Marcel BIVEGHE MEZUI
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société, la nature, la mort, l’univers. Il a ainsi une conception globale de l’univers et des forces
qui l’orientent et le sous-tendent. Le père Tempels a travaillé sur les Baluba du Katanga au
Congo et il a reconnu que les peuples africains avaient une pensée que l’on pouvait assimiler à
la philosophie. Il soutient que les Bantu, dans leur parler, expriment la vérité ultime de leur
vision du monde : « Leur langage n ‘est pas comme le nôtre, ils parlent de manière tellement
concrète, en des mots qui se rapportent immédiatement aux choses mêmes, ces peuples parlent
ontologiquement »3. Selon Tempels, la langue bantu exprime la force vitale. Elle exprime l’état
de celle-ci. Souleymane Bachir Diagne rappelle que cette remarque du Père Tempels « se
rapporte à la façon dont les diverses manières de désigner un homme indiquent, de façon très
concrète, l’état de la force vitale qui constitue son être, depuis le degré de force proche de zéro,
chez celui qui est alors dit mort (mufu), jusqu’au niveau ultime de celui qui s’avère un chef
(mfumu), par la puissance qu’il est »4. Il y a donc ici ce que S. B. Diagne appelle une échelle
ontologique de l’intensité de la force vitale qui constitue l’être. Cette force peut diminuer ou
croître. Dans ce cas, c’est l’être qui diminue ou croît. Le muntu, l’être humain, n’a pas la
puissance, il l’est. Il est ce qu’il a, parce que « ce qu’il possède ne lui est pas extérieur, mais
s’incorpore véritablement à ce qu’il est ». La conception bantu du monde est anthropocentrique,
c’est-à-dire que tout est considéré en termes de relation avec l’être humain (Muntu). Les Bantu,
nous dit Tempels, ont une pensée qui pèse sur eux comme « une force déterminante » 5. Cette
force les « domine et oriente leur comportement »6
Les catégories essentielles de cette vision anthropocentrique du monde sont : d’abord
Dieu, explication ultime de l’origine de la substance de l’homme et de toute chose ; ensuite les
esprits : faits d’êtres humains et des esprits des hommes morts auparavant ; puis l’homme
comprenant les vivants et ceux qui sont sur le point de naître ; puis encore les animaux et les
plantes ou le reste de la vie biologique ; enfin les phénomènes et objets qui ne participent pas à
la vie.
Ainsi, l’homme n’est pas exilé dans le monde : « En termes anthropocentriques, Dieu
est le créateur et celui qui nourrit l’homme ». Les esprits expliquent la destinée de l’homme ;
l’homme est le centre. Les animaux, les plantes, les phénomènes et les objets constituent le
milieu où il vit, et lui procurent les moyens d’exister. L’homme n’est pas quoi que ce soit, il vit
en union du divers dans l’univers concret. Il a des rapports distincts et solidaires avec chaque
être de l’univers. Cela va dans le même sens que ce que dit Alexis Kagame « Ainsi le
préexistant a fait surgir les commençant-à-exister, les a créés y compris les Ancêtres reculés.
Ces derniers, à leur tour ont fait surgir les membres de la société ».
Ici le fondement, le subsistant, dans le système des natures et l’ordre des choses, c’est
l’homme. Il établit des rapports de communauté et de communion avec chaque plan de la
création. Il existe chez le Muntu une parenté de l’homme et des choses. Dieu est l’Ancêtre
lointain, le plus haut en dignité et le plus ancien. Il est la source permise de toute vie. Ce Dieu
unique qui a créé toute chose reste tout de même assez distant dans la vie quotidienne. Aucun
acte de culte en conséquence ne lui est vraiment rendu. Dieu dépasse l’homme en intelligence et
en puissance. Après Dieu, il y a les esprits. Ce sont des êtres surhumains, des Ancêtres reculés
du commencement. Ce monde des esprits et des ancêtres est plus proche de la société humaine
que de l’univers proprement divin. Il y a de bons et de mauvais esprits des Ancêtres
primordiaux. Le bien et le mal apparaissent visiblement à ce niveau dans la cosmogonie bantu.
Les Ancêtres lointains, tels les dieux grecs, restent sujets aux passions, à la colère, à la rancune,
à la haine, à la vengeance, à l’amour, à la générosité. Il existe des rites et cérémonies pour
apaiser leur colère et demander leur bénédiction.
Dans le monde des vivants, il existe des hommes peu ordinaires, capables d’avoir des
relations mystiques avec le monde des esprits et avec celui des morts. Ce sont des maîtres, des
initiés, des sorciers, des tradi-praticiens, des guérisseurs. Tout est en relation avec l’homme :
3 P. TEMPELS, La philosophie bantu, Paris, Présence Africaine, 1949, p. 101.
4 S. B. DIAGNE, « Revisiter la philosophie bantu », Revue Politique Africaine, n° 77, mars 2000, p. 46.
5 P. TEMPELS, op. cit., p. 6.
6 Ibid., p. 9.