Marcel BIVEGHE MEZUI CONTROVERSES ET ENJEUX RECENTS SUR LA PHILOSOPHIE AFRICAINE A L’ERE POSTMODERNE Marcel BIVEGHE MEZUI Chercheur à l’IRSH (CENAREST) Libreville (GABON) Résumé : D’un côté, cette réflexion porte sur la philosophie africaine. L’idée d’une philosophie authentiquement africaine émerge à partir de 1945, quand le père Tempels, missionnaire belge écrit son ouvrage La philosophie bantu. Il y démontre que les Noirs africains ont une pensée comparable à ce que les Occidentaux ont appelé philosophie. Selon Tempels, dans leur parler, les Bantu expriment la force vitale de leur être. Ces propos de Tempels ont suscité un vif débat. Certains lui ont fait grief d’appeler philosophie, cette pensée qui manque de dimension critique, une pensée collective, une philosophie sans philosophe. Les principaux critiques de l’auteur sont : Marcien Towa, Paulin Hountondji, Eboussi Boulaga, Elungu PEA. Mais le débat sur la philosophie africaine a connu un regain d’intérêt avec la postmodernité. On est passé de la négation à la reconnaissance. La question qui persiste pourtant porte sur sa particularité et son lien au discours philosophique universel. Pourtant, à partir de ce débat est né l’objectif d’une philosophie africaine originale mais participant au discours philosophique universel. Mots-clés : Bantu, ethnophilosophie, esprit critique, être, éveil philosophique, force vitale, postmodernité. Abstract : The present article deals with the african philosophy. The idea of an authentic african philosophy appears by Year 1945, when father Tempels, a Belgian missionary published his work, The Bantu philosophy. In that book, he attempted to establish a similarity between Negro Africans throught and what western people had called philosophy. According to Tempels’analysis, Bantu people orally express the living energy of their being. As a result, Tempels message instigated an involved debate. Certain analysts harboured resentment against that; because it was quite unacceptable to consider as a philosophy that throught lacking any critical dimension; that is to say a common throught, a philosophy without philosophers. Among them, Marcien Towa, Paulin Hountondji, Eboussi Boulaga, Elungu PEA. But the interest concerning the debate on the african philosophy was renewed with the advent of the postmodernity era; thus from a mere negation of its existence, the african philosophy recovered a full recognition. However, the persisting question concerns the specificity of that philosophy and its relationship with the universal philosophical concepts. Yet, on the basis of the above mentioned debate, emerged the objective of an original african philosophy participating in the universal philosophical process. Key Words: Bantu, being, ethnophilosophy, living energy, negro-african, post-modernity, rationality. Introduction En 1945, Le père Placide Tempels, missionnaire catholique vivant au Congo Belge (actuelle R.D.C.) écrit un livre qu’il intitule La philosophie bantu. Certes cet ouvrage n’est pas l’unique à s’intéresser à la spiritualité négro-africaine. On songera notamment au livre de Maurice Delafosse appelé Haut Sénégal, Niger Soudan français, publié en 1912 et au livre sur Les Nuers du Soudan publié en 1937 par l’ethnologue Evans-Prithcard. On pensera également à l’ouvrage intitulé Dieu d’eau, publié en 1948 par l’ethnologue Marcel Griaule sur les Dogons 1 Marcel BIVEGHE MEZUI du Mali. Mais la publication de l’ouvrage de Tempels, comme l’affirme Pierre Merlin, est un tournant décisif, dans la mesure où elle suscite les premières controverses sur la philosophie africaine ? Elles se rapportent à l’existence de celle-ci. La première question est : existe-t-il une philosophie africaine ? Cette question se justifie d’une part, par ce que souligne J. Howlett : « En Afrique traditionnelle, nous ne trouvons rien de semblable à ce que l’Occident a appelé philosophie, et singulièrement pas d’écrits philosophiques »1. Elle se justifie aussi par le fait que ce que Tempels appelle philosophie à propos des Bantu est un ensemble de croyances, de mythes, de rituels d’un peuple : les Bantu (sing. Muntu). Or, la définition de la philosophie comme vision du monde pêche à la fois par défaut de précision et par excès d’extension. Voilà pourquoi un débat très riche s’est préoccupé de réexaminer le statut de cette philosophie africaine. Ce débat mené par des auteurs africains a semblé déboucher sur des positions contradictoires : l’une d’entre elles avançant qu’il existe une philosophie africaine mais qui est différente de celle décrétée par Tempels. L’autre position estime qu’il n’y a pas de philosophie sans dimension critique et que la philosophie africaine est à bâtir. Il faut rappeler que l’idée d’une philosophie attribuée à un peuple non occidental a toujours suscité de tels débats. Un exemple, au symposium organisé par le Magazine Littéraire Bungakukai en juillet 1942 et qui s’intitulait « Le dépassement de la modernité ». L’Ecole japonaise était représentée par Nishutani Keiji. Cette Ecole qui prônait l’avènement d’une nouvelle philosophie qui bouleverserait l’occidentale par une récente approche bouddhique et orientale du sujet, avait subi le reproche de vouloir faire une philosophie à travers un langage obscur dû à la traduction des termes occidentaux. Mais la controverse qui porte sur l’existence d’une philosophie africaine a été rendue caduque par l’ère postmoderne. L’âge postmoderne est celui de la libération des diversités et l’affirmation des différences. La postmodernité nous apprend, selon