dignité.
Il revient à ces deux penseurs majeurs que furent Kant et Hegel de nous avoir dit ce qu’il en était
de la dignité. Pour Emmanuel Kant (1724-1804),
tous
les hommes sont
dignes
et doivent être
respectés
. Le respect est le sentiment moral ; il s’adresse à tous les hommes (mais seulement
aux hommes…nous n’insisterons pas, car nous ne sommes pas entre vétérinaires) ; il ne
comporte pas de degré (si je n’admire ni n’aime également tel homme et tel autre, le respect que
je dois leur porter ne saurait en revanche différer).
Pourquoi ? Parce que le respect est « le tribut » que je dois payer à l’
Autre
en tant qu’il est
habité par la raison et la loi morale. Bien sûr, tous les hommes ne sont pas également à l’écoute
de la voix de cette loi morale et c’est pourquoi, je ne saurais les admirer tous également, ni les
avoir pour amis ; Mais cela ne laisse pas d’en faire des êtres de raison.
A la fameuse question : tous les hommes se valent-ils ? Notre auteur nous répond alors que
précisément, lorsqu’il s’agit de l’homme, il est toujours délicat de penser les choses en termes de
valeur :
les choses ont un prix, mais l’homme a une dignité.
Laquelle dignité ne comporte
ni degré ni partie : logique du tout ou rien, qui conduit Kant à reconnaître la même dignité à tous
les hommes, et aucune dignité aux choses et aux bêtes sans raison. On voit ici Kant renverser le
concept de dignité : d’abord aristocratique (« c’est l’homme très digne… ») ce concept devient
sous la plume d’Emmanuel Kant un concept démocratique. Tous les hommes sont dignes, en tant
qu’êtres de raison, et ils le sont également.
La langue courante hésite pourtant : on y affirme et que tout homme a une dignité, et que
certaines familles sont dignes, d’autres pas… Le concept de dignité discrimine, parfois ! Tel
pauvre aurait su garder sa dignité, tel autre pas ! Dire de même que cette vieille anglaise est
une femme très digne, c’est encore introduire des nuances, des différences de degré, entre le
plus et le moins digne. Au reste les dictionnaires nous proposent du mot dignité les synonymes
suivants : grandeur, majesté, componction, noblesse, et encore réserve, retenue. Or à l’évidence
grandeur, componction et plus encore noblesse et majesté ne saurait sans contradiction qualifier
tous les hommes
. Concept décidément fort délicat que celui de dignité, dont la démocratisation
est peut-être le geste fondateur de notre démocratie moderne.
Kant nous aide à échapper à ces difficultés en faisant dériver la dignité de l’homme de la simple
présence en lui de la loi morale ; or la loi morale parle dans le cœur de tout homme, elle habite
tout conscience « même la plus commune ». Voilà pourquoi tous les hommes (tous les êtres de
raison) sont dignes
2
. On peut donc bien estimer la valeur d’un tableau, d’un taureau sur la foire,
mais la dignité de l’homme est au-delà de toute estime. L’homme est hors de prix ; tout calcul
économique sur lui est une non reconnaissance de cette dignité. Bien sûr on ne saurait admirer
également tous les hommes, et seuls quelques-uns uns peuvent être pris pour exemples,
car
tous les hommes ne sont pas également dignes de leur dignité …
Mais on ne saurait confondre
admiration et respect
3
.
Il est donc capital de rappeler que pour Kant, l’âge, le sexe, la condition sociale, le passé, les
capacités intellectuelles de la personne ne font rien à l’affaire : tout homme possède de manière
intrinsèque, une dignité ; et tous les hommes sont également dignes. Notre auteur en déduit
l’idée selon laquelle il ne faut pas réduire un être à son crime, ni même à la somme de ses actes
(laïcisation de l’idée monothéiste selon laquelle juger un acte est humain, mais juger un homme
est divin) ; et nous invite à traiter autrui comme fin en soi, et jamais seulement comme moyen
(interdit de l’esclavage ou de toute autre forme de réduction d’autrui au statut d’instrument).La
prostituée a donc une dignité égale a celle de Madame De Bonne Famille, même si peut être elle
n’est pas tout à fait digne de sa dignité. Affirmer « j’ai ma dignité », c’est en quelque manière se
rassembler autour de quelque chose qui en soi est, sinon sacré, du moins indisponible ; c’est
faire valoir, en serrant les poings et les fesses qu’il y a en soi même quelque chose dont l’autre
ne saurait disposer à merci. On trouvera de tout cela une admirable illustration dans la nouvelle
de Maupassant,
la maison Tellier
: Ces dames de petite vertu, dans le train ou elles « prennent
contenance »
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, puis dans l’église où a lieu la communion solennelle, ne sont plus des corps à la
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Tous les hommes, mais aussi : seuls les hommes. Nous ne sommes pas entre vétérinaires, et n’insisterons donc pas sur ce point. Voir, pour approfondissement, le récent livre
d’Elisabeth de Fontenay,
le silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, p 517 à
527.
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Serait à faire une lecture kantienne du serment d’Hippocrate : en médecine, on doit soigner L’autre, on doit soigner tout homme. Un médecin républicain espagnol racontait un
jour que s’il avait eu à soigner un franquiste il l’aurait en effet soigné… avant de le faire fusiller
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Admirable expression ! Prendre contenance c’est bien se rassembler autour de ce qui est en soi, indisponible pour autrui ou devrait l’être : Une intériorité pure.