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limites et frontières dans les balkans,
de l’empire romain à nos jours
Professeur F. G. DREYFUS
Professeur émérite d’études européennes à l’université Paris IV-
Sorbonne. Ancien directeur de l’Institut d’études politiques de
Strasbourg, du Centre des études germaniques et de l’Institut des
hautes études européennes.
E   , il convient d’être conscient que presque toutes les fron-
tières des États balkaniques sont artificielles. Cela s’explique par l’histoire mouve-
mentée des territoires et des peuples de cette région, depuis l’époque romaine.
Les Balkans sont occupés par les Romains dès la fin du 1
er
siècle avant J.-C. Sous
le titre d’Illyrie et de Mésie, c’étaient des provinces impériales dès le temps d’Au-
guste et elles marquent les frontières de l’Empire le long de la Save et du Danube. À
la hauteur du Monténégro est apparue une nouvelle province, sénatoriale celle-là,
la Macédoine ; la province sénatoriale d’Achaïe avait pour limite une ligne allant de
Corfou aux ermopyles.
Dans les frontières de l’époque préottomane, au temps de Dioclétien (284-
305), les diocèses balkaniques de l’Empire romain portaient les noms suivants :
Dalmatie (dépendant de la préfecture d’Italie), Mésie, Dacie, Dardanie, Épire et
Macédoine (dépendant de la préfecture d’Illyrie). Il y avait aussi les diocèses d’Épire
ancienne, de essalie et d’Achaïe. Il n’est pas inintéressant de noter qu’aucun de
ces territoires ne marque une frontière contemporaine, à la différence de ce qui se
passe en Occident. Entre le diocèse d’Espagne et le diocèse de Vienne sur Rhône, la
limite est l’actuelle frontière entre la France et l’Espagne. Il en est de même entre la
préfecture des Alpes-Maritimes et les Alpes Cottiennes.
La seule limite balkanique qui demeure dans l’histoire est celle qui sépare le
diocèse de Dalmatie de celui de Mésie : c’est la limite actuelle entre le catholicisme
romain et le catholicisme orthodoxe. C’est grosso modo la frontière occidentale
de la Serbie d’aujourd’hui. Au temps de Dioclétien, il ne s’agissait que de limites
149
lE KOSOVO, lES BAlKANS Et l’EUROPE
François-Georges DREYFUS*
L’ , avec la bénédiction des Etats membres de
l’OTAN, du Kosovo en février dernier ne contribuera vraisemblablement pas à
stabiliser le monde balkanique déjà bien troublé. Il n’est pas inintéressant de no-
ter que cette autoproclamation coïncide presque avec le 90è anniversaire de la
Déclaration des 14 articles du Président Wilson. Elle est la conséquence dramatique
des utopies américaines. Pour des raisons ethniques et géopolitiques les Etats-Unis
et les occidentaux ont enlevé le Kosovo aux Serbes.
Le Kosovo pour les Serbes est un des hauts lieux de leur histoire. Il est un élé-
ment essentiel des royaumes serbes du XII au XIV siècle. C’est après la défaite
du Champ des Merles en 1391 que la Serbie est intégrée dans l’Empire ottoman.
Mais pendant deux siècles les souverains serbes ont couvert le Kosovo d’innombra-
bles églises et monastères qui sont pour la plupart des petits chefs d’œuvre et qui
soulignent la piété d’un peuple serbe qui sait que, du XIV au XX siècle, l’Eglise
orthodoxe était son seul protecteur contre l’occupant. Le Kosovo ne redevient serbe
qu’après la disparition de la Turquie d’Europe (Traité de Bucarest 1913). Le Kosovo
est alors peuplé de 60 % de Serbes et de 40 % d’Albanais. C’est l’administration
serbo-croate qui va permettre l’albanisation du Kosovo.