les mots de Gilbert Hottois, que « tous les mythes, toutes les cultures ont leur valeur propre : aucune préférence ne peut être universalisée et universellement fondée, encore moins légitimement imposée »2. Ainsi, l’ère postmoderne a entraîné un recentrement de la controverse sur la philosophie africaine. Tout ce qui était désigné comme barbarie ayant été considéré entre temps, comme originalité et même rajeunissement. La question fondamentale est devenue, non plus celle concernant l’existence de cette philosophie africaine, qui semble définitivement réglée par M. Hegba, mais celle de son rôle et de ses nouvelles tâches. Parmi ces tâches, il y a l’élucidation de notre actuel rapport au monde (Towa), le retour à la pensée critique (Hountondji et Elungu PEA), la prise en compte de l’histoire de l’Afrique depuis l’Egypte pharaonique (Hegba). Certaines de ces missions semblent dépasser les capacités de la philosophie, d’autres déborder son champ de compétence. Cet article laisse apparoir que ce n’est pas la philosophie africaine qui est en question, comme l’ont posé certains auteurs, c’est plutôt le philosophe africain. Le débat sur la philosophie africaine a connu donc un regain d’intérêt à l’aune de la postmodernité. Sur la base de ces considérations, notre hypothèse de travail est la suivante : montrer les enjeux récents du débat sur la philosophie africaine c’est préciser sa matière et sa manière. La matière sur laquelle s’applique la philosophie africaine, est aussi bien l’existence de l’homme africain que ses traditions. En ce qui concerne sa manière, la philosophie étant un discours critique, elle implique un risque. Le contenu de cet article est fondé sur un réexamen des textes écrits sur le sujet. Notre réflexion se déploie en deux temps : l’idée de philosophie africaine et sa critique d’une part, les enjeux récents du débat à son sujet d’autre part. I. La controverse sur l'ethnophilosophie et ses enjeux I. 1. La philosophie bantu selon Placide Tempels et Alexis Kagame Tempels s’intéresse aux Bantu. Mais qui sont les Bantu ? Le peuple bantu regroupe plus de 150 millions d’hommes. L’homme, Muntu a essayé de comprendre la vie, le destin, la 1 J. HOWLETT J. : « La philosophie africaine en question » in Présence Africaine, n° 91, 1974, p. 19. 2 HOTTOIS, De la Renaissance à la postmodernité, Bruxelles, De Boeck, 1998. p. 445. 2 Marcel BIVEGHE MEZUI société, la nature, la mort, l’univers. Il a ainsi une conception globale de l’univers et des forces qui l’orientent et le sous-tendent. Le père Tempels a travaillé sur les Baluba du Katanga au Congo et il a reconnu que les peuples africains avaient une pensée que l’on pouvait assimiler à la philosophie. Il soutient que les Bantu, dans leur parler, expriment la vérité ultime de leur vision du monde : « Leur langage n ‘est pas comme le nôtre, ils parlent de manière tellement concrète, en des mots qui se rapportent immédiatement aux choses mêmes, ces peuples parlent ontologiquement »3. Selon Tempels, la langue bantu exprime la force vitale. Elle exprime l’état de celle-ci. Souleymane Bachir Diagne rappelle que cette remarque du Père Tempels « se rapporte à la façon dont les diverses manières de désigner un homme indiquent, de façon très concrète, l’état de la force vitale qui constitue son être, depuis le degré de force proche de zéro, chez celui qui est alors dit mort (mufu), jusqu’au niveau ultime de celui qui s’avère un chef (mfumu), par la puissance qu’il est »4. Il y a donc ici ce que S. B. Diagne appelle une échelle ontologique de l’intensité de la force vitale qui constitue l’être. Cette force peut diminuer ou croître. Dans ce cas, c’est l’être qui diminue ou croît. Le muntu, l’être humain, n’a pas la puissance, il l’est. Il est ce qu’il a, parce que « ce qu’il possède ne lui est pas extérieur, mais s’incorpore véritablement à ce qu’il est ». La conception bantu du monde est anthropocentrique, c’est-à-dire que tout est considéré en termes de relation avec l’être humain (Muntu). Les Bantu, nous dit Tempels, ont une pensée qui pèse sur eux comme « une force déterminante » 5. Cette force les « domine et oriente leur comportement »6 Les catégories essentielles de cette vision anthropocentrique du monde sont : d’abord Dieu, explication ultime de l’origine de la substance de l’homme et de toute chose ; ensuite les esprits : faits d’êtres humains et des esprits des hommes morts auparavant ; puis l’homme comprenant les vivants et ceux qui sont sur le point de naître ; puis encore les animaux et les plantes ou le reste de la vie biologique ; enfin les phénomènes et objets qui ne participent pas à la vie. Ainsi, l’homme n’est pas exilé dans le monde : « En termes anthropocentriques, Dieu est le créateur et celui qui nourrit l’homme ». Les esprits expliquent la destinée de l’homme ; l’homme est le centre. Les animaux, les plantes, les phénomènes et les objets constituent le milieu où il vit, et lui procurent les moyens d’exister. L’homme n’est pas quoi que ce soit, il vit en union du divers dans l’univers concret. Il a des rapports distincts et solidaires avec chaque être de l’univers. Cela va dans le même sens que ce que dit Alexis Kagame « Ainsi le préexistant a fait surgir les commençant-à-exister, les a créés y compris les Ancêtres reculés. Ces derniers, à leur tour ont fait surgir les membres de la société ». Ici le fondement, le subsistant, dans le système des natures et l’ordre des choses, c’est l’homme. Il établit des rapports de communauté et de communion avec chaque plan de la création. Il existe chez