Sylvie Coirault-Neuburger La piété juive au cœur du réel religions & spiritualité LA PIÉTÉ JUIVE AU CŒUR DU RÉEL Religions et Spiritualité dirigée par Richard Moreau, Professeur émérite à l'Université de Paris XII et André Thayse, Professeur émérite à l'Université de Louvain La collection Religions et Spiritualité rassemble divers types d’ouvrages : des études et des débats sur les grandes questions fondamentales qui se posent à l’homme, des biographies, des textes inédits ou des réimpressions de livres anciens ou méconnus. La collection est ouverte à toutes les grandes religions et au dialogue interreligieux. Dernières parutions Stéphane MARCIREAU, Le christianisme et l’émergence de l’individu chez René Girard, 2012. Francis LAPIERRE, L’évangile oublié, 2012. Fabien VENON, La fin d’un bastion catholique ? Les paroisses de Montréal en crise, 2012. Philippe BEITIA, Les reliques de la Passion du Christ, 2012. Matthieu ROUILLE D’ORFEUIL, Histoire liturgique du XXe siècle, 2012. Alain BARBARIN, Croire en Jésus peut être raisonnable. Et si de nombreux événements bibliques s’étaient déroulés autrement…, 2012. Jean FROIDURE, De Jésus à Constantin. Comment le christianisme est devenu une religion, 2012. Odile BEBIN-LANGROGNET, De Savoie en Comté. Saint Pierre de Tarentaise, 2012. Philippe BEITIA, Le Rosaire. Une grande prière de la spiritualité catholique, 2011. Bernard FELIX, Rencontres avec Jésus, 2011. André THAYSE, Regards sur la foi à l’écoute de la science, 2011. Francis LAPIERRE, Saint Paul et les Evangiles, 2011. Maurice VERFAILLIE, L’Identité religieuse au sein de l’adventisme (18502006), 2011. Philippe BEITIA, Les traditions concernant les personnages de la Bible dans les martyrologes latins, 2011. Dr Francis WEILL, Dictionnaire alphabétique des psaumes, 2011. Céline COUCHOURON-GURUNG, Les Témoins de Jéhovah en France. Sociologie d’une controverse, 2011. Pierre HAUDEBERT, Théologie lucanienne. Quelques aperçus, 2010. Sylvie Coirault-Neuburger LA PIÉTÉ JUIVE AU CŒUR DU RÉEL Du même auteur, chez L’Harmattan DIRE LA CROYANCE, 1995, Collection « Sémantiques » EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE ET RELIGION NATURELLE Intuition de l'art et religion implicite, 1998, Collection « Ouverture philosophique » ÉLÉMENTS POUR UNE MORALE CIVIQUE, 1999, Collection « Ouverture philosophique » LA CONFUSION DU BIEN ET DU MAL Le diable imitateur, 2000, Collection « Ouverture philosophique » PENSER L'INACCOMPLI, 2004, Collection « Rue des Ecoles » LE ROI JUIF Justice et raison d'Etat dans « Ouverture philosophique » la Bible et le Talmud, © L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00102-9 EAN : 9782336001029 2007, Collection « La tradition juive recommande d’être juste, compatissant et modeste » R. Michael Williams Introduction Le nouvel an juif, Roch Hachana, est sous le signe de la liberté (re)trouvée Le mois de Tichri va commencer, septième mois de l’année mais aussi le premier du mois est le jour de Roch Hachana, le nouvel an juif. Deux têtes (le mot hébreu est « roch ») en même temps, la tête du mois et la tête de l’année. Ajoutons à cela que si nous changeons de place les lettres du mot « Tichri » en hébreu, תשרי, nous pouvons obtenir רשית, ce mot qui veut dire commencement, ou peut-être principe et que l’on trouve au début de la Bible : Berechit, « au commencement ». Pourtant l’année des Hébreux n’est pas un simple commencement, car « chana » renvoie à l’idée de redoublement, comme la Michna, qui est le redoublement de la Torah par l’étude et l’inspiration « orales ». Chana, c’est aussi l’idée de changement. Roch, la tête, nous parle aussi de la couronne. Le Talmud, traité Roch Hachana (8a) nous dit que le nouvel an des rois d’Israël est le début du mois de Nissan, c’est-à-dire l’anniversaire de la libération d’Egypte, et que Roch Hachana est le Nouvel An des autres rois du monde. Sans