La piété juive au cœur du réel

publicité
Sylvie Coirault-Neuburger
La piété juive au cœur du réel
religions
& spiritualité
LA PIÉTÉ JUIVE
AU CŒUR DU RÉEL
Religions et Spiritualité
dirigée par Richard Moreau,
Professeur émérite à l'Université de Paris XII
et André Thayse,
Professeur émérite à l'Université de Louvain
La collection Religions et Spiritualité rassemble divers types d’ouvrages :
des études et des débats sur les grandes questions fondamentales qui se posent à
l’homme, des biographies, des textes inédits ou des réimpressions de livres
anciens ou méconnus.
La collection est ouverte à toutes les grandes religions et au dialogue interreligieux.
Dernières parutions
Stéphane MARCIREAU, Le christianisme et l’émergence de l’individu chez
René Girard, 2012.
Francis LAPIERRE, L’évangile oublié, 2012.
Fabien VENON, La fin d’un bastion catholique ? Les paroisses de Montréal en
crise, 2012.
Philippe BEITIA, Les reliques de la Passion du Christ, 2012.
Matthieu ROUILLE D’ORFEUIL, Histoire liturgique du XXe siècle, 2012.
Alain BARBARIN, Croire en Jésus peut être raisonnable. Et si de nombreux
événements bibliques s’étaient déroulés autrement…, 2012.
Jean FROIDURE, De Jésus à Constantin. Comment le christianisme est devenu
une religion, 2012.
Odile BEBIN-LANGROGNET, De Savoie en Comté. Saint Pierre de
Tarentaise, 2012.
Philippe BEITIA, Le Rosaire. Une grande prière de la spiritualité catholique,
2011.
Bernard FELIX, Rencontres avec Jésus, 2011.
André THAYSE, Regards sur la foi à l’écoute de la science, 2011.
Francis LAPIERRE, Saint Paul et les Evangiles, 2011.
Maurice VERFAILLIE, L’Identité religieuse au sein de l’adventisme (18502006), 2011.
Philippe BEITIA, Les traditions concernant les personnages de la Bible dans
les martyrologes latins, 2011.
Dr Francis WEILL, Dictionnaire alphabétique des psaumes, 2011.
Céline COUCHOURON-GURUNG, Les Témoins de Jéhovah en France.
Sociologie d’une controverse, 2011.
Pierre HAUDEBERT, Théologie lucanienne. Quelques aperçus, 2010.
Sylvie Coirault-Neuburger
LA PIÉTÉ JUIVE
AU CŒUR DU RÉEL
Du même auteur, chez L’Harmattan
DIRE LA CROYANCE, 1995, Collection « Sémantiques »
EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE ET RELIGION NATURELLE
Intuition de l'art et religion implicite, 1998, Collection « Ouverture philosophique »
ÉLÉMENTS POUR UNE MORALE CIVIQUE, 1999, Collection « Ouverture
philosophique »
LA CONFUSION DU BIEN ET DU MAL
Le diable imitateur, 2000, Collection « Ouverture philosophique »
PENSER L'INACCOMPLI, 2004, Collection « Rue des Ecoles »
LE ROI JUIF
Justice et raison d'Etat dans
« Ouverture philosophique »
la
Bible
et
le
Talmud,
© L’Harmattan, 2012
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-336-00102-9
EAN : 9782336001029
2007,
Collection
« La tradition juive recommande d’être juste,
compatissant et modeste »
R. Michael Williams
Introduction
Le nouvel an juif, Roch Hachana, est sous le signe
de la liberté (re)trouvée
Le mois de Tichri va commencer, septième mois de l’année mais aussi le
premier du mois est le jour de Roch Hachana, le nouvel an juif. Deux têtes
(le mot hébreu est « roch ») en même temps, la tête du mois et la tête de
l’année. Ajoutons à cela que si nous changeons de place les lettres du mot
« Tichri » en hébreu, ‫תשרי‬, nous pouvons obtenir ‫רשית‬, ce mot qui veut dire
commencement, ou peut-être principe et que l’on trouve au début de la
Bible : Berechit, « au commencement ». Pourtant l’année des Hébreux n’est
pas un simple commencement, car « chana » renvoie à l’idée de
redoublement, comme la Michna, qui est le redoublement de la Torah par
l’étude et l’inspiration « orales ». Chana, c’est aussi l’idée de changement.