le Muntu une parenté de l’homme et des choses. Dieu est l’Ancêtre lointain, le plus haut en dignité et le plus ancien. Il est la source permise de toute vie. Ce Dieu unique qui a créé toute chose reste tout de même assez distant dans la vie quotidienne. Aucun acte de culte en conséquence ne lui est vraiment rendu. Dieu dépasse l’homme en intelligence et en puissance. Après Dieu, il y a les esprits. Ce sont des êtres surhumains, des Ancêtres reculés du commencement. Ce monde des esprits et des ancêtres est plus proche de la société humaine que de l’univers proprement divin. Il y a de bons et de mauvais esprits des Ancêtres primordiaux. Le bien et le mal apparaissent visiblement à ce niveau dans la cosmogonie bantu. Les Ancêtres lointains, tels les dieux grecs, restent sujets aux passions, à la colère, à la rancune, à la haine, à la vengeance, à l’amour, à la générosité. Il existe des rites et cérémonies pour apaiser leur colère et demander leur bénédiction. Dans le monde des vivants, il existe des hommes peu ordinaires, capables d’avoir des relations mystiques avec le monde des esprits et avec celui des morts. Ce sont des maîtres, des initiés, des sorciers, des tradi-praticiens, des guérisseurs. Tout est en relation avec l’homme : 3 P. TEMPELS, La philosophie bantu, Paris, Présence Africaine, 1949, p. 101. 4 S. B. DIAGNE, « Revisiter la philosophie bantu », Revue Politique Africaine, n° 77, mars 2000, p. 46. 5 P. TEMPELS, op. cit., p. 6. 6 Ibid., p. 9. 3 Marcel BIVEGHE MEZUI Dieu, par l’intermédiaire de la vie qu’il donne, les Esprits et Ancêtres primordiaux parce qu’ils agissent constamment dans le monde des vivants. La vision bantu du monde, non seulement tourne autour de l’homme, mais encore fait de celui-ci, en tant que tel, toute une communauté. L’être humain en vie a la vie. Il possède un esprit qui rejoint l’univers des génies et des morts. De ce fait, il connaît l’immortalité. L’année 1945 est significative. Ce que Tempels a voulu montrer, à une époque où la rationalité occidentale montre ses limites, est que, malgré la diversité des cultures, l’esprit humain est identique. L’un des premiers à faire une critique scientifique de l’œuvre de Tempels est un autre ethnophilosophe, le Rwandais Alexis Kagame. Elungu PEA rappellera plus tard que Placide Tempels s’appuie sur la tradition scolastique et Alexis Kagame sur la métaphysique aristotélicienne et thomiste. Etant d’origine africaine, Kagame connaissait mieux que le missionnaire belge le contexte culturel et surtout la langue du peuple qu’il étudie. Ce qui en soi, ne constitue pas un avantage. Il conteste les principes fondamentaux de Tempels, notamment l’identité que le Belge pose entre l’être et la force vitale. Kagame fait grief à Tempels de «Parler en généralisant d’une manière indue, sans preuves ». Selon le Rwandais, ce que Tempels appelle philosophie bantu est l’exposition de ses propres idées. Il écrit ceci dans La philosophie bantu comparée : « Nous ne disons pas que le livre du père Tempels ne renferme pas une certaine philosophie. Mais elle aurait gagné à être présentée comme cogitations personnelles ». I. 2. La critique de l’ethnophilosophie par Marcien Towa, Eboussi Boulaga, Paulin Hountondji et Elungu PEA La critique de la philosophie bantu ou de l’ethnophilosophie est presqu’aussi ancienne que l’annonce de cette philosophie. Il semble néanmoins que, revendiquer une telle critique, c’est s’exposer au reproche de discrimination en faveur de la philosophie occidentale. Point n’est besoin ici, d’examiner en détail les objections formulées contre cette philosophie négroafricaine. Revenons tant soit peu au père Tempels. Il affirme que la langue bantu est une langue concrète, dans laquelle les mots représentent les choses, par opposition aux langues abstraites des sociétés qui ont atteint un haut degré de sophistication. A ce niveau, l’auteur a préparé pour ses adversaires un angle d’attaque. Deux principaux reproches ont été faits à Tempels : on lui a fait grief non seulement de reproduire le schéma de l’ethnologie traditionnelle qu’il a voulu combattre, mais également d’identifier une philosophie sans philosopher, et de faire de la philosophie, une vision du monde collective. Le vrai sujet de cette philosophie n’est personne en particulier, mais l’ethnie. C’est à cause de cette démarche, affirme S. B. Diagne, que la philosophie africaine a été critiquée, mais au nom de ce qu’est véritablement la philosophie, c’est-à-dire un acte conscient et une activité critique, et non la transmission d’un ensemble de préjugés par une collectivité. Sur ce débat, Théoplile Obenga qui semble insister plus sur l’expression vision du monde que sur le terme philosophie, nous dit qu’il s’agit d’un débat caduc et peu substantiel. Il y a néanmoins une nécessité, au moins académique, de revenir aux reproches adressés à la philosophie africaine. Nous allons nous appuyer essentiellement sur les critiques faites par quatre philosophes : Marcien Towa, Eboussi Boulaga, Paulin Hountondji et Elungu PEA Marcien Towa. Selon lui, la philosophie est « la seule discipline qui a le courage et la force de soumettre ouvertement l’Absolu à la discussion. On entrevoit ici la critique adressée à l’ethnophilosophie. Pour Marcien Towa : « L’ethnophilosophie trahit la philosophie ». Ce qui motive la critique de Marcien Towa est cette idée que la philosophie est avant tout, une analyse, une pensée critique. Il expose cet aspect dans son ouvrage principal sur le sujet, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique Actuelle. Il