doute parce que c’est l’anniversaire de tout le monde, l’anniversaire de la création du monde. Comment sait-on que le monde a été créé le premier du mois de Tichri ? Rabbi Eliezer l’explique ainsi (Ibid. 11a) : « D’où savons-nous que le monde fut créé en Tichri ? Parce qu’il est dit : « Et l’Eternel dit : « Que la terre fasse surgir de l’herbe, des graminées et des arbres fruitiers » (Gen. 1, 11). Et quel est le mois où la terre fait surgir l’herbe et où les arbres sont couverts de fruits ? On doit admettre que c’est Tichri. Cette période était la saison des pluies, et la pluie tomba et les plantes se développèrent, comme il est dit : « Et une vapeur monta de la terre » (Gen. 2, 6). » Ce passage tient compte évidemment des saisons de la terre d’Israël. Il place la création sous le signe de la pluie. Dans la tradition juive la pluie est tout particulièrement une bénédiction, à ne demander que dans la saison 9 appropriée. Elle vient directement de l’Eternel. Les fêtes de Tichri se terminent en amenant au sein de la prière la demande de la pluie. Roch Hachana est aussi associé à la germination en ce que c’est le Nouvel An des légumes – et des citronniers que le Talmud assimile aux légumes (Ibid. 14b). Roch Hachana est le jour du jugement, qui pour les Juifs a donc lieu tous les ans, le jour anniversaire de la création du monde toutes les créatures sont jugées : selon la Michna « toutes les créatures passent devant Lui comme les enfants de Maron » (Ibid. 16a). Tout jugement n’est pas une catastrophe. Le jugement divin est associé notamment lors du Jubilée à la délivrance. En effet selon le Talmud (ibid. 8b), lors du Jubilée, entre Roch Hachana et Yom Kippour, les esclaves n’étaient ni renvoyés chez eux ni soumis à leurs maîtres, mais ils mangeaient et buvaient et faisaient la fête, en portant des guirlandes sur leur tête. Quand Yom Kippour arrivait, le Beth Din sonnait du Chofar : les esclaves étaient renvoyés chez eux et les champs retournaient à leur premier propriétaire. » Cette histoire à peine croyable sur le plan historique prend une force spirituelle très grande, avant Roch Hachana il y a des chaînes d’esclavage, entre Roch Hachana et Yom Kippour on n’est pas encore délivré mais on n’est déjà plus soumis, et l’on vit une sorte de Paradis. Et Yom Kippour et le son du Chofar lié au Tribunal céleste nous délivre. Le Talmud a ce morceau de phrase à méditer un peu plus loin (Ibid. 9b) : « Il est impossible qu’il n’y ait personne dans quelque partie du monde qui n’ait pas un esclave à libérer. » Demandons-nous chacun si nous n’aurions pas quelqu’un à libérer et renvoyer loin de toute domination. Le texte dit : « Et tu proclameras la liberté (dror) sur tout le pays ». En faisant allusion au Lévitique (25,10), le Talmud (Ibid. 9b) transforme Roch Hachana, par référence au Jubilée, en délivrance. On voit ainsi que si le jour du nouvel an des rois d’Israël (premier Nissan) commémore la délivrance du joug dictatorial et aide ainsi les rois juifs à résister à la tentation de devenir des dictateurs, le premier jour du mois de Tichri, Nouvel An des rois des nations, fait retrouver une origine (Tichri-Rechit) de la création qui est sous le signe de « dror », la liberté retrouvée. Celle sans doute de l’hirondelle, puisque « dror » veut dire aussi en hébreu l’hirondelle. Celle qui apparaît à 10 l’automne en Israël ou en Afrique, et disparaît pour venir en France au printemps. Certains voient, au commencement de tout, leur indignation. La façon de s’indigner de l’homme pieux est plutôt : « Non sum dignus ». Il souhaite être ou plutôt agir toujours mieux que ce qu’il est ou fait présentement. Il n’est jamais assez bien pour ce qu’il aspire à faire. Il y aurait là quelque chose d’exaspérant, mais quel danger alors ! Car l’exaspération conduit à se donner méchamment l’autorisation de mal faire. Peut-on casser toute cette