Éthique et nouvelles technologies

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Éthique et nouvelles technologies
Eric Delassus
To cite this version:
Eric Delassus. Éthique et nouvelles technologies. Réflexion sur les problèmes éthiques que
posent les nouvelles technologies 2016. <hal-01284830>
HAL Id: hal-01284830
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Submitted on 8 Mar 2016
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Éthiqueetnouvellestechnologies
ÉricDelassus
Lorsquejerepenseauxpublicationspopulairesdesciencesfictiondusiècledernieretque
j’essaiedemeremémorerlamanièredontétaitenvisagéel’évolutiondestechniquesduXXIe
siècle,j’ailesentimentqu’unécartconsidérableséparel’anticipationdelaréalité.Lemonde
del’an2000,danslesannées60ou70,étaitsouventreprésentécommeceluidelaconquête
intergalactique, des moyens de transport atteignant des vitesses pharamineuse, mais
certainementpascommeceluidel’internet,del’ordinateuretdusmartphone.Onaplutôt
l’impression,lorsquel’onsereplongedanscesimagesd’anticipationqu’ellesontétéconçues
enmultipliantlespossibilitésdesmoyenstechniquesquiétaientdisponiblesàcetteépoque,
mais qu’aucune technique réellement nouvelle n’avait été imaginé. Les véhicules volaient
dansl’espaceàdesvitessesconsidérables,lesgratte-cielpouvaientfaireplusieurskilomètres
dehauteurs,maistoutelapuissancequiétaitmiseenœuvreconcernaitpluslamaîtrisede
l’espace et la rapidité de nos déplacements, que la vitesse avec laquelle nous pouvons
communiqueretréduireletempsdetransmissiondel’information,sansmêmeavoirànous
déplacer. Ainsi, si nous regardons de prés notre environnement spatial, il n’a pas
fondamentalementchangédurantlescinquantedernièresannées,nosvéhiculesfonctionnent
toujoursglobalementsurlemêmeprincipeetnousnenousdéplaçonspasenfuséepouraller
travailler.Enrevanche,nouspouvonscommuniquerinstantanémentavecn’importequelle
partie du monde, transmettre des documents, des images, des films à la terre entière en
quelqueclicsdesouris.Laquestionn’estpasdesavoirsicelaestbienoumal,c’estainsi,la
questionestdesavoircommentnouspouvonspensercetteévolution.
Toutd’abord,commentinterprétercettedifficultéquenousavonsàanticiperl’avenir,cette
difficultéquel’onrencontre,parexemple,chezlesauteursdesBDpourenfantsetadolescents
desannées60ou70àimaginerl’an2000?Cettedifficultémesembleprovenirdeceque
notre perception du monde et de l’existence est nécessairement et en grande partie
déterminée par l’état des technologies avec lesquelles nous vivons, agissons, travaillons
quotidiennement.Jediraimêmeplusradicalementquelestechniquesquis’inscriventdans
notremodedeviecréentunmondequenousadoptons,leplussouvent,commeallantdesoi,
que nous n’interrogeons pas, et en fonction duquel notre pensée, notre imagination se
déploie,commesicemondeconstituaitleseulhorizondesenspossible.Parconséquent,il
nousestdifficiledeconcevoirunmonderadicalementdifférentdeceluiàl’intérieurduquel
nousvivons,nousneconcevons,engénéral,l’avenirquecommeleproduitdelacroissance
exponentielle de notre puissance présente, mais il nous est plus difficile de concevoir un
mondeàl’intérieurduquelsedévelopperaientdesmoyensradicalementnouveaux.
Celanousinvitedoncàremettreenquestionuneidéereçueencoretropsouventpartagées,
mêmepardesespritsquipeuvent,audemeurant,semblerfortéclairés.Latechniqueserait
neutre,ilyauraitd’uncôtélemondeetdel’autrelesmoyensquel’onmetenœuvrepour
agirsurluioupouragirenlui.Parconséquent,silatechniqueestneutre,toutdépenddonc
de l’usage que nous en faisons. Un tel postulat est fort contestable, car il suppose, non
seulement que nous sommes en mesure de maîtriser la nature, mais que nous maîtrisons
égalementlamaîtrisequenousenavons.
Or il semble plutôt que la présence même des objets techniques autour de nous, leur
coexistenceetlamanièredontilssontreliéslesunsauxautresdéterminentl’usagequenous
enfaisons.Commel’aaffirméGilbertSimondondanssonlivresurlemoded’existencedes
objets techniques, les objets techniques, les machines que nous inventons et que nous
mettonsenœuvrepourproduirelemondedanslequelnousvivons,fonctionnentenréseau.