y écrit ceci : « Pour ouvrir la voie à un développement philosophique en Afrique, il faut que, résolument, nous nous détournions de l’ethno-philosophie, aussi bien de sa problématique que de ses méthodes (…). La redécouverte d’une telle philosophie ne saurait résoudre notre problème philosophique actuel, à savoir, 4 Marcel BIVEGHE MEZUI l’effort d’élucidation de notre actuel rapport au monde. Notre monde n’étant plus celui de nos 7 Ancêtres » . Les objections adressées à l’ethnophilosophie portent d’abord sur la méthode. La démarche de cette philosophie n’est ni purement philosophique ni purement ethnologique: « L’ethnophilosophie expose objectivement les croyances, les mythes, les rituels, puis brusquement, cet exposé se mue en profession de foi métaphysique, sans se soucier, ni de réfuter la philosophie occidentale, ni de fonder en raison son adhésion à la pensée africaine»8. Si au niveau de la méthode, l’ethnophilosophie trahit la philosophie, c’est parce que, nous dit Towa, l’ethnologue décrit sans s’engager. Or, l’ethnophilosophie s’engage. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit pour cela, d’une philosophie au sens strict du terme. Car le choix entre les opinions ici et l’adhésion à telle ou telle position ne sont pas motivés par la force des arguments mais l’appartenance ou la non-appartenance à la tradition africaine 9. L’ethnophilosophie ne doit plus consister à célébrer un âge doré africain, ni à magnifier les valeurs et la grandeur de l'Afrique. De l’enthousiasme téméraire qu’elle était, la pensée doit devenir hypercritique et désenchantement, « Elle doit permettre le diagnostic d’un mal à guérir, la délimitation d’une lacune à combler ; la nouvelle finalité est de trouver le point de départ d’un mouvement et non plus des raisons d’autosatisfaction et de conservation »10. La pensée de Marcien Towa repose sur cette conviction qu’il existe entre les hommes une identité générique. Ici paradoxalement, la défense de l’identité aboutit à l’universalisme, à la tolérance, à l’ouverture à autrui. Dans Identité et Transcendance, Towa montre que les différences raciales sont inessentielles et ne déterminent pas les différences culturelles. L’humanité n’est pas génériquement identique malgré la diversité culturelle, mais précisément en raison de la multiplicité des cultures. La pensée philosophique de Marcien Towa débouche sur une pensée politique, un appel à la prise de conscience des peuples africains, mais aussi à l’universalisme et même à l’humanisme. Contre l’ethnophilosophie, nous pouvons retenir ensuite la critique de Fabien Eboussi Boulaga. Il est né en 1934 et est de nationalité camerounaise. Il fait partie, avec Marcien Towa, de ceux qui ont formulé les critiques les plus sévères contre Placide Tempels et l’ethnophilosophie. Cette dernière ne serait rien d’autre qu’une déformation, une construction en forme de philosophie des matériaux de l’ethnologie traditionnelle. Pour Eboussi Boulaga, dont la critique rejoint ici un peu celle de Towa qui l’approuve, l’ethnophilosophie n’est pas une philosophie mais la description d’une culture négro-africaine qui présente une unité : « Nous ne prétendons certes pas, nous dit Eboussi Boulaga, que les Bantous soient à même de nous présenter un traité philosophique, exposé dans un vocabulaire adéquat »11. A ce niveau, on a bien l’impression qu’Eboussi Boulaga nous conduit, non vers un dilemme mais plutôt vers une impasse. Il critique à la fois l’ethnophilosophie et ce qu’il appelle la conception des serviles imitateurs des philosophes occidentaux. Mais cette impasse ne signifie pas que nous sommes sur une fausse route, car la critique montre la nécessité pour l’Africain de s’engager sur le chemin de la philosophie, en se fondant sur ses propres valeurs et visions. La particularité africaine peut ainsi enrichir le discours philosophique. Le troisième critique de l’ethnophilosophie est Paulin Hountondji. Son argument principal est qu’il n’existe pas de philosophie collective comme le prétendent les ethnophilosophes. Sa critique rejoint celle d’Eboussi Boulaga en ceci que, pour Hountondji, l’ethnophilosophie est « Une philosophie qui, plutôt que de fournir ses propres justifications rationnelles, se réfugie paresseusement derrière l’autorité d’une tradition, et projette dans ses 12 propres thèses, ses propres croyances » . 7 M. Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique Actuelle, Yaoundé, éd. Clé, 1981, p. 35. 8 S. AZOMBO-MENDA et M. ENOBO KOSSO , Les philosophes africains par les textes, Paris, Fernand Nathan, 1978, p. 99. 9 Il convient de nuancer ici ce que dit Towa dans la mesure où cela ne s’applique que partiellement au cas de Tempels. 4 Ibid., pp. 53-54. 11 F. EBOUSSI BOULAGA , « Le Bantu problématique » in Présence Africaine, n°66, 1968, pp. 9-10. 12 P. HOUNTONDJI, Sur la philosophie africaine, Paris, Maspero, 1977, pp. 55-66. 