronique chez ses patients. « J’avais jeté l’éponge pour beaucoup d’entre eux qui me disaient : “Arrêtez de me soigner et laissez-moi fumer !” Grâce aux vapoteuses, j’ai les ai vus rapidement cesser. En tant que clinicien, je n’avais jamais vu d’aide à la cessation tabagique qui fonctionne aussi bien. » son retour au Québec, JeanFrançois Tremblay ouvre Vapoclub, un commerce de vapoteuses et de cartouches. Dans les prochains mois, il inaugurera cinq nouvelles boutiques et souhaite poursuivre avec une dizaine d’autres d’ici la fin de l’année. «Si vous pouviez entendre les commentaires de reconnaissance de mes clients ! Je reçois des cancéreux, des vieux, des femmes heureuses de pouvoir de nouveau embrasser leur mari», raconte passionnément Jean-François Tremblay. Malgré l’enthousiasme de ses clients, et de plusieurs médecins, les institutions canadiennes de santé publique se font prudentes. La cigarette électronique s’est répandue plus rapidement que les connaissances à son sujet. Peu d’études existent, ses effets à long terme sont inconnus et, À 48 Québec Science | Juin ~ Juillet 2014 «Nous pourrions être en route vers une i percée en santé publique qui favorisera l des maladies causées par la cigarette.» partout au monde, les législateurs cherchent la meilleure façon de la règlementer. Au Canada, les cartouches de nicotine sont soumises à la Loi sur les aliments et drogues. «À ce jour, il n’existe pas suffisamment de preuves qui permettent de dire que le bénéfice potentiel des cigarettes électroniques […] l’emporte sur les risques potentiels, nous répond par courriel Gary Holub, agent de communications à Santé Canada. Une compagnie devra fournir des preuves de sécurité, de qualité et d’efficacité avant que son produit soit approuvé. Sans ces preuves scientifiques, Santé Canada continuera de déconseiller l’utilisation de ces produits par les Canadien(ne)s.» À ce jour, aucun produit n’ayant été autorisé, il donc est illégal d’en commercialiser au Canada. Même son de cloche du côté de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), qui évalue la possibilité d’interdire les vapoteuses dans les lieux publics. «Nous ne disposons que d’une information partielle sur la cigarette électronique, résume la chercheuse Annie Montreuil qui a travaillé sur une recension de la littérature scientifique pour l’Institut. Nous ne connaissons pas les effets à long terme de ce produit.» Cette prudence est jugée excessive par de très nombreux médecins et cliniciens. «Je recommande un produit illégal pour que mes patients arrêtent de fumer. Estce que je manque d’éthique parce que je permets à mon patient de continuer à fumer autrement?» demande Martin Juneau. Comme lui, plusieurs scientifiques de renom, convaincus que cette nouvelle façon d’absorber de la nicotine est moins meurtrière que la cigarette traditionnelle, ont pris la parole. Récemment, le docteur Derek Yach, un des grands pionniers de la lutte contre le tabac à l’Organisation mondiale de la santé, écrivait en éditorial dans The South Africa Medical Journal que, grâce à la cigarette électronique, «nous pourrions Cigarette QS juin-juillet 2014_Layout 1 14-05-07 11:21 AM Page 49 cause une dépendance, ce qui a des conséquences économiques et peut entraîner des symptômes de sevrage.» De son côté, Alain Dagher, neurologue à l’Institut neurologique de Montréal et spécialiste des dépendances précise : «La dépendance elle-même n’est pas un problème si la substance n’a pas de conséquence néfaste sur la santé. Or, à notre connaissance, peu d’effets néfastes de la nicotine ont été documentés. Elle pourrait, par exemple, avoir des effets mineurs sur la pression artérielle.» algré l’interdiction de Santé Canada, des dizaines de commerces ayant pignon sur rue distribuent des cartouches de nicotine. JeanFrançois Tremblay est à présent en croisade pour vanter les avantages des vapoteuses et souhaite un dialogue avec Ottawa. Il n’est pas seul. En avril, une dizaine de médecins et spécialistes signaient une lettre ouverte à Rona Ambrose, ministre fédérale de la Santé, l’incitant à réviser la position du gouvernement sur la cigarette électronique. «Ottawa ne doit pas continuer à sous-entendre que la vapoteuse est dangereuse et à la rendre moins accessible que le tabac, ce qui favorise indirectement la vente de cigarettes», insiste Martin Juneau, un des signataires de cette lettre. Si la science ne fournit pas toutes les réponses sur les usages à long terme du niveau dispositif, «il faut opposer à cela la certitude des dommages causés par la cigarette », dit-il. Les scientifiques signataires recommandent également un encadrement de la