Les grandes religions sont des réalités historiques dynamiques. Elles vivent, en leur sein,
des débats difficiles sur l’interprétation des textes sacrés, tout en devant répondre aux défis
de la culture dans laquelle elles sont insérées. Elles évoluent donc toutes dans leurs idées et
dans leurs pratiques. La rencontre de la modernité, avec la démocratie, les droits humains et le
pluralisme religieux qu’elle entraîne, a provoqué d’importants débats qui se poursuivent toujours
et qui favorisent de nouveaux approfondissements spirituels au sein de ces religions.
Dans ce bref article, je présenterai l’évolution doctrinale, vécue au sein de l’Église
catholique, sur le pluralisme religieux. De semblables débats ont lieu dans d’autres Églises et
dans les grandes religions. Comment les croyantes et les croyants peuvent-ils adhérer à la véri
religieuse dont ils ont hérité tout en respectant les autres traditions religieuses?
Hors de l’Église point de salut
Durant de nombreux siècles, l’enseignement officiel de l’Église catholique se résumait
en la célèbre formule : “ Hors de l’Église, point de salut ”. Cette manière de penser trouvait ses
assises dans certains textes du Nouveau Testament : on y proclame que Jésus est le sauveur
universel et rappelle avec force que, hors la foi en Jésus et le baptême en son nom, nul ne peut
bénéficier de la grâce divine et de la vie éternelle. LÉglise s’est très rapidement séparée de
la communauté juive dans laquelle elle était née et s’est opposée aux mythologies et au culte
rendu à l’empereur en vigueur dans l’Empire romain. L’Église se voyait alors entourée de forces
hostiles.
Mais quand, au IVe siècle, l’Église catholique est devenue religion officielle de l’Empire
romain, elle a conservé cette manière de penser et vu dans tous les autres des adeptes des
ténèbres, privés de la miséricorde et de la vérité de Dieu. Pendant des siècles, les catholiques
se sont fait dire que les hérétiques, les schismatiques, les juifs et les païens allaient directement
en enfer après leur mort. Petit à petit, l’enseignement officiel a pris très lentement conscience
que leur recherche sincère de la vérité divine permettait à des non-catholiques d’entrer dans
les grâces de Dieu. La conséquence sociale désastreuse de l’enseignement sévère a été de
L’Église catholique et le pluralisme religieux
par Gregory Baum1
BULLETIN DE LIAISON EN PASTORALE INTERCULTURELLE • CENTRE JUSTICE ET FOI
VIvRe ensemBLe
HIVER 2007
VOLUME 14, N° 49
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générer un discours négatif sur les gens vivant à l’extérieur de l’Église et d’inciter au mépris à
leur endroit. Parlant des juifs, des musulmans et des fidèles d’autres religions, les catholiques
ont déformé leurs enseignements et s’en sont moqués.
Au XXe siècle, deux événements ont ébranlé ce douteux héritage. En premier lieu,
la persécution nazie contre les juifs et son point culminant, l’Holocauste. Dans l’Allemagne
hitlérienne, un petit groupe de protestants a osé s’opposer au totalitarisme, au racisme et à
la violence du régime nazi. Ces chrétiennes et chrétiens se sont eux-mêmes appelés l’Église
confessante; Ils condamnaient l’Église protestante établie parce qu’elle ne s’opposait pas aux
politiques d’Hitler et proclamaient qu’en dehors de leur Église confessante, il n’y avait pas de
salut. Il y a des circonstances historiques où la célèbre formule s’est avérée juste.