5 Marcel BIVEGHE MEZUI L’erreur des anthropologues et ethnophilosophes est cette volonté de projeter leur propre vision. La philosophie comme la science, repose sur un débat libre et des positions soumises à l’appréciation de tous. Tout cela suppose une liberté de pensée, d’expression, celle qui est confisquée aujourd’hui par les régimes politiques africains. L’un des obstacles principaux à l’essor de la pensée philosophique dans l’Afrique actuelle, est l’absence de liberté politique. La philosophie est un discours rationnel qui se réalise dans une libre discussion. Elle n’est pas la célébration d’un héritage culturel. Selon l’auteur, l’ethnophilosophie a joué un rôle inhibiteur en empêchant les penseurs africains d’exercer leur talent d’analystes sur la pensée, la culture et les expériences africaines. Hountondji affirme que Placide Tempels a commis une erreur en comparant une sagesse à une philosophie : « S’il faut comparer la sagesse africaine à quelque 13 chose, nous dit cet auteur, ce n’est pas à la philosophie mais à la sagesse européenne » . D’autre part, précise l’auteur, la philosophie attribuée aux Bantu n’est pas la leur, mais celle de Tempels, même si, dans sa construction, se trouvent des éléments de la culture africaine. Hountondji critique ici ce qu’il appelle « la philosophie à la troisième personne » ; c’est-à-dire celle dans laquelle le sujet philosophique se réfugie derrière la pensée du groupe. Ce que récuse Hountondji est cette mystification de l’ethnophilosophie. Qu’est pour lui, la philosophie ? Ce sont les textes. Et, la philosophie africaine ne peut être qu’un ensemble de textes écrits par des Africains eux-mêmes. L’auteur le souligne dans un exposé qu’il a fait à Copenhague en 1970 : « S’appelle philosophie africaine, un ensemble de textes : l’ensemble, précisément, des textes écrits par des Africains et qualifiés par leurs auteurs eux-mêmes de 14 philosophiques » . Hountondji revient sur une idée répandue à savoir que ce qui pose justement le problème est l’appellation « philosophie africaine » qui désigne un ensemble de croyances. Mais on peut aller plus loin dans le sens de la critique initiée par Hountondji. La philosophie africaine est une philosophie dans laquelle le questionnement et l’étonnement ne sont pas des données fondamentales ; une philosophie qui proscrit toute remise en cause et tout dépassement de la tradition, une philosophie dépourvue de son aspect dialogique. Ici la philosophie est soumission à la tradition. On peut reconnaître tout de même que cette critique de l’ethnophilosophie par Hountondji se veut réaliste. Réaliste parce que, tout en dégageant la responsabilité de l’Occident dans le mal africain, son analyse aboutit à un rejet de la récrimination de l’autre, et pose cette idée qui apparaît dans Les savoirs endogènes : « Les hommes sont toujours un peu 15 responsables de ce qui leur arrive » . Enfin, parmi les critiques de l’ethnophilosophie, il y a Elungu PEA. Il reproche à celleci de manquer d’esprit critique. Selon lui, cette philosophie ignore « une forme de pensée qui, 16 suscitée par le doute, se trouverait constamment alimentée par lui » . L’auteur montre que cette philosophie est incapable de douter d’elle-même. Or, toute philosophie doit commencer justement par ce doute qui tient la pensée éveillée. La philosophie s’oppose, avant tout à la naïveté infantile. Comme les autres auteurs que nous avons déjà cités, Elungu PEA, qui rejette également l’idée d’une philosophie bantu, va jusqu’à affirmer que la mentalité africaine est antiphilosophique. S’appuyant sur l’analyse de Franz Grahay qui s’oppose à Tempels, il définit la philosophie comme un discours rationnel et critique. Or, l’ethnophilosophie ignore sa spécificité parmi les sciences. II. Les nouveaux enjeux du débat sur la philosophie africaine II. 1. L’ère postmoderne : un nouvel âge Le débat sur la philosophie africaine a connu un recentrement à l’âge postmoderne. La postmodernité repose sur quelques idées fondamentales. La première est celle de l’incrédulité à 13 P. HOUNTONDJI, Combats pour le sens, Cotonou, éd. du Flamboyant, 1997, p. 99. Mais nous n’assumons pas la distinction que l’auteur fait ici entre philosophie et sagesse. 14 I b i d ., p. 108. Mais l’auteur reviendra sur cette définition un peu péremptoire de la philosophie africaine, pour prendre en compte les textes oraux. 15 P. HOUNTONDJI, Les savoirs endogènes, Paris, Karthala, 1994, p. 5. 16 ELUNGU PEA, Eveil philosophique africain, Paris, L’Harmattan, 1984, p. 52. 6 Marcel BIVEGHE MEZUI l’égard des métarécits, et parmi eux, on note justement la croyance en la raison. On entend par métarécits, selon G. Hottois reprenant Lyotard, « des histoires et représentations les plus générales et les plus fondamentales dont on admet qu’elles détiennent le sens ultime et la justification dernière de ce à quoi les hommes adhèrent et de ce qu’ils entreprennent »17. Selon Lyotard, ces métarécits étaient « des narrations à fonction légitimante »18 Ce sont eux qui ont servi à légitimer la civilisation occidentale. Les autres idées fondamentales sur lesquelles repose la postmodernité dérivent de la fin des métarécits. Celle-ci entraîne l’évolution vers les microrécits. Cette évolution montre que toute vérité n’est que partielle. On assiste à la dissolution de la vérité absolue au profit des vérités différentes. La postmodernité repose ensuite sur l’hyperculture, la promotion du différentialisme et l’éclectisme. Ce mouvement s’accompagne de la libération des diversités et de l’affirmation des différences. C’est aussi l’aspect que met en lumière Giannie Vattimo. Le monde éclate en des mondes. C’est ce phénomène que Lyotard appelle l’éclectisme. On revient donc à la notion havélienne de l’égalité des différences. Ce différentialisme conduit à une destandardisation des critères de la vérité, celle-ci cède la place aux vérités. La postmodernité lutte contre l’académisme. Elle refuse des différences hiérarchisantes. Richard Rorty, un partisan du néopragmatisme, est allé jusqu’à affirmer qu’aucune pratique humaine, telle la science, ne peut être privilégiée par rapport à toutes les autres. Il soutient que la science doit être considérée comme une