Cet article reproduit le texte d’une allocution que Michael Ignatieff
a prononcé le 25 octobre 2001 lors de la Conférence annuelle
commémorative Young au Collège militaire royal du Canada.
éthique de la guerre au terrorisme situe l’action
militaire dans un paysage extrêmement peu familier. Il
s’agit là d’un monde nouveau, surtout pour de jeunes
officiers en formation dans une institution telle que
le Collège militaire royal du Canada. Le 11
septembre représente pour vous un changement plus grand que
pour tout autre groupe professionnel au Canada. Un avenir
inconnu se présente à nos yeux inquiets. Certes, je ne suis pas
expert en ces choses; je suis plutôt un civil et un amateur, mais
j’irais jusqu’à dire qu’il n’existe pas d’expert en ce domaine.
Nous vivons un bouleversement du système global qui rend
caduque toute expertise; d’une certaine façon, nous ne pouvons
que donner des coups de sonde à l’aveuglette.
Ce m’est un grand honneur de présenter cette
communication dans le cadre d’une conférence qui rappelle le
souvenir d’un homme tombé au champ d’honneur le jour J, et
je suis ému de le faire devant deux de ses frères. On prétend
souvent que les gens de ma génération n’ont que faire du
souvenir des sacrifices consentis à cette époque. Aussi
aimerais-je dire sans ambages que ma génération n’a pas oublié
ce que ces soldats ont fait pour nous au cours des Première et
Deuxième Guerres mondiales. Ils ne se sont pas sacrifiés en
vain. En ces lieux et partout ailleurs, c’est avec une ardente
fierté que l’on se souvient d’eux, car ce sont leurs valeurs qui
ont fait la grandeur de ce pays.
Rédiger un texte en l’honneur d’un homme mort au
cours de la Deuxième Guerre mondiale fait comprendre de
façon embarrassante à quel point le souvenir d’une guerre
peut être emprisonnant puisque l’on ne connaîtra
probablement plus de guerre semblable à celle qui a vu
tomber cet homme courageux. C’est pourquoi, au moment de
rappeler sa mémoire, il y a un risque de s’enfermer dans le
souvenir de cette guerre, ce qui empêcherait d’anticiper le
type de guerre que réserve l’avenir. Une telle anticipation
oblige en effet à accepter le fait que le passé n’est pas
nécessairement un guide. Les généraux ont la réputation de
chercher à reproduire la guerre précédente; les professeurs
des collèges militaires refont, par la force des choses, cette
même dernière guerre; et les éthiciens, comme n’importe qui
d’autre, sont portés à faire de même. J’ai intitulé mon plus
récent livre Virtual War [la guerre virtuelle]; il analyse
l’utilisation de la force de frappe aérienne au service de la
défense des droits de la personne et de l’intervention
humanitaire. Ce domaine de recherche semble maintenant
ridiculement inapproprié. Il appert que les guerres futures
n’auront absolument rien de virtuel, mais qu’elles seront
bien au contraire excessivement réelles. Une fois de plus, il
semble que j’aurai acquis une expertise dans un domaine qui
n’est plus pertinent. Il faut avoir l’honnêteté de reconnaître
que la situation mouvante que l’on connaît se moque de toute
expertise acquise.
par Michael Ignatieff, Ph.D.
L’ÉTHIQUE ET LA NOUVELLE GUERRE
Photo d’archives
Michael Ignatieff, Ph.D., est directeur du Carr Center of Human Rights
Policy à l’université Harvard et l’auteur de plusieurs livres réputés dont
Virtual War et The Rights Revolution.
Hiver 2001-2002 Revue militaire canadienne 5
LA CONFÉRENCE COMMÉMORATIVE YOUNG
Le 11 septembre. Attaque terroriste sur le World Trade Center, à New York.