Après la Deuxième guerre mondiale, les chrétiennes et les chrétiens se sont demandé si
la représentation négative des juifs liée à l’enseignement traditionnel chrétien n’aurait pas créé
une culture antisémite sur laquelle les nazis se seraient appuyés pour répandre leur haine des
juifs sur une base biologique. Dans toutes les Églises, les chrétiens ont voulu repenser leurs
relations avec les juifs et le judaïsme. Ils se sont tournés vers le Nouveau Testament on
proclamait que Jésus était juif et que “ le salut vient des Juifs (Jean 4, 22) et que, en dépit de
leur incrédulité, les juifs demeurent aimés de Dieu, toujours fidèles aux promesses faites aux
patriarches (Rom, 11, 28). L’Église catholique a redéfini ses relations avec les juifs lors du Concile
Vatican II : respect de leur religion, reconnaissance de la validité de leur Ancien Testament, regret
de tout le discours anti- juifs et promotion du dialogue et de la coopération avec les juifs.
En deuxième lieu, l’échec de la colonisation d’après la Deuxième guerre mondiale a
contribué au retour de l’Église sur elle-même. Les mouvements anticolonialistes ont rendu les
chrétiennes et les chrétiens conscients que leur Église avait légitimé le colonialisme occidental.
Les Églises y avaient vu un développement providentiel leur ayant permis de répandre la Bonne
Nouvelle de par le monde entier. Les missionnaires chrétiens croyaient en la supériorité de la
culture occidentale, au mépris de la religion des peuples chez qui ils allaient vivre, et prêchaient
le respect et l’obéissance envers les seigneurs coloniaux. Pour de nombreux chrétiens, le temps
était venu de repenser leurs relations avec les grandes religions. Les Églises ont alors commencé
à reconnaître que leur discours excluant sur les autres religions avait des conséquences
destructrices sur le plan social et politique et faisait souffrir d’innocentes personnes.
La Sagesse s’adresse au cœur de toute personne
L’Église peut-elle dépasser sa doctrine “ Hors de l’Église, point de salut ”, sans trahir les
Écritures saintes? En relisant la Bible et les auteurs chrétiens des premiers siècles, les théologiens
catholiques ont découvert une autre façon de regarder le monde et son pluralisme religieux. Pour
plusieurs auteurs chrétiens anciens d’Égypte, le texte le plus important du Nouveau Testament
résidait dans les premiers versets du quatrième Évangile : “ Au commencement était le Verbe,
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et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu ” (Jean 1,1). Ce Verbe s’est incarné en
Jésus, a-t-on appris. Ce Verbe, nous a-t-on également dit “ illumine tout homme ” (Jean 1, 9).
Les auteurs chrétiens anciens ont vu dans ces versets un écho de l’Ancien Testament dans lequel
il est dit que la Sagesse a accompagné Dieu dans la création et que cette Sagesse s’adresse
maintenant au cœur de toute personne (voir Proverbes 8, 20-31 et Sagesse 7, 22-26). Le Verbe
éternel de Dieu incarné en Jésus, disaient ces auteurs chrétiens, touche le cœur de tous les
êtres humains nés en ce monde, les faisant aspirer à la sagesse et les poussant à l’humilité
et à l’amour de leur prochain. La grâce de Dieu révélé en Jésus-Christ rejoint donc l’ensemble
de l’humanité. Les auteurs anciens ont perçu un écho du Verbe de Dieu dans la sagesse des
philosophes grecs et dans la tradition hindoue.
Au XXe siècle, plusieurs théologiens catholiques, Henri de Lubac et Karl Rahner entre
autres, ont repris cette ancienne théologie. Ces auteurs pensent que le mystère du salut proclamé
par Jésus-Christ et célébré dans l’Église est à l’oeuvre, de façon cachée, dans l’ensemble de
l’histoire humaine. Quels que soient les endroits où les personnes se trouvent, elles entendent
l’appel à l’unité, à la recherche de la vérité, à l’amour du prochain et à l’émerveillement devant
l’origine invisible de tout ce qui existe. Cet appel rejoint les personnes dans leur rencontre avec
les autres, spécialement celles et ceux qui ont besoin d’aide. Jésus a dit un jour que tout ce
que nous faisons aux pauvres et aux méprisés, nous le lui faisons en fait, même si nous ne le
reconnaissons pas du tout (Mt 25, 40). L’appel divin s’adresse aux personnes aussi à travers
leurs traditions religieuses et la sagesse humaine. La grâce divine appelle le monde partout.