pratique sociale parmi d’autres. La postmodernité a été la critique de la science et de la pensée occidentale comme valeurs suprêmes. A l’ère postmoderne, chacun se rend compte que son interprétation de la vérité et sa culture sont aussi valables que celles qui lui ont été imposées. C’est l’ère de la reconnaissance des particularités parmi lesquelles s’inscrit la philosophie africaine. Il reste à dégager sa singularité. II.2. La philosophie africaine comme analyse des structures du langage Depuis une décennie, et en partie grâce à l’époque postmoderne, la querelle entre philosophie et ethnophilosophie semble dépassée. Nombreux sont les auteurs qui reconnaissent que la philosophie africaine existe. C’est la position adoptée au colloque organisé en septembre 2004 à Porto Novo, qui avait pour thème « La rencontre des rationalités ». A ce colloque dirigé par Hountondji, des philosophes tels que M. Hebga affirment que la philosophie africaine existe comme un particulier universel. Cet auteur attire l’attention sur le fait que « tout universel attribué à un individu ou à une aire culturelle donnée n’est qu’un particulier porté à l’infini par une induction audacieuse et téméraire ». Selon Hebga, auteur de Rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux, la rationalité est nécessairement particulière et n’est nulle part donnée, exposée à la vénération des esprits. L’auteur cite Hegel, Nietzsche, Heidegger et bien d’autres philosophes qu’on peut soupçonner de traiter philosophiquement les problèmes humains à travers le prisme de la culture occidentale. Nous pouvons ajouter à l’appui de sa thèse cette idée que la philosophie grecque naît d’une certaine manière des mythes indoeuropéens. Selon Hegba, la philosophie africaine doit prendre en compte toute l’histoire de l’Afrique depuis l’Egypte pharaonique. Il évoque le moment où l’Egypte était l’un des centres spirituels du monde et où les grands fondateurs de la science et de la philosophie grecques allaient s’y initier à la connaissance. C’est ce moment que Cheikh Anta Diop présente comme 18 celui de « l’origine égyptienne de la civilisation » . De son côté, P. Hountondji insiste déjà sur ce qui fait la différence entre Placide Tempels et Alexis Kagame est que le premier expose une vision du monde ; au lieu que le second, derrière la tournure syntaxique des langues bantus, essaie d’identifier des universaux. Selon Hountondji, la philosophie africaine doit se dégager des structures du langage. C’est aussi la position du philosophe Maniragaba Balisbutsa. Dans son livre, Eléments de nomographie africaine, il montre d’abord que la philosophie grecque est l’œuvre d’individus historiquement connus que la société a marginalisés. S’appuyant sur le fait que la philosophie grecque elle17 HOTTOIS, De la Renaissance à la postmodernité, Bruxelles, De Boeck, 1998, p. 448. 1 8 J.-F. LYOTARD, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, éd. Galilée, 1986, p. 34 . 18 C. A Diop, Nations nègres et culture, Paris, Présence Africaine, 1955, p. 400. 7 Marcel BIVEGHE MEZUI même a pris essor à partir des données linguistiques, il se propose, à son tour, d’identifier une philosophie authentiquement africaine à partir de l’unité des structures grammaticales. Ainsi, l’auteur applique l’herméneutique philosophique et l’analyse philologique aux données linguistiques et littéraires. Selon Maniragaba, l’erreur des critiques tels que Towa a été de clamer l’abandon de l’ethnophilosophie, et de rejeter toute réévaluation critique du passé africain. Il s’oppose à cette idée que la philosophie est uniquement un discours critique. Pour lui, la philosophie africaine est l’analyse des systèmes conceptuels les plus caractéristiques de la 19 pensée africaine qui est « incrustée dans les structures du langage » . Quelle est la tâche d’une telle philosophie ? L’auteur, pour répondre à cette question, reprend des anciens critiques tel Towa, cette idée que la philosophie doit jouer un rôle catalyseur dans la renaissance spirituelle en Afrique. Elle doit aussi prendre en charge, de façon critique, le patrimoine culturel et servir d’espace au dialogue des cultures. Cette philosophie a une mission : aider l’Afrique à sortir du sous-développement grâce à l’élaboration des projets auto-centrés. Sa position est que, la véritable philosophie africaine doit se dégager des corpus littéraires et linguistiques des cultures africaines. Mais il est un fait notable : souvent des penseurs se sont trompés en attribuant à la philosophie africaine des tâches qui de nos jours, ne peuvent plus relever des compétences habituelles de la philosophie. C’est une méprise qui à notre avis, est reprise par Maniragaba Balisbutsa. Si on considère sa position, elle se résume à cette idée que la philosophie africaine, dégagée des structures du langage doit jouer un rôle dans la renaissance spirituelle de l’Afrique ; et participer au développement et à la libération de ce continent. Cette idée se retrouve chez Kwame Nkrumah, Marcien Towa, Paulin Hountondji, etc. La méprise vient de ce qu’on parle des tâches de la philosophie africaine et non du philosophe africain. Tout se passe comme si les philosophes-fonctionnaires africains étaient incapables de jouer un rôle et se cachaient derrière la philosophie. Voilà pourquoi nous voulons à nouveau recentrer le débat et dire que doit être le philosophe africain. II. 3. La philosophie africaine redéfinie comme séjour et risque Il semble que les missions dévolues à la philosophie par Maniragaba et d’autres auteurs ne relèvent pas des