Vers une classification aspectuelle des verbes en tigemaxoo (bozo) par Thomas Blecke 1. Introduction L’aspectualité est exprimée en tigemaxoo à quatre niveaux : (a) des marques prédicatives, exprimant une opposition aspectuelle : gaana ‘perfectif (PF)’ ga ‘imperfectif (IF)’ glose perfectif imperfectif ‘venir’ be bie (b) pour beaucoup de verbes, des bases verbales, exprimant la même opposition : ‘voir’ xai ‘entendre’ boi xɛɛnɛ boogo (c) une prolongation systématique de la voyelle finale à l’imperfectif : ã 2S banda ã ga banda-a se.fatiguer fiɛnɛ 2S IF se.fatiguer-IF tôt ‘Tu es fatigué/e.’ ‘Tu te fatigues tôt.’ (d) au niveau lexical, chaque verbe a une structure temporelle inhérente qui met en relief typiquement une partie de la structure temporelle idéalisée d’une situation1 (type d’action, all. ’Aktionsart’) : sans bornes : --------- peser (vi), contenir avec deux bornes [...-----...] avec borne gauche : avec borne droite ...[------ ...---]... uniquement borne droite ...]... vieillir, commencer marcher, travailler ouvrir, se fondre terminer, trouver, exploser L’aspect lexical d’un verbe, qui est basé sur son sémantisme général, interagit avec l’aspect grammatical (a – c). C’est le résultat de cette interaction qui donne l’interprétation aspectuelle de la situation exprimée par une phrase. Le but de la présente recherche est une classification émique de l’aspect lexical en tigemaxoo. 1 selon Breu 1994; cf. aussi Sasse 1991. 2. Méthode Le problème qui se pose par rapport à ce but est le suivant : Comment peut-on avoir accès à l’aspect lexical, et quelles sont les classes aspectuelles des verbes en tigemaxoo ? On aura intérêt à ne pas simplement calquer une classification déjà existante ailleurs2 sur le tigemaxoo. En conséquence, l’approche suivante repose sur le principe de partir du comportement structurel des verbes pour en tirer des conclusions sur leur propriétés sémantiques3. Dans le comportement aspectuel des verbes en tigemaxoo, on observe des restrictions combinatoires de beaucoup de verbes par rapport à certaines marques prédicatives4, surtout la MP ga, dont la fonction globale ‘imperfectif’ se différencie dans l’usage en plusieurs interprétations : habituel, progressif ou générique5. Ces restrictions combinatoires seront prises comme diagnostique paradigmatique6 et permettront de catégoriser les verbes selon leur compatibilité avec certaines MP aspectuelles. Des jugements de normalité7 (courant / douteux / non accepté > non grammatical) par des locuteurs8 serviront comme heuristique et permettront de tirer des conclusions sur la classe aspectuelle d’un verbe. Une autre observation générale est que la combinatoire d’un verbe avec les MP en question peut changer selon la construction syntaxique dans laquelle entre le verbe. Ceci mène à la conclusion qu’un verbe montre un potentiel aspectuel plutôt qu’un trait aspectuel figé et inchangeable, une sorte de pré-initialisation, basée sur son sémantisme et adaptable à la construction dans laquelle il apparaît. 2 p. ex. la catégorisation aspectuelle ‘classique’ (depuis Aristote, reformulée dans Vendler 1967), qui distingue états, activités, achèvements et accomplissements. 3 cf. Levin 1993:1 : « Verb behavior can be used effectively to probe for linguistically relevant pertinent aspects of verb meaning. » 4 5 6 Blecke 1996 : 134. présent gnomique, non actuel, trait de caractère. cf. Levin 1993, diagnostique syntaxique (alternations de transitivité) pour une classification sémantique des verbes en anglais. 7 8 cf. Cruse, D.A. 1986, chap. 1.3. Je tiens ici à remercier mon consultant principal bozo, Sékou Kemeta, pour son expertise et le rigueur de son travail. 