De 1918 à 1940, le Kosovo, ruiné par la Grande Guerre, voit nombre de ses
habitants serbes fuir les ruines et la misère vers les autres régions du royaume des
Serbes, Croates et Slovènes. En 1940 les Albanais représentent déjà un peu plus de
la moitié de la population. Leur poids va s’accentuer pour des raisons très simples :
leur taux de fécondité est alors d’un tiers supérieur à celui des Serbes. Aujourd’hui
les diérences de taux sont encore plus grandes : en Albanie le taux de fécondité est
de 2,6, celui des Serbes de 1,4.
Mais au delà des raison naturelle, il y a des raisons politiques. De 1941 à 1944,
les autorités fascistes italiennes envoient des Albanais coloniser le Kosovo. De plus,
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concernant une ethnie homogène, les Illyriens. Ils allaient être rejetés en bordure
de l’Adriatique, d’abord par les Slaves du Sud qui s’installaient dans les diocèses de
Dalmatie et de Mésie, puis au 
e
siècle par une population dénommée bulgare qui
venait de l’ensemble ouralo-altaïque, en d’autres termes, les Turcs.
Ces derniers se sont d’abord installés sur la moyenne Volga, leurs descen-
dants se sont établis dans la région de Kazan. Au cours des années, à l’exception des
Illyriens qui demeuraient un peuple à part, ces peuples se sont slavisés et une langue
serbo-croate dite « yougoslave » s’est mise en place. Ainsi, à côté des anciennes li-
mites provinciales de l’Empire romain, se sont créées d’autres limites plus ou moins
ethniques.
En 1054, les populations du monde balkanique oriental constitué autour des
seigneurs serbes et bulgares ont rejoint l’Église catholique orthodoxe et le patriarche
de Constantinople, tandis que les Slaves de l’Ouest restaient fidèles au pape et au
Saint-Siège à Rome. Ainsi s’ajoutaient aux limites ethniques des limites religieuses
qui allaient peu à peu entraîner la constitution de deux grands royaumes autour de
deux souverains : l’État serbe et l’État bulgare. C’en était fini avec la domination by-
zantine, et du
e
au 
e
siècle allaient s’affronter l’État bulgare, l’État serbe et l’Em-
pire byzantin. Sur la côte adriatique s’est mis en place un ensemble de territoires
dépendant de la République de Venise, avec des ports importants : Split, Raguse
(Dubrovnik)… Ces territoires vénitiens, minuscules mais fort prospères, attiraient
des populations diverses constituant un melting-pot slavo-latin.
Le temps des Ottomans
Mais, à partir du 
e
siècle, est apparue dans la région, à l’appel du basi-
leus de Byzance en lutte contre les Serbes du roi Momar Dosan qui menaçaient
Constantinople, une tribu turque dynamique, musulmane, les Ottomans combat-
tant tour à tour le deuxième Empire bulgare et le Royaume serbe, et ce dernier a été
défait au Clos des Merles, au milieu de la province jadis serbe du Kosovo (1389).
Peu à peu les Balkans, à l’exception des territoires vénitiens, sont devenus terre ot-
tomane, ils allaient le rester de la fin du 
e
siècle au début du 
e
siècle. Dès lors se
constituait à l’intérieur de l’Empire ottoman un système politico-administratif qui
laissait une large autonomie aux autorités locales, laïques ou religieuses.
La poussée ottomane s’est poursuivie jusqu’au 
e
siècle, occupant la Dacie,
les futures provinces moldave et valaque, surtout la Hongrie, et à deux reprises les
Ottomans ont mis le siège devant Vienne après avoir occupé Buda et Pest. La contre-
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Complexités balkaniques
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offensive des Habsbourg a ramené la frontière entre le Saint Empire et la Sublime
Porte sur la ligne Save-Danube. Cette frontière, après les traités de Karlovitz et de
Passarovitz, a permis aux Autrichiens et aux Hongrois de récupérer la Croatie, la
Slavonie et la Sirnie.
Sur la côte dalmate, une bonne partie de la Dalmatie autour de Split est devenue
vénitienne, tandis que Dubrovnik devenait une république indépendante. Seul le
Monténégro au sud de la Save est demeuré un État slave, orthodoxe et indépendant.
