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L’ETHIQUE A L’EPREUVE DU HANDICAP
Charles Gardou, Professeur à l’Université Lumière-Lyon 2
Alain Kerlan, Maître de Conférences à l’Université Lumière-Lyon 2
“ Exister consiste donc à considérer son soi-même comme une altérité ”
Jean-Luc Nancy, La communauté désoeuvrée
“ Dans la proximité, l’absolument autre, l’étranger que je
n’ai ni conçu ni enfanté, je l’ai déjà sur les bras, déjà je le porte. ”
Emmanuel Lévinas
Nietzsche disait refuser toute pensée qui ne soit d’abord passée par le corps, qui ne soit
née de la musique des jambes d’un corps en marche. Le lecteur s’étonnera peut-être qu’une
réflexion éthique sur le handicap commence ainsi sous l’invocation du philosophe danseur, du
philosophe de la “ grande santé ” et du “ gai savoir ”. Nous croyons pourtant y trouver une
vérité que doit affronter toute tentative sincère et personnelle de penser le handicap. Le
handicap, cette déchirure dans l’expression de la vie, qui vient bousculer les certitudes, les
normes, les carcans, les inerties et détruire “ les cercueils de nos savoirs limitant notre
raison , pour parler comme Henri Michaux, dont l’œuvre poétique et picturale est toute
tissée de turbulence, de défiguration, de transgression, d’ “ a-normalité ”.
Le miroir du handicap
La rencontre de la personne en situation de handicap commence en effet, pour chacun
d’entre nous, avec le surgissement en face de soi d’un corps autre et profondément singulier,
comme un miroir troublé, dont l’image viendrait soudain inquiéter la conformité jusque-là
silencieuse, innocente1, de notre propre corps. En face de soi ? Peut-être, plus justement, au
fond de soi : ce court-circuit de l’Autre au Même, de la différence à l’identité, de l’apparaître
à l’être, voilà le noyau phénoménologique de l’expérience profondément troublante du
handicap saisi dans le corps et l’image de l’autre.
1 Innocens, c’est-à-dire “ inoffensif ”, “ qui ne fait pas de mal ”, “ qui ne nuit pas ”, selon l’étymologie latine.
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L’irréductible étrangeté d’autrui ouvre une faille qui vient lézarder l’“ordre” établi et
fait tomber en abîme les illusions. Elle met au jour cette part de notre intimité contenue dans
l’autre, qui demeure enfouie au tréfonds de nous-mêmes : cet “étranger interne” qui, disait
Freud, habite tout sujet, en restant hors de sa prise
L’introjection d’un corps extérieur dans notre propre chair, le face à face avec la
blessure de l’autre, cette image venue suspendre le tranquille partage de l’intérieur et de
l’extérieur, nous met en situation de crise : elle exhibe notre “ normalité ”, ex-pose notre
conformité ”, dans le moment même où elle la met en question. Notre moi idéal est comme
dénoncé en même temps que convoqué2. Battu en brèche, en quelque sorte, “ il n’est plus
maître dans sa propre maison3 ”. Et l’image, que nous renvoient les personnes en situation de
handicap, nous trouble d’autant plus qu’elle mine de l’intérieur celle que nous avons
narcissiquement investie : nous voilà à la fois trop “ bien-portants ” et moins “ bien-portants ”,
trop “ réussis ” et moins réussis ”, trop “ savants et moins “ savants ”, trop “ intelligents ” et
moins “ intelligents ”, trop “ habiles ” et moins “ habiles ”.
Le handicap nous interpelle sous le double registre de la réalité et du fantasme, mettant
en cause nos désirs, plus ou moins inconscients, d’acceptation et de rejet de l’imperfection. Le
désordre, qui paradoxalement affirme l’existence et correspond à ce que Nietzche dénommait
le “ dire oui à la vie ”, est plus que jamais au rendez-vous de l’humain. Il convoque à un
rendez-vous existentiel où l’on vit quelque chose de la perte et où l’on mesure crûment sa
propre finitude. Comment résister en effet à une forme d’anéantissement de soi devant la
déformation du visage et du corps de ce jeune homme-lit, infirme moteur-cérébral, incarcéré
dans un corps refusant de lui obéir ? Corps-fardeau, corps-naufrage. Corps-chaos, corps-
prison. Corps sans demeure. Corps sans corps. S’il entend, voit, parle et désire, il ne peut en
rien “ saisir le Destin à la gueule ”, selon les mots de Beethoven, lui-même frappé par une
surdité. Comment prévenir le sentiment de brisure devant cette fillette au corps d’adulte, qui
s’offre dans sa vulnérabilité et ne balbutie que des expressions étranges. Etre de fatigue, de
lenteur et d’immobilité. Etre de nuit, dont la présence au monde semble insignifiante.