3. Classification aspectuelle Selon la méthode décrite, les groupements suivants de verbes apparaîssent, étiquetés provisoirement par des termes linguistiques. (a) verbes d’activité (622) : sans restrictions aspectuelles Ce groupe est conforme aux traits sémantiques établis pour des activités (dynamique, sans bornes activées). Il est le groupe le plus grand en tigemaxoo et doit sans doute être subdivisé selon des critères plus fins. bada vt, vi coller bɛɛnã vi bêler (mouton) badu biɛ vt vt adorer enduire budi vt couper duuru vt troubler (liquide) duumĩ fɛbɛ vi+loc vi+pp fidi vt fɔrɔɲiŋaya vi firifiri résider, habiter se précipiter sur jeter, verser vt, vi délayer (liquide) gobogabani vt f. perdre l'équilibre en marchant (maladie) jabajaba vt déchiqueter kaufiini vt haasidiya jɛlɛɛ vt vt,vi faire le gourmand jalouser qn réprimander étonner qn (b) verbes statifs ou de mouvement diffus (29) : *gaana ‘PF’, *gu ‘FUT’ Les quelques verbes dans ce groupe le plus petit n’acceptent ni gaana ‘perfectif, ni, pour la plupart, gu ’futur’. Ils se conjuguent donc généralement avec ga ‘imperfectif’ pour décrire un état de choses sans changement ni bornes profilées, souvent un mouvement diffus. bara muɔ te vi+pp ê. autorisé à qn fuɲafuɲa vi sentir agréable danbudanbu gobogaba vi vi piétiner sur place (par colère) zigzaguer gojoi vi kuono vi+cmpl koorokaara ê. en parfaite santé vi, vr flâner mina aux avoir l’habitude de sataa vr mentir suɔwɛ̃ɛ ̃ vr ê. au sérieux pɔxɔsɔ sɔxɔdi toorotaara xɔɔndɔ *gaana ‘PF’ bɔrɔxɔbɔrɔxɔ gologala mirimiri vr vi continuer à VERBE ê. trop gros (pers.) ê. trop curieux vi parler sans cohérence vi ê. boueux (endroit); patauger (agent) vr vi vi avoir raison ê. trop grand (bracelet) fourmiller (c) verbes inchoatifs (166) : Ce groupe de verbes exprime un processus télique vers un état sans agent contrôleur (« devenir Adj/N ») : souvent *ga ‘IF actuel / progressif’ (ga ‘générique’ étant possible), toujours *agent *ga ‘IF actuel, progressif’ baasi vr se dégrader (habit) bida vr se couvrir (ciel) bange vi apparaître bindili vr s’enfler (piqûre) kele vi déclencher (fusil) faadi vi décéder sans restrictions aspectuelles (avec ga ‘IF, progressivement’) bai vi se dégager, suinter fina vi devenir noir barikeya vi devenir fort (physiquement et moralement) foxi vi, vr grossir jeere vi se fondre funi kele vi vi se ramollir dans l’eau (céréales, habits) s’allumer (d) verbes d’achèvement (333): Ce groupe montre les traits sémantiques dynamique, ponctuel et borné. Il n’accepte pas ga dans sa fonction progressive, mais beaucoup de verbes du groupe acceptent la MP xai ‘progressif’. *ga ‘progressif’, *xai ‘progressif’ duŋɛ vi faatooya vr fira vt faba devancer se connaître soi-même vt, vi tenir un objet entier forogo vi, vr échapper gusa vt tirer qc vers soi brutalement bada vr se coller buonẽ vi guixuuru hada(ni) avec xai ‘progressif’ banda faima fuo vt vt f. tomber qn en le frôlant décevoir empêcher vi se fatiguer vi+pp valoir mieux que vi+pp se fâcher ne pas gagner 4. Quelques observations9 Qu’est-ce que cette classification de verbes en tigemaxoo a d’étonnant d’un point de vue indo-européen (IE) ? - verbes d’activité : comportement imprévisible par leur sémantique, càd. ce - verbes statifs ou de mouvement diffus : extrêmement restreints en nombre, en groupe est sémantiquement divers ; combinatoire avec les MP aspectuelles ; les verbes de mouvements diffus dans ce groupe indiquent que sa conception diffère nettement de celle des langues IE ; - 9 verbes inchoatifs : la non-progressivité est surprenante ; Tout ce qui est dit ici est préliminaire, car la recherche est toujours en cours. - verbes d’achèvement : forte restriction de non-progressivité (pas surprenant); conception souvent très différente des langues IE, souvent verbe statif (IE) › verbe inchoatif (Mandé) ; Littérature citée Blecke, Thomas 1996 : Lexikalische Kategorien und grammatische Strukturen im Tigemaxoo (Bozo, Mande). Köln : Köppe. Breu, Walter 1994: Interactions between lexical, temporal and aspectual meanings. In: Studies in Language 18,1:23-44. Cruse, D.A. 1986 : Lexical semantics. Cambridge : CUP. Beth Levin 1993 : English verb classes and alternations : a preliminary investigation. University of Chicago Press. Sasse, Hans-Jürgen 1991 : Aspekttheorie. Arbeitspapier 14(n.F.). Köln : Institut für Sprachwissenschaft der Universität. Vendler, Zeno 1967 : Linguistics in Philosophy. Ithaka : Cornell UP.