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d’internement, de catégorisation, de réification, de normalisation ? Les propos d’Aristote et de
Platon ne laissent planer aucun doute sur la dureté de l’Antiquité gréco-romaine, où la
disgrâce du corps n’était pas admise, au nom du culte de la beauté : “ quant aux enfants à
exposer ou à élever dès leur naissance, écrit le premier, que ce soit une loi de n’élever aucun
enfant difforme7 ” lui qui prétendait aussi que les sourds étaient incapables de raison8. Le
second, théoricien de l’élitisme et de l’eugénisme à nos yeux de Modernes, préconisait une
forme d’enfermement et, selon l’usage spartiate, l’infanticide, pour “ préserver la race pure
des gardiens9 ”. Les “ infirmes ”, considérés comme les signes d’une colère et d’une
punition divines envers la communauté humaine, étaient donc vendus comme esclaves,
sacrifiés, “ exposés ”, autant de manières de renvoyer à la divinité tous les “ non-conformes ”.
L’Ancien Testament et les Prophètes préconisent certes la charité envers les
déshérités, mais ils lient directement l’infirmité et la maladie au péché et à l’impureté : le
handicap sanctionne une infidélité de l’homme vis-à-vis de Dieu et celui qui en est affecté est
jugé impur. Si cette vision se trouve contestée par le Nouveau Testament, la réalité
quotidienne ne varie guère. Malgré le message et l’attitude “ évangéliques ”, privilégiant les
marginaux, les pauvres et les infirmes, on ne reconnaît pas pleinement leur humanité: ils sont
avant tout objets de charité et moyens de salut pour les bien-portants qui leur apportent
secours. Et encore, au 13ème siècle, celui des grandes cathédrales, le pape Grégoire IX
renouvelle la condamnation portée envers les simples d’esprit, fidèle en cela à Saint-Augustin
qui les classait dans l’ordre de l’animalité. C’est Edouard 1er qui leur accorde la protection
royale et ils sont même célébrés lors de la “ fête des fous ”, au cours de laquelle ils miment la
dérision de l’ordre, afin de sensibiliser au danger du chaos et préserver ainsi “ l’adhésion à
l’état existant ”, selon l’expression de Georges Balandier. On retrouve la figure de l’“ infirme
bouffon ”, à la fin du 16ème siècle, sous le règne de Philippe II d’Espagne, qui accueillait des
nains à sa cour : perçus comme des sous-hommes, ils recevaient mission de divertir les
“ humains accomplis ”. Martin Luther, lui, signe des mots implacables : “ De tels êtres (les
« infirmes ») ne sont qu’une masse de chair sans âme. Le diable siège à la place de leur âme.
6 Henri-Jacques Stiker, Corps infirmes et sociétés, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, p.23, ouvrage auquel notre propos est
ici redevable.
7 Aristote, Politique, Gallimard, 1993, Livre 7, Chap.15, p.255.
8 A noter qu’il faut attendre le 16ème siècle pour voir Girolamo Gardano admettre, pour la première fois, la capacité de
raisonnement des sourds.
9 Platon, La République, Gallimard, 1992, Livre 5, 460-c, p.172.