Avec Vatican II
C’est le Concile Vatican II qui a adopté cet enseignement, dans lequel il est dit : “ Puisque
le Christ est mort pour tous, et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à
savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit-Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la
possibilité d’être associés au mystère pascal ” (Gaudium et spes, 22.) Nous lisons également
que les grandes religions font écho au Verbe de Dieu:
L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère
avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines
qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose,
cependant apportent souvent un rayon de la Vérité (la Parole divine) qui illumine tous les
hommes... Elle exhorte donc ses fils pour que, avec prudence et charité, par le dialogue
et par la collaboration avec ceux qui suivent d’autres religions, et tout en témoignant de la
foi et de la vie chrétiennes, ils reconnaissent, préservent et fassent progresser les valeurs
spirituelles, morales et socioculturelles qui se trouvent en eux. (Nostra aetate, 2)
Tout en respectant les grandes religions et reconnaissant qu’elles dispensent le salut à
leurs fidèles, le Concile Vatican II continue à proclamer sus-Christ, Alpha et Omega de l’histoire
humaine. Des critiques font valoir que la nouvelle théologie de l’appel universel de Dieu au
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salut demeure encore une expression de l’impérialisme chrétien qui refuse toujours de
respecter l’altérité des grandes religions, se refusant ainsi à reconnaître de bon cœur le
pluralisme religieux. Cette critique ne me convainc pas. Aucune religion, en effet, n’offre
une vérité valable uniquement pour ses propres membres: toute religion présente dans
les faits une interprétation de l’existence humaine qui a une signification universelle. On
ne peut réalistement demander à une religion d’abandonner sa vision universelle; ce
qui devrait arriver plutôt c’est qu’une religion accueille des membres d’autres traditions
dans sa propre interprétation de la réalité. Ainsi, les bouddhistes affirment qu’on peut
vivre la vie de Buddha n’importe où; les musulmans, quant à eux, suivant la pensée de
Tariq Ramadan, pensent que l’islam signifie la soumission à la volonté de Dieu et donc
que tous les humains soumis à Dieu sont des musulmans qui plaisent à Dieu, même
s’ils appartiennent à une autre religion. De même, les catholiques sont reconnaissants
que la grâce de Dieu, révélée en Jésus-Christ, rejoigne tous les coeurs et agisse dans
les grandes religions.
Reconnaître les langues multiples de l’Esprit
Mais il reste une difficulté théologique beaucoup plus grande : la relation entre le
dialogue interreligieux et la mission à proclamer le nom de Jésus. Le Concile Vatican II
n’a pas résolu cette question, et les catholiques poursuivent le débat.
L’Église catholique, en Europe et dans les Amériques, a adopté l’approche de
Jean-Paul II : ne pas faire de prosélytisme auprès des immigrants non chrétiens arrivés
dans leur pays. Un exemple de cette option est la création du “ comité sur l’islam en
Europe ” par les Églises catholiques et protestantes d’Europe, avec mandat de montrer
aux chrétiens les façons d’accueillir leurs voisins musulmans : le respect, la protection
contre les préjugés et l’aide pour se faire accepter dans leur nouvelle société.
De la même façon, en Amérique du Nord, le message pastoral sur le pluralisme
religieux publié par l’Assemblée des évêques catholiques du Québec, le 16 mai 2005.