Roch, la tête, nous parle aussi de la couronne. Le Talmud, traité Roch
Hachana (8a) nous dit que le nouvel an des rois d’Israël est le début du mois
de Nissan, c’est-à-dire l’anniversaire de la libération d’Egypte, et que Roch
Hachana est le Nouvel An des autres rois du monde. Sans doute parce que
c’est l’anniversaire de tout le monde, l’anniversaire de la création du monde.
Comment sait-on que le monde a été créé le premier du mois de Tichri ?
Rabbi Eliezer l’explique ainsi (Ibid. 11a) : « D’où savons-nous que le monde
fut créé en Tichri ? Parce qu’il est dit : « Et l’Eternel dit : « Que la terre fasse
surgir de l’herbe, des graminées et des arbres fruitiers » (Gen. 1, 11). Et quel
est le mois où la terre fait surgir l’herbe et où les arbres sont couverts de
fruits ? On doit admettre que c’est Tichri. Cette période était la saison des
pluies, et la pluie tomba et les plantes se développèrent, comme il est dit :
« Et une vapeur monta de la terre » (Gen. 2, 6). »
Ce passage tient compte évidemment des saisons de la terre d’Israël. Il
place la création sous le signe de la pluie. Dans la tradition juive la pluie est
tout particulièrement une bénédiction, à ne demander que dans la saison
9
appropriée. Elle vient directement de l’Eternel. Les fêtes de Tichri se
terminent en amenant au sein de la prière la demande de la pluie.
Roch Hachana est aussi associé à la germination en ce que c’est le
Nouvel An des légumes – et des citronniers que le Talmud assimile aux
légumes (Ibid. 14b).
Roch Hachana est le jour du jugement, qui pour les Juifs a donc lieu tous
les ans, le jour anniversaire de la création du monde toutes les créatures sont
jugées : selon la Michna « toutes les créatures passent devant Lui comme les
enfants de Maron » (Ibid. 16a).
Tout jugement n’est pas une catastrophe. Le jugement divin est associé
notamment lors du Jubilée à la délivrance. En effet selon le Talmud (ibid.
8b), lors du Jubilée, entre Roch Hachana et Yom Kippour, les esclaves
n’étaient ni renvoyés chez eux ni soumis à leurs maîtres, mais ils mangeaient
et buvaient et faisaient la fête, en portant des guirlandes sur leur tête. Quand
Yom Kippour arrivait, le Beth Din sonnait du Chofar : les esclaves étaient
renvoyés chez eux et les champs retournaient à leur premier propriétaire. »
Cette histoire à peine croyable sur le plan historique prend une force
spirituelle très grande, avant Roch Hachana il y a des chaînes d’esclavage,
entre Roch Hachana et Yom Kippour on n’est pas encore délivré mais on
n’est déjà plus soumis, et l’on vit une sorte de Paradis. Et Yom Kippour et le
son du Chofar lié au Tribunal céleste nous délivre. Le Talmud a ce morceau
de phrase à méditer un peu plus loin (Ibid. 9b) : « Il est impossible qu’il n’y
ait personne dans quelque partie du monde qui n’ait pas un esclave à
libérer. »
Demandons-nous chacun si nous n’aurions pas quelqu’un à libérer et
renvoyer loin de toute domination.
Le texte dit : « Et tu proclameras la liberté (dror) sur tout le pays ». En
faisant allusion au Lévitique (25,10), le Talmud (Ibid. 9b) transforme Roch
Hachana, par référence au Jubilée, en délivrance. On voit ainsi que si le jour
du nouvel an des rois d’Israël (premier Nissan) commémore la délivrance du
joug dictatorial et aide ainsi les rois juifs à résister à la tentation de devenir
des dictateurs, le premier jour du mois de Tichri, Nouvel An des rois des
nations, fait retrouver une origine (Tichri-Rechit) de la création qui est sous
le signe de « dror », la liberté retrouvée. Celle sans doute de l’hirondelle,
puisque « dror » veut dire aussi en hébreu l’hirondelle. Celle qui apparaît à
10
l’automne en Israël ou en Afrique, et disparaît pour venir en France au
printemps.