La frontière entre les Habsbourg et les Ottomans est demeurée inchangée de 1791
à 1856. Quant à la Dalmatie vénitienne et à la République de Dubrovnik, il ne
faut pas oublier qu’elles sont devenues de 1805 à 1813 les Provinces illyriennes de
l’Empire français.
Suite à l’intervention de la France dans ces territoires, les idées nationales et
révolutionnaires ont progressé rapidement. En 1806, les seigneuries serbes se sont
soulevées un moment contre les Ottomans, qui ont durement réprimé ces tenta-
tives indépendantistes. À noter, l’importante influence du lycée français de Raguse
qui, d’octobre 1806 à juin 1813, allait former ceux qui seraient la première élite
moderne des territoires slaves dans les Balkans. En 1856, à l’issue de la guerre de
Crimée, le traité de Paris a accordé une très grande autonomie à ce qui allait deve-
nir l’État serbe. La situation était semblable au-delà du Danube pour les provinces
roumaines de Moldavie et de Valachie.
En 1878 la guerre russo-turque a été un désastre pour les Ottomans – les armées
du tsar campaient dans les ports de Constantinople. La Russie a imposé au sultan
le traité de San Stefano qui a créé un État bulgare allant du Danube à la mer Égée,
de la mer Noire au lac d’Ohrid ; ce nouvel État devait être une annexe de l’Empire
russe aux portes de Constantinople. Cela a scandalisé toute l’Europe, et un congrès
s’est réuni alors à Berlin. Le traité de Berlin a remis les choses en place : la Grande
Bulgarie a disparu au profit d’une principauté de Bulgarie, vassale du sultan, le Sud
de la Bulgarie, la vallée de la Marika avec Plovdiv constituant la Roumélie orientale,
territoire autonome de l’Empire ottoman.
En fait, dès 1885, Roumélie et Bulgarie se sont réunies tout en demeurant vas-
sales de l’Empire ottoman. En revanche, la Serbie autonome a été reconnue tota-
lement indépendante. Il s’agissait encore d’un tout petit territoire de Belgrade à
Nis, moins de 200 kilomètres. En revanche, la province de Bosnie-Herzégovine et
le Sandjak de Novi-Pazar ont été placés sous protectorat autrichien.
Limites et frontières dans les Balkans, de l’Empire romain à nos jours
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L’époque post-ottomane (1830-1912)
Ainsi sont apparus au nord des Balkans deux États indépendants rejoignant
le royaume hellène indépendant depuis 1829 avec à ses débuts un territoire réduit,
allant des ermopyles au sud du Péloponnèse. La race, la Macédoine, l’Albanie
demeuraient ottomanes. C’est d’ailleurs à Salonique qu’en 1910 s’est constitué le
mouvement Jeune Turc autour d’un jeune officier, Mustafa Kemal.
Le désordre dans l’Empire turc était tel que Grecs, Serbes et Bulgares se sont
unis pour libérer les territoires slaves et orthodoxes restés sous obédience ottomane.
En 1912, les armées turques ont été défaites mais les Alliés allaient s’entredéchirer
lors du partage des dépouilles : que faire en particulier de la Macédoine ? Devait-
elle être bulgare, serbe ou grecque ? Salonique a posé un problème délicat : elle
était revendiquée par le mouvement panserbe mais aussi par les Grecs pour qui
la Macédoine était naturellement grecque. Cela a entraîné une deuxième guerre
balkanique. Serbes et Grecs alliés aux Roumains ont défait les Bulgares. Dès lors les
grandes puissances sont intervenues, accordant le Nord de la Macédoine à la Serbie,
le Sud avec Salonique à la Grèce qui a reçu aussi la race occidentale. Les Serbes
voulaient annexer l’Albanie. Or, pour empêcher l’accès des Serbes à l’Adriatique, les
grandes puissances ont créé un État albanais confié à… un principicule allemand !
Ces décisions du traité de Londres de 1913 ont mis fin à la Turquie d’Eu-
rope. Seules subsistaient en Europe les villes de Constantinople et d’Andrinople, en
d’autres termes la banlieue de Constantinople.