logique du mal, toujours justifié aux yeux du méchant par une reconstruction rétrospective toute dégoulinante d’indignation ? Oui, il suffit de se dire d’avance : « Non sum dignus » : statut essentiel de la créature, inutilité de vouloir être Dieu, qui seul est tout ce qu’il veut être à chaque instant, et qui fait tout ce qu’il veut faire comme cela doit être. Il s’agit de faire de l’Eternel un être pensé et pas seulement un être. La piété de toute façon c’est toujours en faire plus, en faire trop peut-être, être mal élevé en un sens. Platon déjà dans le Théétète disait que le philosophe est mal élevé, pour les autres : il ne connaît pas les bonnes manières, il rit quand les autres sont ridicules, il ne sait pas plaider dans les procès parce qu’il croit devoir toujours dire la vérité, etc. Le hassid pieux c’est un peu cela. Pourtant l’homme pieux juif n’est pas un sauvage. Il pense d’abord à s’unir aux autres, et c’est le souci de bonne moralité qui pourrait le pousser à se séparer des mauvaises fréquentations. Le premier des Psaumes du roi David enjoint à ne pas s’asseoir à côté des rieurs. En effet, il faut distinguer l’humour vivifiant du rire vulgaire et mortifère qui détruit l’idée même d’avoir à chercher Dieu. Les Grecs opposaient l’eusébeia comme respect des personnes, hommes et dieux, et l’osiotes, respect des règles et ascèse. Il y a cependant un point commun des deux respects, qui est le souci de sortir de soi pour se soucier de l’autre. Il faudrait parler plus paradoxalement du respect si l’on veut respecter la piété. Le philosophe Emmanuel Lévinas cite cette phrase de Léon Bloy dans ses « Lettres à sa fiancée » : « Je suis pénétré d’un respect infini qui ressemble à de l’épouvante… Quel abîme » (24 octobre 1889) et il poursuit en pensant à Jonas à propos de ce quasi déchirement mystique : « Quand en citant l’histoire de Jonas qui dort au fond de la cale au moment de la tempête – je ne peux ajouter que le mot « formidable » ou quelque chose de ce genre […] » (Carnets de captivité Grasset 2009 p. 151). Jonas 11 est tellement déchiré en permanence par sa vie de prophète et les sollicitations de l’immense Dieu que la tempête ne parvient pas à le réveiller, toute petite malgré ses énormes flots. « Tes fleuves, ô Eternel, roulent et soulèvent avec fracas leurs flots impétueux, mais plus que le tumulte des eaux immenses, plus que l’assaut formidable des vagues de l’océan, l’Eternel est formidable dans notre farouche piété » (Psaume 113). Les plaies d’Egypte sont là peut-être avant tout pour nous faire admirer l’Eternel. Il nous en met en quelque sorte « plein la vue ». Derrière la vulgarité de l’expression peut-être, nous sentons une exigence. Il nous faut cesser d’être blasés. Si tout a commencé, c’est que Moïse a eu le bon esprit de s’étonner, de se détourner de son chemin dans le désert pour aller voir ce qu’était ce buisson qui brûlait sans se consumer. Alors et alors seulement vint l’appel : « Moïse, Moïse ! » Oui, l’homme pieux c’est celui qui en fait plus. Mais pour cela il faut trouver ce qu’il y a à faire. Il faut étudier. Le Traité des Pères, Pirké Avot, dans son chapitre 2, nous dit qu’un ignorant ne peut être un hassid. Mais à l’inverse il nous faut bien comprendre qu’on ne peut chercher comme il faut dans l’étude si l’on n’est pas déjà un hassid, celui qui n’hésite pas à en faire plus ou trop, à s’égarer, à aller plus loin. Mon esprit procède « par sauts et par gambades », disait Montaigne. Et le hassid le fait physiquement : il saute en même temps que sa pensée danse. Comme l’affirme maintes fois le philosophe Wittgenstein, la religion n’est pas une théorie mais un mode de vie, et donc aucune critique de son discours pris isolément comme si c’était une théorie n’est pertinente. Seule survit peut-être l’approche performative. Un des buts de ce livre-ci est de « défamiliariser » la piété, et la