Certains voient, au commencement de tout, leur indignation. La
façon de s’indigner de l’homme pieux est plutôt : « Non sum dignus ». Il
souhaite être ou plutôt agir toujours mieux que ce qu’il est ou fait
présentement. Il n’est jamais assez bien pour ce qu’il aspire à faire. Il y
aurait là quelque chose d’exaspérant, mais quel danger alors ! Car
l’exaspération conduit à se donner méchamment l’autorisation de mal faire.
Peut-on casser toute cette logique du mal, toujours justifié aux yeux du
méchant par une reconstruction rétrospective toute dégoulinante
d’indignation ? Oui, il suffit de se dire d’avance : « Non sum dignus » : statut
essentiel de la créature, inutilité de vouloir être Dieu, qui seul est tout ce
qu’il veut être à chaque instant, et qui fait tout ce qu’il veut faire comme cela
doit être.
Il s’agit de faire de l’Eternel un être pensé et pas seulement un être.
La piété de toute façon c’est toujours en faire plus, en faire trop peut-être,
être mal élevé en un sens. Platon déjà dans le Théétète disait que le
philosophe est mal élevé, pour les autres : il ne connaît pas les bonnes
manières, il rit quand les autres sont ridicules, il ne sait pas plaider dans les
procès parce qu’il croit devoir toujours dire la vérité, etc. Le hassid pieux
c’est un peu cela.
Pourtant l’homme pieux juif n’est pas un sauvage. Il pense d’abord à
s’unir aux autres, et c’est le souci de bonne moralité qui pourrait le pousser à
se séparer des mauvaises fréquentations. Le premier des Psaumes du roi
David enjoint à ne pas s’asseoir à côté des rieurs. En effet, il faut distinguer
l’humour vivifiant du rire vulgaire et mortifère qui détruit l’idée même
d’avoir à chercher Dieu.
Les Grecs opposaient l’eusébeia comme respect des personnes,
hommes et dieux, et l’osiotes, respect des règles et ascèse. Il y a cependant
un point commun des deux respects, qui est le souci de sortir de soi pour se
soucier de l’autre.
Il faudrait parler plus paradoxalement du respect si l’on veut
respecter la piété. Le philosophe Emmanuel Lévinas cite cette phrase de
Léon Bloy dans ses « Lettres à sa fiancée » : « Je suis pénétré d’un respect
infini qui ressemble à de l’épouvante… Quel abîme » (24 octobre 1889) et il
poursuit en pensant à Jonas à propos de ce quasi déchirement mystique :
« Quand en citant l’histoire de Jonas qui dort au fond de la cale au moment
de la tempête – je ne peux ajouter que le mot « formidable » ou quelque
chose de ce genre […] » (Carnets de captivité Grasset 2009 p. 151). Jonas
11
est tellement déchiré en permanence par sa vie de prophète et les
sollicitations de l’immense Dieu que la tempête ne parvient pas à le réveiller,
toute petite malgré ses énormes flots. « Tes fleuves, ô Eternel, roulent et
soulèvent avec fracas leurs flots impétueux, mais plus que le tumulte des
eaux immenses, plus que l’assaut formidable des vagues de l’océan,
l’Eternel est formidable dans notre farouche piété » (Psaume 113).
Les plaies d’Egypte sont là peut-être avant tout pour nous faire
admirer l’Eternel. Il nous en met en quelque sorte « plein la vue ». Derrière
la vulgarité de l’expression peut-être, nous sentons une exigence. Il nous faut
cesser d’être blasés. Si tout a commencé, c’est que Moïse a eu le bon esprit
de s’étonner, de se détourner de son chemin dans le désert pour aller voir ce
qu’était ce buisson qui brûlait sans se consumer. Alors et alors seulement
vint l’appel : « Moïse, Moïse ! »
Oui, l’homme pieux c’est celui qui en fait plus. Mais pour cela il faut
trouver ce qu’il y a à faire. Il faut étudier. Le Traité des Pères, Pirké Avot,
dans son chapitre 2, nous dit qu’un ignorant ne peut être un hassid. Mais à
l’inverse il nous faut bien comprendre qu’on ne peut chercher comme il faut
dans l’étude si l’on n’est pas déjà un hassid, celui qui n’hésite pas à en faire
plus ou trop, à s’égarer, à aller plus loin. Mon esprit procède « par sauts et
par gambades », disait Montaigne. Et le hassid le fait physiquement : il saute
en même temps que sa pensée danse.