L’insaisissable énigme de son emmurement nous frappe en pleine figure : nos critères n’ont
plus cours, nos repères s’enfuient à perte de vue…
2Ces passages sont adaptés de l’ouvrage de Charles Gardou et coll., Naître ou devenir handicapé – Le handicap en visages,
Tome 1, Toulouse, ERES, 2ème édition 1998.
3 Freud, Une difficulté de la psychanalyse, 1917
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L’un et l’autre, et tant d’autres qu’ils symbolisent, ne nous mettent pas réellement en
péril, mais, la nudité de leurs visages, dont parle si bien Emmanuel Levinas, nous appelle à la
responsabilité, elle l’instaure, elle la justifie : nous ne connaissons plus l’insouciante certitude
de nous-mêmes. Si nous parvenons difficilement à côtoyer leur “mystère ”, celui-ci nous
ramène irrésistiblement à celui de la mort, cette altérité absolue, que nous savons inéluctable
et que pourtant nous passons notre vie à refuser. Est-ce parce que nous avons peur de “ finir ”
où ils “ commencent ? Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons plus vivre tranquillement dans
l’assurance de notre pouvoir/savoir et se joue là une “ violence fondamentale4 ”. Ils nous
convient à un choix éthique : ou bien nous filons la métaphore guerrière et nous nous
retranchons dans le repli protecteur et schizoïde du rejet ; ou bien nous acceptons de nous
exposer ” et nous entendons leur besoin vital d’autrui pour “ ad-venir ” et “ s’incorporer ” à
l’humain.
Il y a, dans ce face à face, le vertige d’une norme et d’une “ bonne forme ” contestées
aussitôt qu’exposées, déconstruites en même temps qu’exhibées, ébranlées à peine installées.
Me voilà arraché à l’innocence d’une “ bonne nature ” du même : elle n’était que fiction, ou
du moins inconscience que déchire l’épreuve de la différence. Me voilà en somme
redevable ” d’une normalité et d’une conformité qui m’échoit comme ma différence. La
responsabilité à l’égard de l’autre, voilà qu’elle est littéralement et irrévocablement la mienne.
Ce renversement, cette subversion de la norme, sont sans doute pour beaucoup dans nos
comportements et nos attitudes à l’égard des personnes affectées par une déficience. Peur et
évitements, crispation sur la normalité : le refus ou le défaut de reconnaissance de l’autre, le
rejet, portent tout autant sur l’image de moi-même que pourrait me montrer la différence de
l’autre, ce miroir brisé tendu. Cet autre meurtri se fait témoin de l’inconsistance du corps et
des défaillances de l’esprit, il dessine un portrait de l’humain dont il n’est qu’une forme
amplifiée5.
La norme et la forme, qui n’étaient qu’un moment de la phénoménologie de la
rencontre, sont alors réifiées, projetées défensivement comme bonne nature (“ con-formité ”).
L’indifférence, la froide indifférence, est-elle autre chose que la forme la plus élaborée de
cette crispation ? Hostilité, et haine diffuse : comme s’il fallait faire payer l’autre de la perte
4 Jean Bergeret, La violence fondamentale, Paris, Dunod, 1996
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de mon innocence, de ma tranquille inconscience. Je le rends responsable de cette culpabilité
que déclenche en moi le surgissement de ma “ normalité ” comme différence.
Ethique et anthropologie
Si le handicap convoque en chacun son humanité, comment ignorer que l’humanité
universelle s’inscrit toujours dans des humanités particulières ? Une anthropologie
philosophique du handicap gagne à se donner pour tâche de tenter, d’une part, de saisir les
significations conférées au handicap au fil des grandes ères culturelles, à partir d’un sol
culturel spécifique ; de s’efforcer, d’autre part, de cerner à la fois leurs résonances et la
diversité des dispositifs symboliques (matériels, intellectuels, moraux…) que les sociétés ont
mis en œuvre pour essayer de circonscrire, de juguler l’ébranlement que provoque la
rencontre dans le miroir du handicap d’un autre tout de même identique, d’un
même néanmoins différent : un autre moi-même, un semblable, un alter ego, logé au cœur
d’une altérité parfois radicale.