production, de l’importation, de la promotion et de la vente de cigarettes électroniques. « Je ne crains pas la nicotine, mais les risques de contamination causés par les cigarettes importées de faible qualité», précise Martin Juneau. « Nous aimerions pouvoir produire ici, au Québec, des cartouches de qualité contrôlée, avec des quantités de nicotine contrôlées, dans un cadre industriel et non pas artisanal», insiste Jean-François Tremblay, qui se dit bientôt prêt à fabriquer ses propres cartouches. «Les effets à long terme de la nicotine ou du propylène glycol? Ces produits sont employés depuis des années, partout autour de nous, sans susciter ni remords ni crainte!» répond le docteur Gaston Ostiguy, directeur de la clinique d’abandon du tabagisme à l’Institut thoracique de Montréal. Considéré comme l’un des pionniers de la lutte contre le tabagisme, le pneumologue reçoit quotidiennement des patients Martin Juneau, directeur de la prévention à l’Institut de cardiologie de Montréal : «Beaucoup de mes patients me disent: “Arrêtez de me soigner et laissez-moi fumer.”» Il leur recommande aujourd’hui les vapoteurs. e importante a la réduction » être en route vers une importante percée en santé publique pour la réduction des maladies causées par la cigarette, grâce à un mouvement financé directement par les fumeurs, qui demanderait peu ou pas d’investissement de la part des gouvernements » . De la même manière, en mars, le Collège royal des médecins du RoyaumeUni recommandait aux professionnels de la santé d’encourager les fumeurs à essayer la cigarette électronique. Qu’en est-il de la nicotine? «La nicotine n’est pas cancérigène», répond André Castonguay, professeur retraité de la faculté de pharmacie de l’Université Laval, expert en toxicologie du tabac, qui a publié une centaine d’articles sur le sujet. «La question a été souvent posée et amplement étudiée pendant des décennies, poursuit-il. La réponse est claire : la molécule de nicotine elle-même ne présente pas les caractéristiques des substances potentiellement cancérigènes. Son principal inconvénient, c’est qu’elle ALAIN DÉCARIE M qui souffrent de graves troubles cardiovasculaires, respiratoires ou neurologiques causés par le tabac. Certains sont même en phase terminale. Souvent, ces gens ont tout tenté pour arrêter de fumer. «Je ne connais pas un seul patient pour qui la cigarette électronique n’a pas été utile. Certains ont réduit le nombre de leurs cigarettes, d’autres ont même complètement cessé de fumer. » Martin Juneau ajoute : «S’il y a des effets irritants à moyen terme, ils sont mineurs. Ce que nous voyons chez nos patients, c’est une amélioration de leurs capacités cardiaques et respiratoires. quelques mois après la transition. Et puis, s’il y avait danger, l’expérience européenne nous aurait envoyé un signal.» La principale crainte des opposants à la cigarette électronique est que la réapparition des cigarettes et de leurs saveurs séduisantes dans les lieux publics et chez les vedettes remette à la mode le geste de fumer et incite à nouveau les jeunes à consommer : «Nous avons peu de données concernant les effets de la cigarette électronique sur les jeunes. Peut-elle représenter pour eux une porte d’entrée vers le tabagisme? se demande Mario Bujold, directeur général du Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS). Nous voyons la promotion de la vapoteuse comme la réapparition des stratégies d’autrefois pour vendre du tabac, vendre un style de vie.» À cela, Martin Juneau répond en reprenant les données des centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) aux États-Unis, recueillies sur deux ans : les jeunes ne semblent pas fumer davantage, mais utilisent les vapoteuses comme substitut. «Aussi, ajoute-t-il, le tabagisme continue à décroître en Europe, malgré la popularité soudaine de la cigarette électronique.» Jusqu’à présent, les quelques études existantes semblent indiquer à tout le moins que la cigarette électronique offre une aide à la cessation tabagique équivalente aux approches conventionnelles. Mais les spécialistes reprochent à ces études la faiblesse de leurs protocoles de recherche, et soulignent qu’elles ont été menées sur d’anciens modèles de vapoteuses qui ne livraient pas la nicotine en quantités suffisantes. Cela dit, la cigarette électronique a déjà bénéficié de nombreuses améliorations techniques depuis son invention pour lesquelles les grandes entreprises de tabac investissent des millions de dollars. De son côté, JeanFrançois Tremblay souhaite développer de nouveaux liquides de cartouches à base de QS produits biologiques. ■ Juin ~ Juillet 2014 | Québec Science 49