Comme l’affirme maintes fois le philosophe Wittgenstein, la religion
n’est pas une théorie mais un mode de vie, et donc aucune critique de son
discours pris isolément comme si c’était une théorie n’est pertinente. Seule
survit peut-être l’approche performative. Un des buts de ce livre-ci est de
« défamiliariser » la piété, et la lecture. Par exemple, si l’on demandait à
quoi croyaient les Juifs avant le don de la Torah au Sinaï, des Juifs comme
Abraham, Isaac ou Jacob, la réponse serait : exactement la même chose. Le
temps n’est pas réglé que par l’histoire. Les événements en religion prennent
une valeur non pas anhistorique mais transhistorique. Ils traversent l’histoire
de part en part, comme les hébreux, dont le nom signifie entre autres peuple
de travers et de traverse. Avec leur nuque raide, ils inclinent peu la tête, mais
ils marchent droit devant, « kadima ». Ce qu’ils nous apprennent aussi, c’est
qu’il n’y a pas d’usage seulement « ordinaire » des mots qui ne présuppose
un usage essentiel extraordinaire, depuis l’origine. Ils ont toujours aussi à
être parole originaire.
Mais il y a toujours aussi dans le judaïsme le redoublement de la
parole. Les Juifs n’ont pas peur de redoubler leurs classes, de reprendre et de
redire et de retraduire. Chaque passage du Talmud peut faire l’objet d’infinis
commentaires. Mais parfois l’on aimerait bien voir expliqué l’enchaînement
des idées dans une page du Talmud. Il en est ainsi de la page 6b du traité
12
Berakhot. On pourrait dire qu’elle donne un point de vue intéressant sur ce
qu’on appelle en philosophie le finalisme. Notamment, l’homme peut-il être
considéré comme le but de la création de la nature?
On est en train de parler incidemment de la prière du matin, dans un
contexte d’étude du « chema » du soir. Rav Houna parle à ce propos des
repas du jeune marié où l’on a le devoir de le réjouir. Quel rapport ? C’est
qu’il est question, parmi les récompenses de celui qui réjouit le marié, de la
voix du matin où l’Eternel parla à Moïse devant le peuple assemblé (Exode
19,16-19). Rav Na’hman bar Yits’hak dit que réjouir ainsi le marié c’est
comme reconstruire l’une des ruines de Jérusalem (allusion sans doute à
Jérémie qui dit: alors on entendra de nouveau dans les rues de Jérusalem
« Qol sasson veqol sim’ha, qol ‘hatan veqol kala », « la voix de l’allégresse
et la voix de la joie, la voix du fiancé et la voix de la fiancée »). Alors Rav
Houna cite la fin de L’Ecclésiaste (12,13) qui dit: « Fin de parole tout est à
entendre ainsi : c’est l’Eternel que tu dois craindre. » Or le contexte dit aussi,
vers la fin de L’Ecclésiaste : « Réjouis-toi le reste de ta vie avec celle que tu
aimes, et fais ce que tu peux » (9,9-10). Il y a donc un lien possible à faire, à
la lumière des deux conclusions pratiques de L’Ecclésiaste, entre se réjouir
(avec son ou sa fiancé(e)) et craindre l’Eternel.
Alors on rebondit sur l’idée de ce que l’homme doit être
essentiellement pour lui-même. La fin de L’Ecclésiaste, à l’avant-dernier
verset, dit « Crains l’Eternel et observe ses commandements, car c’est là tout
l’homme » : « ki-zè kol-haAdam ». Donc « zè » désigne ici « craindre
l’Eternel et observer ses commandements ». C’est à cette lumière et non à
celle du finalisme des philosophes qu’il faut lire le Talmud dans la fin de la
page 6b. Rabbi Eléazar dit : « Le Saint béni soit-il dit: « Tout l’univers dans
son ensemble n’a été créé que pour « zè », pour cela ». « Cela », « zè », ce
n’est pas l’homme en général, mais c’est « un être qui se concentre sur la
crainte de l’Eternel et observe ses commandements ». Et donc, pas vraiment
pour l’homme criminel, ni Adam et Eve en tant qu’ils faisaient ce qui leur
était interdit. Donc le monde est inadapté, car il a été créé pour un autre
homme que le pécheur. Celui qui pèche moins voit sans doute alors mieux ce
qu’est le monde, du moins la nature, et la bonté du créateur d’un tel monde,
que l’homme pécheur parmi les pécheurs.