lecture. Par exemple, si l’on demandait à quoi croyaient les Juifs avant le don de la Torah au Sinaï, des Juifs comme Abraham, Isaac ou Jacob, la réponse serait : exactement la même chose. Le temps n’est pas réglé que par l’histoire. Les événements en religion prennent une valeur non pas anhistorique mais transhistorique. Ils traversent l’histoire de part en part, comme les hébreux, dont le nom signifie entre autres peuple de travers et de traverse. Avec leur nuque raide, ils inclinent peu la tête, mais ils marchent droit devant, « kadima ». Ce qu’ils nous apprennent aussi, c’est qu’il n’y a pas d’usage seulement « ordinaire » des mots qui ne présuppose un usage essentiel extraordinaire, depuis l’origine. Ils ont toujours aussi à être parole originaire. Mais il y a toujours aussi dans le judaïsme le redoublement de la parole. Les Juifs n’ont pas peur de redoubler leurs classes, de reprendre et de redire et de retraduire. Chaque passage du Talmud peut faire l’objet d’infinis commentaires. Mais parfois l’on aimerait bien voir expliqué l’enchaînement des idées dans une page du Talmud. Il en est ainsi de la page 6b du traité 12 Berakhot. On pourrait dire qu’elle donne un point de vue intéressant sur ce qu’on appelle en philosophie le finalisme. Notamment, l’homme peut-il être considéré comme le but de la création de la nature? On est en train de parler incidemment de la prière du matin, dans un contexte d’étude du « chema » du soir. Rav Houna parle à ce propos des repas du jeune marié où l’on a le devoir de le réjouir. Quel rapport ? C’est qu’il est question, parmi les récompenses de celui qui réjouit le marié, de la voix du matin où l’Eternel parla à Moïse devant le peuple assemblé (Exode 19,16-19). Rav Na’hman bar Yits’hak dit que réjouir ainsi le marié c’est comme reconstruire l’une des ruines de Jérusalem (allusion sans doute à Jérémie qui dit: alors on entendra de nouveau dans les rues de Jérusalem « Qol sasson veqol sim’ha, qol ‘hatan veqol kala », « la voix de l’allégresse et la voix de la joie, la voix du fiancé et la voix de la fiancée »). Alors Rav Houna cite la fin de L’Ecclésiaste (12,13) qui dit: « Fin de parole tout est à entendre ainsi : c’est l’Eternel que tu dois craindre. » Or le contexte dit aussi, vers la fin de L’Ecclésiaste : « Réjouis-toi le reste de ta vie avec celle que tu aimes, et fais ce que tu peux » (9,9-10). Il y a donc un lien possible à faire, à la lumière des deux conclusions pratiques de L’Ecclésiaste, entre se réjouir (avec son ou sa fiancé(e)) et craindre l’Eternel. Alors on rebondit sur l’idée de ce que l’homme doit être essentiellement pour lui-même. La fin de L’Ecclésiaste, à l’avant-dernier verset, dit « Crains l’Eternel et observe ses commandements, car c’est là tout l’homme » : « ki-zè kol-haAdam ». Donc « zè » désigne ici « craindre l’Eternel et observer ses commandements ». C’est à cette lumière et non à celle du finalisme des philosophes qu’il faut lire le Talmud dans la fin de la page 6b. Rabbi Eléazar dit : « Le Saint béni soit-il dit: « Tout l’univers dans son ensemble n’a été créé que pour « zè », pour cela ». « Cela », « zè », ce n’est pas l’homme en général, mais c’est « un être qui se concentre sur la crainte de l’Eternel et observe ses commandements ». Et donc, pas vraiment pour l’homme criminel, ni Adam et Eve en tant qu’ils faisaient ce qui leur était interdit. Donc le monde est inadapté, car il a été créé pour un autre homme que le pécheur. Celui qui pèche moins voit sans doute alors mieux ce qu’est le monde, du moins la nature, et la bonté du créateur d’un tel monde, que l’homme pécheur parmi les pécheurs. Continuons la lecture : Rabbi Aba ben Kahana dit: « Cela (« zè », à savoir un homme qui craint l’Eternel et respecte ses commandements) a la même importance que tout l’univers pris dans son ensemble. » C’est là une interprétation moins finaliste mais qui donne tout son poids à l’expression « l’homme et le monde » que les philosophes utilisent et que raillait Nietzsche en trouvant fort prétentieux ce petit mot « et » qui mettait sur le même plan l’homme et l’immensité de l’univers. Toute la pensée juive insiste sur l’immensité qualitative du « tsadiq ». 