compétences de cette discipline. Certes l’idéal aurait été que la philosophie africaine se mette au service de la promotion et de la libération de ce continent dans tous les domaines. Dans quelle mesure la philosophie peut permettre la renaissance spirituelle de l’Afrique ? Il y a des précisions à faire au sujet des compétences de la philosophie pour éviter des confusions. La philosophie qui, à sa naissance en Grèce, est une attitude théorétique qui est par définition non pratique. Les Grecs, nous dit Edmund Husserl, « produisent la theoria et rien 20 que la theoria » . D’autre part, il existe originellement une rupture entre le monde du philosophe et la société dans laquelle il vit. Ce qui singularise le questionnement philosophique est une sorte de décalage vers ce qui n’est pas à l’ordre du jour. Heidegger par exemple, définit la philosophie comme renoncement à tout séjour dans les domaines courants de l’étant. La philosophie est ce séjour dans l’ailleurs et dans l’autrement. La mort de Socrate est l’illustration de cette incompréhension permanente. Le vrai philosophe est toujours en exil, il vit dans l’asseulement. C’est cet exil qui justifie l’inutilité du philosophe. Mais, cette inutilité trouve son origine dans le fait que les hommes ne veulent pas s’en servir. Mais, c’est grâce à cette inutilité que le questionnement philosophique est libre de toute cause et de toute idéologie. C’est grâce à son non usage qu’il résiste à l’usure. La rupture entre la société et le philosophe révèle un fait : l’activité philosophique n’a pas la prétention de répondre aux préoccupations de la société, notamment celles qui sont d’ordre pratique. La philosophie africaine ne peut pas, à notre avis, réaliser directement les missions qu’on lui donne : la libération du continent et son développement économique. Mais il apparaît que l’exil du philosophe nous offre une piste. Socrate avait déjà signalé que si le philosophe est inutile, ce n’est pas parce qu’il ne sert à rien, mais parce qu’on ne veut pas le rendre utile. La pensée philosophique occidentale ou africaine nous met face à une nouvelle forme de praxis : celle de la critique universelle de toute vie et de 19 MANIRAGABA BALISBUTSA, Eléments de monographie africaine, Libreville, Editions du GRSHS, 2003, 20 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gall., 1976, p . 359. 8 Marcel BIVEGHE MEZUI tous les buts de la vie. C’est la critique de l’humanité et des valeurs qui la guident. La philosophie est inquiétude, elle est lutte contre l’adhérence naïve et l’inhérence infantile. Socrate est, à ce sujet le prototype du philosophe démystificateur. Son image est celle du taon qui aiguillonne. Le philosophe a la force d’âme qui permet de mettre en question la réalité présente. La réflexion philosophique peut aider à renverser les cadres d’interprétations habituels de la réalité africaine. L’Afrique noire qui se caractérise aujourd’hui par le sous-développement économique et l’insuffisance de liberté politique, révèle une situation dans laquelle l’homme s’est rendu obscur à lui-même. Il n’est plus de sol qui le porte. Aujourd’hui, c’est l’Africain qui lui-même, est devenu une question. Or, la philosophie comme orientation de notre être a pour tâche, l’élucidation de notre existence. L’interrogation philosophique peut aider l’Africain à se saisir de ses possibilités fondamentales pour, non résoudre les problèmes, mais s’interroger. Or, nous dit Heidegger, éprouver un manque est un atout. Le rôle du philosophe n’est pas de changer la société mais de la repenser et de concevoir les modèles d’existence et de gestion sur fond d’une recherche perpétuelle du sens. Aujourd’hui par exemple, l’Afrique noire traverse une période de crise politique avec des autocratismes. Cette crise naît d’une part de la conception traditionnelle du pouvoir politique ; d’autre part du fait que le modèle d’organisation des pays aujourd’hui fédérés dans l’O.C.D.E. a été exporté en Afrique en quelques décennies, d’abord sous la forme de l’administration coloniale, ensuite sous la forme des idéologies démocratiques (sur fond de rivalité entre puissances occidentales et démocraties populaires). Or en Occident, il a fallu quatre siècles pour que, aussi bien société civile et institutions politiques se réajustent face aux transformations historiques en traversant une certain nombre de crises (Révolutions française et américaine, mise en place des Etats nationaux modernes, guerres entre Etats). Il en est résulté en Afrique une juxtaposition explosive des structures politiques importées et des traditions en porte à faux avec ce qui, de toute façon s’impose sous la forme de la rationalité et dans une moindre mesure technicienne. Comment passer de cette juxtaposition multipliant les tensions et les contradictions à une coexistence de deux modes de vie liés à des normalités et des systèmes de repères dont la traduction en termes de relations avec la nature fournit une expression emblématique. C’est une tâche qui interpelle les philosophes du continent noir. Les philosophes et penseurs africains, dans la mesure où ils sont à cheval sur deux mondes sans être trop impliqués dans la gestion des problèmes quotidiens ont leur responsabilité dans cette tâche ; et leur dialogue avec l’idéalité occidentale est essentiel. Le philosophe africain doit dénoncer l’impérialisme, la dictature. Il doit élaborer de nouvelles représentations. C’est donc le philosophe africain qui doit jouer son rôle de dénonciation et de critique. L’analyse des structures du langage ou