Les mutations balkaniques au
xx
e
siècle
La Première Grande Guerre vit les Turcs et les Bulgares alliés des Empires cen-
traux, la Serbie et la Roumanie alliées de l’Entente, la Grèce restant neutre tout en
voyant Salonique occupée par les Franco-Anglais. La défaite des Empires centraux
allait entraîner une redistribution des cartes. Un royaume des Serbes, Croates et
Slovènes est alors né qui unissait – outre ces trois peuples – le Monténégro, la côte
dalmate et la Bosnie, au motif que les 4/5
e
de la population parlaient une langue
commune : le serbo-croate.
C’était négliger l’aspect religieux, aggravé par le panserbisme. L’Assemblée na-
tionale du royaume a vu le chef des députés croates assassiné en pleine Chambre
par un député croate : en fait, de 1920 à 1941, la Yougoslavie allait être un État
serbe qui maltraitait les allogènes bosniaques et surtout croates. Cela a conduit à
l’assassinat du roi de Yougoslavie, Alexandre I
er
en 1934 à Marseille.
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Complexités balkaniques
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L’occupation de la Yougoslavie en 1941 par la Wehrmacht a entraî trois
choses : une résistance serbe et monarchiste, une résistance croate et communiste
derrière Tito, enfin une montée de l’islam. C’est parmi les populations musulmanes
que recrutait en Bosnie la Waffen-SS ; ces forces pratiquaient une politique antiserbe
d’une rare brutalité. Cela existait également du côté croate. Les Anglo-Saxons al-
laient relever les mouvements de Tito, contribuant à la marxisation de la Yougoslavie
et à une diminutio capitis du pouvoir serbe dans la Yougoslavie titiste.
La Seconde Guerre mondiale a été terrible dans les Balkans. Croates et Bosniaques
musulmans se sont vengés, de manière sanguinaire, de l’impérialisme serbe d’avant-
guerre. Lorsque Tito qui était croate a pris le pouvoir en mai 1945, il avait en tête
l’idée que, pour rétablir l’équilibre entre les ethnies en Yougoslavie, il fallait diminuer
le poids des Serbes. Il a donc créé deux nouvelles républiques fédérées à l’intérieur
de la Yougoslavie : la Bosnie et la Macédoine, rejoignant ainsi les autres républiques
fédérées de Croatie, Serbie et Slovénie, deux de ces trois républiques pouvant se
prévaloir de limites anciennes ; en effet, les frontières serbes ont longtemps varié.
De surcroît, Tito a fait de Kosovo et de la Voïvodine des républiques autonomes
à l’intérieur de la République fédérée de Serbie. À la mort de Tito, croate, a succédé
un Serbe, Milosevic, qui a aussitôt cherché à rétablir et à renforcer le pouvoir serbe à
l’intérieur de la République fédérative yougoslave. Il s’est rappelé en particulier que
le Kosovo était vraiment l’âme de la Serbie. Il a oublié simplement que le Kosovo
était majoritairement peuplé d’Albanais qui s’étaient installés dans la province, se
substituant par même aux Serbes qui s’étaient exilés volontairement, trouvant la
vie dans cette région beaucoup trop misérable. En 1913, il y avait encore près de
60 % de Serbes au Kosovo, ils n’étaient plus que 45 % en 1939 et autour de 30 %
en 1990.
Ethniquement, le Kosovo était albanais, et le panalbanisme était depuis long-
temps une réalité incontournable, qui demeure encore aujourd’hui. Les revendica-
tions serbes sur la partie orientale de la Croatie, entre Save et Danube, ont déclenc
une véritable guerre serbo-croate qui allait entraîner l’implosion de la Yougoslavie.
Au sud, la Macédoine, territoire totalement artificiel dont le dialecte a été érigé en
langue nationale par Tito dès 1950, est devenu un nouvel État qui n’avait pas le droit
de porter le nom de Macédoine, à la demande expresse du gouvernement d’Athènes !
La Bosnie est à son tour devenue le champ clos des combats entre Serbes,
Croates et ceux que l’on appelait les Bosniaques en d’autres termes, les Bosniaques
de langue serbo-croate et de religion musulmane. Il est aussi intéressant de no-
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