Il n’y a pas d’histoire de la pensée en dehors de l’histoire des systèmes de pensée,
écrit justement Henri-Jacques Stiker. Il n’a pas de handicap, de handicapés en dehors de
structurations sociales et culturelles précises ; il n’y a pas d’attitudes vis-à-vis du handicap en
dehors d’une série de références et de structures sociétaires… Le handicap n’a pas toujours
été vu de la même manière… Je ne puis que, modestement, essayer de comprendre comment
se sont situés les hommes, à différentes périodes, et dire ce qui me paraît en résulter pour moi,
nous, dans notre aujourd’hui très limité6 ”. Un voyage à travers le temps –qui sera ici très
bref- suffit à confirmer qu’on ne peut appréhender nos pratiques, nos attitudes, nos
comportements envers les personnes en situation de handicap, en dehors d’une épistémè,
dirait Michel Foucault, c’est-à-dire des normes, valeurs, significations, organisations
spécifiques d’une époque donnée. Le souci éthique lui-même ne peut ignorer l’ordre social et
institué de la moralité effective, ce que Hegel appelait la moralité objective.
Quelles sont les racines anthropologiques des phénomènes d’exposition, de
suppression, de mise à l’écart, de diabolisation, de déni d’humanité, de célébration,
5 Extrait de l’ouvrage de Charles Gardou et coll., Professionnels auprès des personnes handicapées–Le handicap
en visages,Tome 4, Toulouse, ERES, 2000.
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d’internement, de catégorisation, de réification, de normalisation ? Les propos d’Aristote et de
Platon ne laissent planer aucun doute sur la dureté de l’Antiquité gréco-romaine, où la
disgrâce du corps n’était pas admise, au nom du culte de la beauté : “ quant aux enfants à
exposer ou à élever dès leur naissance, écrit le premier, que ce soit une loi de n’élever aucun
enfant difforme7 ” lui qui prétendait aussi que les sourds étaient incapables de raison8. Le
second, théoricien de l’élitisme et de l’eugénisme à nos yeux de Modernes, préconisait une
forme d’enfermement et, selon l’usage spartiate, l’infanticide, pour “ préserver la race pure
des gardiens9 ”. Les “ infirmes ”, considérés comme les signes d’une colère et d’une
punition divines envers la communauté humaine, étaient donc vendus comme esclaves,
sacrifiés, “ exposés ”, autant de manières de renvoyer à la divinité tous les “ non-conformes ”.
L’Ancien Testament et les Prophètes préconisent certes la charité envers les
déshérités, mais ils lient directement l’infirmité et la maladie au péché et à l’impureté : le
handicap sanctionne une infidélité de l’homme vis-à-vis de Dieu et celui qui en est affecté est
jugé impur. Si cette vision se trouve contestée par le Nouveau Testament, la réalité
quotidienne ne varie guère. Malgré le message et l’attitude “ évangéliques ”, privilégiant les
marginaux, les pauvres et les infirmes, on ne reconnaît pas pleinement leur humanité: ils sont
avant tout objets de charité et moyens de salut pour les bien-portants qui leur apportent
secours. Et encore, au 13ème siècle, celui des grandes cathédrales, le pape Grégoire IX
renouvelle la condamnation portée envers les simples d’esprit, fidèle en cela à Saint-Augustin
qui les classait dans l’ordre de l’animalité. C’est Edouard 1er qui leur accorde la protection
royale et ils sont même célébrés lors de la “ fête des fous ”, au cours de laquelle ils miment la
dérision de l’ordre, afin de sensibiliser au danger du chaos et préserver ainsi “ l’adhésion à
l’état existant ”, selon l’expression de Georges Balandier. On retrouve la figure de l’“ infirme
bouffon ”, à la fin du 16ème siècle, sous le règne de Philippe II d’Espagne, qui accueillait des
nains à sa cour : perçus comme des sous-hommes, ils recevaient mission de divertir les
humains accomplis ”. Martin Luther, lui, signe des mots implacables :De tels êtres (les
« infirmes ») ne sont qu’une masse de chair sans âme. Le diable siège à la place de leur âme.
6 Henri-Jacques Stiker, Corps infirmes et sociétés, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, p.23, ouvrage auquel notre propos est
ici redevable.
7 Aristote, Politique, Gallimard, 1993, Livre 7, Chap.15, p.255.
8 A noter qu’il faut attendre le 16ème siècle pour voir Girolamo Gardano admettre, pour la première fois, la capacité de
raisonnement des sourds.
9 Platon, La République, Gallimard, 1992, Livre 5, 460-c, p.172.
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