13 Nouvelle étape du déplacement par rapport à un finalisme désespérant (un monde fait pour un autre homme que l’homme habituel puisque ce dernier est pécheur): Rabbi Chiméon ben Azai dit (certains disent que c’est Rabbi Chiméon ben Zoma qui le dit): « Tout l’univers dans son ensemble n’a été créé que pour recevoir l’ordre de faire cela (« zè » =faire que l’homme soit craignant l’Eternel et respectueux des commandements). » Si ma traduction et bonne pour « zè », alors on précise mieux le statut de l’univers par rapport à l’homme: l’univers est le pédagogue de l’homme pour le conduire à devenir un « tsadiq ». D’où la suite du texte, que l’on comprend mieux dès lors si l’on veut bien y voir aussi une métaphore: si l’univers est destiné à faire le salut de l’homme, l’homme dès qu’il s’en rend compte doit aller au-devant, et faire le salut de l’univers (l’expression utilisée pour cette métaphore est « liten lo chalom » qui peut vouloir dire « saluer quelqu’un » mais signifie « lui donner paix, plénitude »). Donc si nous le voulons bien, quand nous nous demandons si tout nous est permis dans notre rapport à la nature, prenons plutôt pour modèle la façon dont un « tsadiq « se comporte vis-à-vis de la nature. Alors peut-être comprendrons-nous que sans même parler d’interdit, l’homme ne peut tout se permettre vis-à-vis de la nature qui est son pédagogue d’une part, et qui d’autre part est destinée à ce qui de lui est l’essentiel et le meilleur à espérer. 14 -IDiscours sur l’origine et la nature -1L’existence du dieu-premier moteur d’Aristote n’est-elle pas une idée contradictoire en elle-même? En quoi le premier moteur rend-il possible le monde selon Aristote ? Sur une telle question on a envie de relire la Physique d’Aristote, d’abord, sur la définition du mouvement : voir le livre III. En 200b32 on lit ceci : « Le mouvement n’est pas hors (para) des choses. » 201a9 « L’entéléchie de ce qui est en puissance voilà le mouvement ». Cette définition est expliquée par un exemple: 201a15 « Quand le constructible est en entéléchie il se construit, et c’est là la construction. » 201a23 « Le moteur naturel est mobile ; tout être de ce genre en effet meut en étant mû lui-même. Il paraît à certains que tout moteur est mû ; non, mais à ce sujet nous verrons ailleurs ce qu’il en est, car il y a un moteur qui est immobile. » Et là voici une référence au Livre VIII 1-6 de la Physique, et à Génération et corruption 1,6. Pour ce qui est du Livre VIII de la Physique citons le chapitre 3,254a : « Voilà, entre autres, des raisons de croire à l’impossibilité du mouvement ou du repos de toutes choses ». En outre Aristote distingue les choses qui ne peuvent se mouvoir d’elles-mêmes et les animaux ou êtres animés qui peuvent se mouvoir d’eux-mêmes (ch.4, 255a). Il s’attache enfin à poser la nécessité qu’il y ait un premier moteur lui-même immobile (ch.5). Dans Génération et corruption on retrouve les considérations de Physique III sur le fait que l’on meut par contact, et donc que le moteur qui meut est à la fois touchant et touché. Mais Aristote fait l’hypothèse d’un moteur qui ne soit pas mû et cela lui semble aller avec le fait qu’il touche sans être touché. (322b30). Pour moi c’est assez énigmatique. Aristote veut dire qu’il ne convient pas au premier moteur d’être « pâtissant », or d’habitude celui qui touche est touché, donc en ce sens il est passif parce qu’il est touché par ce qu’il touche et ce qu’il meut. (En 324b15 il dit : « L’actif est cause au sens de source du mouvement. Mais ce en vue de quoi il agit n’est pas actif. » C’est