Si cette affirmation s’applique aux machines de l’ère industrielle, elle est d’autant plus
pertinentepourlesmachinesquitraitentl’informationetsontexplicitementdestinéesàêtre
reliéesentreelles.Laconséquencedecefonctionnementenréseaudel’universtechniqueest
la production d’une seconde nature, d’un univers autonome, qui se développe selon ses
propresloisetauquelnousdevonsnousadapter.Autrementdit,cen’estjamaislatechnique
que nous adaptons à nos désirs ou à nos besoins, mais nos désirs et nos besoins qui sont
modelés,leplussouventànotreinsu,parlatechnique.
Danscesconditions,s’interrogersurlaconduiteàtenirfaceàl’invasiondecertainsobjets
techniquesdansnotreexistencen’estdoncpassuffisantpouréviterdeselaisserabsorberpar
eux au point d’adopter une manière d’être et de se comporter sur laquelle nous n’avons
aucuneprise.Onpeut,bienévidemment,sefixercertainesrèglespourlesutiliser,àl’instar
des paramètres de confidentialité sur les réseaux sociaux, choisir d’en faire un usage
spécifique,voiredenepaslesutiliser.Néanmoins,celanegarantitenriend’enfaireunusage
dénuédetouteffetpervers.Parcequelatechniqueobéitàunmodedefonctionnementqui
luiestproprenousnesommespasnécessairementenmesured’enprévoirtousleseffets.
Ainsi, ce n’est pas parce qu’on a édicté le code de la route que toutes les conséquences
néfastesrésultantdel’usagedel’automobileontéténeutralisées.Onpeutrespecterlecode
delaroutetoutenétantagressifauvolant,etcelan’empêchepasnosvoituresdepolluer
l’atmosphère.
C’est pourquoi on ne peut se contenter d’une morale pour réguler l’usage des nouvelles
technologies.Onnepeutsesatisfaired’énoncerdesrèglesdéfinissantlesbonnespratiques,
il nous faut aussi parvenir à une véritable éthique qui ne peut résulter que de la
compréhensiondelamanièredontnoussommesreliésàcesnouvellestechnologies.C’est
seulementencomprenantcommentnotrerapportauxdifférentsmoyensdecommunication
contribueàconstituerunmonde,c’est-à-direunhorizondesens,quenousparviendronsà
faireunusageadéquatdecesmachinesquiprétendentprolongernotremémoireetnotre
pensée,maisquiparfoisaussiontpeut-êtretendanceàs’ysubstituer.
Ilnes’agitdoncpasseulementdedéfinirunemoraleàl’usagedesutilisateursdesnouvelles
technologies,c’est-à-dired’appliquerdel’extérieurdesrèglesdeconduitequidéfiniraientles
bonnes attitudes à adopter. Même si cela est nécessaire, ce n’est pas suffisant. Il est
nécessaire, en effet, d’expliquer aux jeunes, et plus largement à tous les utilisateurs des
réseaux sociaux, qu’on ne peut pas y diffuser n’importe quoi n’importe comment et sur
n’importequi,quelerespectdelapersonnehumaineaaussidusenssurinternet.Toutcela
peutnousapparaîtrecommedesévidencesmorales,maisn’estpeut-êtrepasévidentpour
tout le monde. Cependant, de telles règles de bon sens ne suffisent pas, parce qu’elles
présupposentquelestechniquesquenousutilisonsnedéterminentpas,aumoinsenpartie,
l’usage que nous en faisons. Or, une véritable éthique dans l’utilisation des nouvelles
technologies ne peut émerger que de l’intérieur même de leur fonctionnement. Ce
fonctionnement,ilnousfautdonccommencerparlecomprendre.
Lesnouveauxcomportements,lenouveléthosquipourras’endégagernepourraenêtreque
plusenadéquationaveclaréalitémêmequenousvivons.Distinguerl’éthiquedelamorale
estunpeuune«tarteàlacrème»philosophique,maissicettequestionrevientdemanière
récurrentedèsqu’ons’interrogesurlesconduitesetlescomportementshumains,cen’est
peut-êtrepasnonplusparhasard.Siéthiqueetmoralesignifieétymologiquementàpeuprès
lamêmechose,«éthique»venantdugrecet«morale»dulatin–tousdeuxrenvoieaux
mœursàlamanièredesecomporter–éthiqueprésenteunesignificationsupplémentaire,car
le mot éthos désigne également l’habitation, c’est-à-dire le lieu de nos habitudes, de nos
comportements quotidiens. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’éthique procède de la
connaissancedumondequel’onhabiteetdesfacteursquicontribuentàlatransformationde
cetunivers.