Continuons la lecture : Rabbi Aba ben Kahana dit: « Cela (« zè », à savoir
un homme qui craint l’Eternel et respecte ses commandements) a la même
importance que tout l’univers pris dans son ensemble. » C’est là une
interprétation moins finaliste mais qui donne tout son poids à l’expression
« l’homme et le monde » que les philosophes utilisent et que raillait
Nietzsche en trouvant fort prétentieux ce petit mot « et » qui mettait sur le
même plan l’homme et l’immensité de l’univers. Toute la pensée juive
insiste sur l’immensité qualitative du « tsadiq ».
13
Nouvelle étape du déplacement par rapport à un finalisme
désespérant (un monde fait pour un autre homme que l’homme habituel
puisque ce dernier est pécheur): Rabbi Chiméon ben Azai dit (certains disent
que c’est Rabbi Chiméon ben Zoma qui le dit): « Tout l’univers dans son
ensemble n’a été créé que pour recevoir l’ordre de faire cela (« zè » =faire
que l’homme soit craignant l’Eternel et respectueux des commandements). »
Si ma traduction et bonne pour « zè », alors on précise mieux le
statut de l’univers par rapport à l’homme: l’univers est le pédagogue de
l’homme pour le conduire à devenir un « tsadiq ». D’où la suite du texte, que
l’on comprend mieux dès lors si l’on veut bien y voir aussi une métaphore: si
l’univers est destiné à faire le salut de l’homme, l’homme dès qu’il s’en rend
compte doit aller au-devant, et faire le salut de l’univers (l’expression
utilisée pour cette métaphore est « liten lo chalom » qui peut vouloir dire
« saluer quelqu’un » mais signifie « lui donner paix, plénitude »).
Donc si nous le voulons bien, quand nous nous demandons si tout
nous est permis dans notre rapport à la nature, prenons plutôt pour modèle la
façon dont un « tsadiq « se comporte vis-à-vis de la nature. Alors peut-être
comprendrons-nous que sans même parler d’interdit, l’homme ne peut tout
se permettre vis-à-vis de la nature qui est son pédagogue d’une part, et qui
d’autre part est destinée à ce qui de lui est l’essentiel et le meilleur à espérer.
14
-IDiscours sur l’origine et la nature
-1L’existence du dieu-premier moteur d’Aristote n’est-elle
pas une idée contradictoire en elle-même?
En quoi le premier moteur rend-il possible le monde selon Aristote ? Sur
une telle question on a envie de relire la Physique d’Aristote, d’abord, sur la
définition du mouvement : voir le livre III. En 200b32 on lit ceci : « Le
mouvement n’est pas hors (para) des choses. » 201a9 « L’entéléchie de ce
qui est en puissance voilà le mouvement ». Cette définition est expliquée par
un exemple: 201a15 « Quand le constructible est en entéléchie il se construit,
et c’est là la construction. » 201a23 « Le moteur naturel est mobile ; tout être
de ce genre en effet meut en étant mû lui-même. Il paraît à certains que tout
moteur est mû ; non, mais à ce sujet nous verrons ailleurs ce qu’il en est, car
il y a un moteur qui est immobile. »
Et là voici une référence au Livre VIII 1-6 de la Physique, et à
Génération et corruption 1,6. Pour ce qui est du Livre VIII de la Physique
citons le chapitre 3,254a : « Voilà, entre autres, des raisons de croire à
l’impossibilité du mouvement ou du repos de toutes choses ». En outre
Aristote distingue les choses qui ne peuvent se mouvoir d’elles-mêmes et les
animaux ou êtres animés qui peuvent se mouvoir d’eux-mêmes (ch.4, 255a).
Il s’attache enfin à poser la nécessité qu’il y ait un premier moteur lui-même
immobile (ch.5). Dans Génération et corruption on retrouve les
considérations de Physique III sur le fait que l’on meut par contact, et donc
que le moteur qui meut est à la fois touchant et touché. Mais Aristote fait
l’hypothèse d’un moteur qui ne soit pas mû et cela lui semble aller avec le
fait qu’il touche sans être touché. (322b30). Pour moi c’est assez
énigmatique. Aristote veut dire qu’il ne convient pas au premier moteur
d’être « pâtissant », or d’habitude celui qui touche est touché, donc en ce
sens il est passif parce qu’il est touché par ce qu’il touche et ce qu’il meut.