dans le but de faire du 17 premier moteur un actif pur qui n’a rien de passif qu’Aristote dit que s’il agit en vue d’une fin cependant cette fin n’est pas à considérer comme une cause qui agirait sur le premier moteur, sinon cela voudrait dire qu’il subirait. Le traité en question dit à la fin que la génération est circulaire, car sinon il y aurait régression à l’infini. Donc on a l’impression ici qu’il n’y a pas besoin de premier moteur historiquement puisque les éléments s’engendrent réciproquement et que les générations ne remontent pas à une première naissance mais sont dans un cercle infini. En Métaphysique Beta, 6 vers la fin, éd. Tricot T. I p. 167, Aristote demande si les éléments existent seulement en puissance, et dit : « Si les éléments existent seulement en puissance, il peut se faire que rien n’existe du tout » (1003a). En Métaphysique K, 9, Aristote reprend son exemple du constructible pour parler du mouvement. Il dit (1066a5) « Une fois que la maison existe, il n’y a plus de constructible. » On voit donc que le problème du moteur et du mouvement, c’est que si le mouvement cesse le moteur cesse d’être aussi, puisqu’il ne meut plus. On en vient à Métaphysique Lambda 6 (1071b5) : « Or il est impossible que le mouvement ait commencé ou qu’il finisse, car il est, disons-nous, éternel. » Or pour que ce mouvement soit éternel, il faut que le moteur de ce mouvement soit purement actif, sinon, s’il contenait de la puissance, pour Aristote cela voudrait dire qu’il pourrait ne pas être, ce qui s’oppose à la possibilité du mouvement du monde, puisque le monde étant fait d’engendrement circulaires si le mouvement n’est pas infini (parce que le moteur étant en partie en puissance pourrait contenir en lui la possibilité de l’interruption en tant que moteur), il n’y a plus de continuité de la génération et donc pas de génération du tout. (On n’est peut-être pas si loin de la roue du temps des Tibétains). Ainsi il me semble que chez Aristote la théorie du premier moteur est due au refus de concevoir une création du monde. Ou par exemple un premier couple adamique aux origines de l’humanité. La question est : comment cet être peut-il ne pas être une idée contradictoire en elle-même ? Comment un être peut-il toucher sans être touché ? Comment un être peut-il agir sur la matière sans occuper le moindre espace ? Un tel être purement actif peut-il être un être sans contradiction ? Ce qu’on va trouver paradoxal c’est que ce soient des textes d’Aristote 18 destinés à faire une théorie du monde en se passant d’une création et donc d’un dieu créateur qui aient servi aux théologiens à faire la théorie du Dieu créateur de la Bible. C’est un peu l’alliance de la carpe et du lapin. J’ai tendance à penser sans doute parce que je suis une femme que nous avons là une théorie quelque peu machiste: certains veulent absolument que le masculin soit purement actif et le féminin purement passif, et cela a des conséquences aussi sur la façon de traiter d’êtres vivants bien réels: une femme comme purement passive, un homme comme purement actif seraient l’idéal pour certains exciseurs. Or la vie c’est bien autre chose. Le Dieu vivant de la Bible se présente lui-même parfois comme une mère inquiète et attentionnée sans « avoir l’impression » de déchoir. Maïmonide lui, sous l’influence d’Aristote, nous explique que tous ces passages où Dieu a des sentiments, etc. etc. sont juste des images, que Dieu ne peut subir et donc ne peut avoir de sentiments. Certains préfèrent carrément oublier tous ces passages de la Bible où Dieu parle de lui comme mère donc comme femme. Pour penser la vie et penser de façon vivante il faudrait sortir de l’obsession des catégories de l’actif et du passif, qui d’ailleurs ne correspondent qu’à certaines langues, d’autres ayant bien d’autres formes verbales, tels le moyen en grec ou le niphal en hébreu. 19