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La créatrice de théâtre Inne Goris s’intéresse au revers sombre de
la personnalité humaine. Son théâtre pose des questions ardues: à
partir de quel moment franchit-on une frontière, fait-on des choses
qu’on ne veut pas faire, perd-on son innocence? Et que se passe-t-il
quand on a franchi cette frontière? Qu’est-ce que cela vous fait d’ac-
céder à la face nocturne de votre moi? En même temps, elle révèle
l’étonnante résilience et la combativité de l’être humain confronté à
des situations difficiles, voire atroces.
Ses personnages sont souvent des enfants, encore plus souvent des
filles. Elles perdent leur innocence ou luttent pour la retrouver. Dans
l’installation théâtrale et musicale Hautes Herbes, Goris avait déjà abordé la guerre en
compagnie de Dominique Pauwels, et plus spécialement la problématique des enfants sol-
dats, afin d’explorer la zone de tension entre la culpabilité et l’innocence, entre notre rêve
de l’enfance idyllique et la réalité d’une maturité imposée beaucoup trop tôt.
VENGEANCE ET RÉCONCILIATION
Invitée à travailler autour de la Première Guerre mondiale, Inne Goris s’est mise à la lec-
ture. Mais elle a rapidement compris que cette Grande Guerre était trop énorme pour elle,
qu’elle ne parviendrait pas à la transposer au théâtre. «Je ne peux rien en tirer», dit-elle.
«Je ne suis pas une documentariste au théâtre. Et la douleur de cette Grande Guerre est
tellement immense qu’elle risque de s’absorber dans le nombre inimaginable de victimes.
Je préfère distiller les grandes questions et les émotions cuisantes à partir d’un micro-
cosme, de noyaux familiaux, de familles. On dit parfois que mon théâtre n’est pas poli-
tique, mais je ne suis pas d’accord. Pour moi, la dynamique des rapports entre l’homme
et la femme, à l’intérieur d’un couple d’amoureux, entre des parents et leurs enfants est
politique, elle aussi. En tant que créatrice, je préfère observer au microscope un contexte
de petite envergure, afin de démontrer et de rendre perceptible l’influence des grandes
structures dans lesquelles se déroulent ces événements.
Lors de mes recherches d’un point de départ, je suis sans cesse revenue à Sans Sang, un
bref roman d’Alessandro Baricco (né en 1958), surtout connu pour un autre roman court,
Soie. J’ai immédiatement senti que je pourrais en tirer quelque chose. Et aussi qu’il fallait
de la musique pour l’accompagner. Sans Sang est l’histoire d’une action de vengeance en
temps de guerre et de la tentative, bien des années après, du coupable – un jeune homme
au moment des faits – et d’une victime – une jeune fille à l’époque – de se réconcilier, l’un
avec l’autre et avec le traumatisme commun. La nature de cette guerre reste indéterminée,
ce qui, à mon sens, élève la thématique à un niveau plus abstrait et universel. La vengeance
et les tentatives de réconciliation sont de tous les temps – pensez à Sarajevo, pensez au
Rwanda. De plus, en ramenant la douleur de la guerre aux rapports étranges entre un
coupable et une victime – qui plus est, entre un homme et une femme – elle devient
horriblement tangible. Et également horriblement complexe et à multiples niveaux. C’est
justement cette ambiguïté qui me fascine.»
L’ABSURDE FIDÉLITÉ À L’HORREUR
SANS
SANG
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© Kurt Van der Elst