la présentation d’une vision du monde ne peuvent pas, en tant que telles, libérer un continent. Une pensée qui pense comme la pensée philosophique est séjour et risque. Risque, parce qu’il n’y a pas de philosophie sans deuil. Le philosophe africain doit apprendre à faire des deuils. En disant cela, nous ne définissons pas la philosophie africaine par analogie à la philosophie occidentale, mais par rapport à ce que doit être, avant tout, toute philosophie. La philosophie est une pensée libre. A sa naissance en Grèce, il y a eu autant de livres brûlés que de penseurs mis en accusation. Ce fut le cas d’Anaxagore, Diagoras, Socrate, sûrement Protagoras et peut-être Euripide. La philosophie est redescente dans les profondeurs de l’Être. C’est cette redescente qui offre à l’homme la saisie de ses possibilités fondamentales. En Grèce, la philosophie était une manière de vivre. Il faut que le philosophe africain garde le courage de soumettre l’Absolu à la discussion et de renverser les cadres d’interprétation traditionnels. Il doit avoir pour tâche, la vérité. C’est aussi cela l’assimilation du secret de la puissance matérielle des Occidentaux que réclame Towa. La philosophie africaine doit éviter deux écueils : le repli dans un particulier fermé, et la glose érudite des penseurs occidentaux. Nous allons insister sur le risque de repli qui guette les penseurs africains. Ceux-ci se laissent déterminer par la recherche de l’originalité africaine. Or la volonté d’enfermement a souvent été à l’origine de la ruine des peuples. Il y a une illustration historique à cela : ce qui a causé le déclin du peuple arabe est l’enfermement. Au Moyen Âge, pendant que l’Europe s’ouvrait à la culture, les Arabes s’enfermaient sans s’enquérir sur ce qui se passait dans les universités européennes. Or, ce qui a permis à l’Europe de bâtir sa puissance, c’est son ouverture. Ce qu’on appelle aujourd’hui la civilisation occidentale, n’est composé en grande partie que des dettes intellectuelles et culturelles contractées auprès d’autres peuples 9 Marcel BIVEGHE MEZUI comme le souligne l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop. Ce qui caractérise, l’idéalité occidentale est un pouvoir d’abstraction et de conceptualisation issu de sa dimension logique. Conclusion Après une telle étude, il appert d’une part que ce qui doit caractériser une philosophie authentiquement africaine n’est pas tant la recherche de l’originalité mais la réalisation d’une tâche. Elle se distingue de la pensée mythique qui unit l’homme à l’ensemble de l’étant. Très tôt, la philosophie occidentale née de cette idéalité, avait compris que la vérité est quelque chose que l’on ne peut appréhender définitivement. Elle est une chose qui s’échappe, qui, en étant pourtant est absente, tient la pensée en éveil. C’est cette présence-absence qui nourrit la pensée rationnelle, car le sage doit rechercher la vérité. Dès lors, celle-ci n’est plus une propriété qui donne un statut, elle est une tâche que le sage doit accomplir. L’idéalité grecque donne naissance à une nouvelle spiritualité. Une philosophie africaine n’est donc possible que si les Africains arrivent à se défaire du raisonnement de type régressif, qui les condamne à l’imitation des ancêtres. Comme l’établit D. Zahan dans son livre Religion, spiritualité et pensée africaine. Il faut donc que le langage, comme système, cesse de servir seulement à la communication, qu’en établissant la différence sujet/objet, il soit un instrument de conceptualisation et d’idéalisation. Ce projet n’implique pas l’abandon du mythe mais une lecture autre de celui-ci que celle qui a prévalu jusque là. Un autre lien entre mythe et raison qui s’établit chez Cassirer et J.-P.Vernant peut nous guider dans ce propos. Ce débat sur l’ethnophilosophie a, au moins le mérite de dessiner une pensée philosophique assumée par les Africains eux-mêmes, même si la question de savoir à quel point cette philosophie est libre visà-vis des pensées et des concepts occidentaux persiste. Rien n’empêche d’ailleurs de penser qu’il s’agit là, d’un faux débat, sauf à considérer d’une part que l’Occident est le seul héritier légitime des Grecs et que le message d’universalité issu de la Grèce s’adresse uniquement à l’homme occidental. Or justement, cette considération est encore en discussion. Si l’appellation philosophie africaine pose problème, Ce n’est pas tant parce que quelques philosophes africains sont incapables d’exercer une pensée critique assimilable à la philosophie, mais plutôt parce que la philosophie est rebelle à tout genre de confiscation. La philosophie africaine ne peut être définie hors du grand champ de la philosophie universelle, au contraire cette philosophie n’existera que pour autant qu’elle sera ouverture à l’autre. Bibliographie ABANUKA B., A new essay on african philosophy, Nsukka, Nigeria, 1994. AZOMBO-MENDA S. et . ENOBO KOSSO M., Les philosophes africains par les textes, Paris, Fernand Nathan, 1978. DIOP C. A., Nations nègres et culture, Paris, Présence Africaine, 1955. EBOUSSI BOULAGA F., « Le Bantu problématique » in Présence Africaine, n°66, pp. 9-10. - La crise du Muntu, Paris, Présence Africaine, 1977. ELUNGU PEA, « Philosophie condition du développement en Afrique » dans Présence Africaine, n°103, Paris, 1977. - Eveil philosophique, Paris, L’Harmattan, 1984. HEBGA M., Afrique de la raison, Afrique de la foi, Paris, Karthala, 1995. - Rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux, Paris, L’Harmattan, 1998. 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