(En 324b15 il dit : « L’actif est cause au sens de source du mouvement. Mais
ce en vue de quoi il agit n’est pas actif. » C’est dans le but de faire du
17
premier moteur un actif pur qui n’a rien de passif qu’Aristote dit que s’il agit
en vue d’une fin cependant cette fin n’est pas à considérer comme une cause
qui agirait sur le premier moteur, sinon cela voudrait dire qu’il subirait.
Le traité en question dit à la fin que la génération est circulaire, car sinon
il y aurait régression à l’infini. Donc on a l’impression ici qu’il n’y a pas
besoin de premier moteur historiquement puisque les éléments s’engendrent
réciproquement et que les générations ne remontent pas à une première
naissance mais sont dans un cercle infini. En Métaphysique Beta, 6 vers la
fin, éd. Tricot T. I p. 167, Aristote demande si les éléments existent
seulement en puissance, et dit : « Si les éléments existent seulement en
puissance, il peut se faire que rien n’existe du tout » (1003a).
En Métaphysique K, 9, Aristote reprend son exemple du constructible
pour parler du mouvement. Il dit (1066a5) « Une fois que la maison existe, il
n’y a plus de constructible. » On voit donc que le problème du moteur et du
mouvement, c’est que si le mouvement cesse le moteur cesse d’être aussi,
puisqu’il ne meut plus.
On en vient à Métaphysique Lambda 6 (1071b5) : « Or il est impossible
que le mouvement ait commencé ou qu’il finisse, car il est, disons-nous,
éternel. » Or pour que ce mouvement soit éternel, il faut que le moteur de ce
mouvement soit purement actif, sinon, s’il contenait de la puissance, pour
Aristote cela voudrait dire qu’il pourrait ne pas être, ce qui s’oppose à la
possibilité du mouvement du monde, puisque le monde étant fait
d’engendrement circulaires si le mouvement n’est pas infini (parce que le
moteur étant en partie en puissance pourrait contenir en lui la possibilité de
l’interruption en tant que moteur), il n’y a plus de continuité de la génération
et donc pas de génération du tout. (On n’est peut-être pas si loin de la roue
du temps des Tibétains). Ainsi il me semble que chez Aristote la théorie du
premier moteur est due au refus de concevoir une création du monde. Ou par
exemple un premier couple adamique aux origines de l’humanité.
La question est : comment cet être peut-il ne pas être une idée
contradictoire en elle-même ? Comment un être peut-il toucher sans être
touché ? Comment un être peut-il agir sur la matière sans occuper le moindre
espace ? Un tel être purement actif peut-il être un être sans contradiction ?
Ce qu’on va trouver paradoxal c’est que ce soient des textes d’Aristote
18
destinés à faire une théorie du monde en se passant d’une création et donc
d’un dieu créateur qui aient servi aux théologiens à faire la théorie du Dieu
créateur de la Bible. C’est un peu l’alliance de la carpe et du lapin.
J’ai tendance à penser sans doute parce que je suis une femme que nous
avons là une théorie quelque peu machiste: certains veulent absolument que
le masculin soit purement actif et le féminin purement passif, et cela a des
conséquences aussi sur la façon de traiter d’êtres vivants bien réels: une
femme comme purement passive, un homme comme purement actif seraient
l’idéal pour certains exciseurs. Or la vie c’est bien autre chose. Le Dieu
vivant de la Bible se présente lui-même parfois comme une mère inquiète et
attentionnée sans « avoir l’impression » de déchoir. Maïmonide lui, sous
l’influence d’Aristote, nous explique que tous ces passages où Dieu a des
sentiments, etc. etc. sont juste des images, que Dieu ne peut subir et donc ne
peut avoir de sentiments. Certains préfèrent carrément oublier tous ces
passages de la Bible où Dieu parle de lui comme mère donc comme femme.
Pour penser la vie et penser de façon vivante il faudrait sortir de l’obsession
des catégories de l’actif et du passif, qui d’ailleurs ne correspondent qu’à
certaines langues, d’autres ayant bien d’autres formes verbales, tels le moyen
en grec ou le niphal en hébreu.
19
Téléchargement