DanssonTraitédelaréformedel’entendementSpinozaaffirmequepouraccéderàlasagesse,
ilnousfautcomprendreenquoiconsistentlesliensquinousunissentàlanaturetoutentière
et que cette compréhension en modifiant notre perception du monde débouchera
nécessairement sur une manière d’être et d’agir plus adéquate, c’est-à-dire plus apte au
développementdelaperfectiondenotrenature.CettecompréhensionécritensuiteSpinoza
neserad’ailleurspassansconséquencessurlesdifférentsdomainesdel’existencehumaine
etprincipalementsurl’éducation.
Dans la mesure où la nature désigne ici le tout de l’être et parce que, comme cela a été
soulignéplushaut,latechniquen’estpascontrenature,maisproduitunesecondenatureà
laquelle nous devons nous adapter, la démarche spinoziste peut très bien s’appliquer à la
question des nouvelles technologies. En comprenant la nature des liens qu’impliquent ces
nouvellesmédiationstechnologiques,nouspourronsdéveloppernotreaptitudeàlesutiliser
de manière adéquate. Nous pourrons également apprendre aux générations futures à les
utilisersansqu’ellesnegénèrentdenouvellesformesd’aliénation.
En ce sens, les nouvelles technologies relèvent de ce que Bernard Stiegler qualifie de
pharmakon.Letermedepharmakondésigneengrecunesubstancequipeutêtreàlafoisun
poisonetunremède,voireunpoisonquipeutêtresonpropreantidotelorsqu’ilestadministré
dansdesproportionsadaptés.BernardStieglerrecourtd’ailleursàPlatonpourillustrercette
vertuantidotiquedupharmakon.Eneffet,PlatondiscipledeSocrate,dontl’enseignementfut
uniquement oral, développe, entre autres dans le Phèdre, mais aussi dans le Gorgias, une
critiquedel’écriture.Critiquequin’estpassansrappelercellequisontaujourd’huiadressées
aux nouvelles technologies. Le risque serait, selon Platon, que l’écriture fige la pensée et
affaiblisselamémoire.Cependant,quefaitPlatonpourtenterderemédieràcedanger?Il
écritdesdialogues.Ilcomprendbienqu’iln’estpaspossibledereveniràl’âgedurantlequel
lapenséenes’exprimaitquedemanièreorale.Ilcomprenddoncqu’ilnousfautréfléchirau
meilleurusagequenouspouvonsfairedel’écriturepourcombattrelesdérivesauxquelleselle
pourraitconduire.Ilperçoitbienquel’écritureneserajamais«dés-inventée»etqu’ilfaut
l’utilisercommesonproprecontrepoison.Ilenvademêmedestechnologiesdel’information
etdelacommunication,lesordinateurssontlà,internetestlà,lesréseauxsociauxsontlàet
ilnousfautcomprendrecommenttoutcelafonctionnepourpouvoirenusersanstomberdans
laservitude.
Or,précisément,demêmequelebonusagedupharmakonsupposeuneconnaissancedeses
propriétés et des effets qu’il peut produire sur un organisme, le bon usage des nouvelles
technologiessupposequ’onencomprennelefonctionnemententantqu’instancesocialeet
culturelleainsiqueleseffetsqu’ellespeuvententraîner.
S’interrogersurcequis’esttransformédansnotremondeenraisondel’extensiondel’usage
des nouvelles technologies, se demander en quoi nos rapports aux choses et surtout aux
autres peuvent s’en trouver modifiés, en quoi les contenus même des savoirs qui sont
véhiculésparcesnouveauxmédiaspeuventsetrouveraffectésdufaitmêmedesmoyenspar
lesquelsilssontdiffusés,doitnousconduireàmieuxappréhendercesoutils,àrepenserleur
utilisation dans le contexte éducatif et par conséquent à mieux habiter ce monde que
produisentlesnouvellestechnologies.
Mieuxhabitercemondedanslequellenumériqueetlevirtueljouentunrôledeplusenplus
déterminant,c’esttoutl’enjeud’uneréflexionsuréthiqueetnouvelletechnologiequ’ilest
urgentdemener,sinousnevoulonspasdevenirlesesclavesdecequenousavonsenfanter.
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