Les évêques mettent en garde contre un relativisme qui place toutes les religions sur un
pied d’égalité mais dénoncent l’absolutisme aveugle à la rité présente dans les grandes
religions. Les évêques promeuvent le respect mutuel, le dialogue et la coopération. Dans
le feuillet Proposer aujourd’hui Jésus-Christ, publié par l’archidiocèse de Montréal, on
peut lire le magnifique paragraphe suivant :
Le pluralisme religieux présent à Montréal, polyphonie des voix des chercheurs
de Dieu, peut susciter le désir de bien connaître sa partition et de reconnaître
les langues multiples de l’Esprit. Le premier effet de la pratique du dialogue des
religions est de conduire les une et les autres au meilleur d’elles-mêmes, à mettre
en valeur ce qu’elles ont d’humanisant et à atténuer les aspects intransigeants.
L’Esprit nous attend d’abord dans une pratique de la cordialité. Pourvu qu’elles
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aident l’être humain à grandir, les différentes religions peuvent être considérées comme
d’authentiques manifestations de la sollicitude de Dieu.
La phrase qui suit: pourtant, la mission d’annoncer l’Évangile à tous demeure ” ne veut
pas faire du dialogue un instrument de prosélytisme, elle appelle les chrétiennes et les chrétiens
à professer leur foi dans le dialogue et à témoigner de leur foi par leur amour du prochain.
En Asie et en Afrique, les catholiques débattent de l’interprétation à donner à la mission
de l’Église. Les chrétiens sont-ils envoyés à prendre parti pour la justice et la paix, à se mettre
au service des personnes dans le besoin, à promouvoir la réconciliation dans un monde
profondément divisé, comme le document conciliaire Gaudium et spes le propose? Ou sont-
il plutôt envoyés à convertir leurs voisins à la foi en Jésus-Christ, comme y invitent d’autres
documents ecclésiaux? Le dilemme reste entier jusqu’à maintenant.
Au congrès sur les grandes religions après le 11 septembre, tenu à Montréal en septembre
2006, on a chaudement débattu du prosélytisme. Swami Dayananda Saraswati, moine indien
très connu, a vertement dénoncé les missions chrétiennes en Inde, affirmant que, en occident,
la religion est considérée comme distincte de la société et que, en conséquence, les personnes
peuvent changer de religion sans déstabiliser leur société. En Inde par contre, l’hindouisme est
tissée à même les fibres de la sociéet constitue la dimension essentielle de la culture publique.
Selon lui, le prosélytisme chrétien déstabilise la société et détruit la culture traditionnelle. Ce
moine indien défendait la liberté religieuse, le droit des gens à suivre leur inspiration spirituelle
quel que soit l’endroit elle les amenait, mais il dénonçait les efforts institutionnalisés pour
convertir les Indiens au christianisme, apparentés à une forme de violence culturelle.
Pour le moment, l’Église catholique indienne défend son droit de prêcher l’Évangile
et d’inviter les gens à devenir chrétiens. Ce droit est garanti par la Constitution indienne. Il
est intéressant de noter par ailleurs que l’Église catholique en Indonésie appuie pleinement
la Constitution de ce pays on reconnaît cinq traditions religieuses - islam, hindouisme,
bouddhisme, protestantisme et catholicisme - et déclare illégal tout effort organisé pour convertir
quelqu’un d’une autre religion.
Dans mes écrits, spécialement dans Étonnante Église (pp 193-194), je rappelle que
l’Église est appelée à proclamer l’Évangile aux personnes qui vivent une recherche spirituelle,
à celles qui sont dans le désarroi, à des gens qui n’ont ni foi ni espérance, ou à d’autres qui
sont victimes d’idéologies destructrices, mais que sa mission à l’égard des grandes religions en
est simplement une de dialogue, de coopération et de témoignage. Selon cette thèse, l’Église
catholique ne prêche pas l’Évangile pour convertir à la foi chrétienne les juifs, les musulmans,
les hindous, les bouddhistes et les membres des autres grandes religions. Cette position n’est
pas la position officielle de l’Église, mais elle reflète bien la pratique pastorale de l’Église en
Europe et en Amérique du Nord.
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