L
Vers quoi peut-on alors se tourner pour trouver un guide
afin de faire face à cet avenir menaçant? Afin d’analyser les
défis moraux de cette guerre au terrorisme, j’en reviendrai à
certaines des plus vielles traditions que l’on puisse encore
utiliser : les critères sur lesquels repose la théorie de la
« guerre juste ». Ces critères, étudiés depuis longtemps dans des
institutions comme le CMR, peuvent aider à prévoir quelques-
uns des défis qui surgiront dans les mois et les années à venir.
Je me pencherai sur le jus in bello et le jus ad bellum ainsi que
sur les asymétries de la moralité dans une guerre au terrorisme.
Il faut également analyser les différences et les contrastes qui
existent entre les guerriers et les terroristes. On doit aussi tenter
d’identifier les problèmes éthiques liés à une guerre au
terrorisme, laquelle privilégiera les opérations spéciales. Je
conclurai par un plaidoyer, tant pragmatique qu’éthique, en
faveur de l’exercice de la plus grande modération même dans
ce genre de combat.
Tout d’abord, dans la théorie de la « guerre juste », le jus
ad bellum traite du droit de partir en guerre. Qu’est-ce qui
justifie la guerre au terrorisme? Dans la tradition classique de
la guerre juste, on avait recours à deux principes pour évaluer
s’il était légitime d’entrer en guerre. Le premier principe est
celui du dernier recours : A-t-on épuisé tous les moyens
pacifiques de résoudre un problème particulier avant de
recourir à la violence militaire? Dans le cas présent, certains
prétendent que non; mais il faut être conscient d’une chose que
tout le débat découlant du 11 septembre a laissé dans l’ombre :
les instruments normaux de la loi et de l’ordre (enquêtes de
police et poursuite des personnes suspectées de terrorisme) ont
été utilisés mais n’ont pas été efficaces. Les efforts des polices
de plusieurs pays ont amené devant la justice les auteurs de
l’attentat à la bombe contre le World Trade Center en 1993,
ceux des explosions de 1998 visant les ambassades des États-
Unis ainsi que les responsables de l’attentat à la bombe contre
des soldats américains dans une discothèque d’Allemagne.
Pourtant, aucun effet dissuasif ne s’en est suivi. C’est ce fait
bien évident qu’ignorent ceux qui prétendent qu’il ne faudrait
pas partir en guerre, mais s’occuper de ces incidents par un
effort international des corps policiers. On l’a fait et cela n’a
rien donné.
Une autre question se rattache aussi au jus ad bellum :
celle de l’autorité appropriée. Qui a l’autorité de mener une
guerre contre le terrorisme? Dans le système international,
cette autorité réside, depuis 1945, dans la Charte des Nations
Unies; et, en ce qui concerne les récentes activités terroristes,
cette Charte est-on ne peut plus claire. Son Article 51 autorise
le recours à la force militaire pour raison d’autodéfense. C’est
ce qu’ont confirmé des résolutions du Conseil de sécurité dans
les jours qui ont suivi les attaques du 11 septembre. La
légitimité de la réponse dirigée par les États-Unis a
acquis, au plan international, un statut unique. Cette
coalition militaire a, autant que toute autre dans le
passé, le bon droit international de son côté.
Toutefois, on doit en outre se demander avec
honnêteté si la justification par l’autodéfense peut rester
valable pour une durée indéterminée. La plupart des
experts en droit international affirment que l’Article 51
légitime une réponse immédiate à la violence sous
forme d’une action d’autodéfense sans pour autant
justifier l’emploi de la force militaire pour aussi
longtemps qu’on le veuille. Une des questions cruciales
du jus ad bellum est de savoir si le critère de
l’autodéfense justifie une campagne militaire de durée
indéfinie ou si les États-Unis devraient retourner devant
le Conseil de sécurité pour obtenir la ratification d’une
prolongation de cette campagne. Mon sens politique me
dit que, plus la guerre se prolongera, plus le critère du
jus ad bellum s’affaiblira et plus il aura besoin d’être
renforcé par des résolutions du Conseil de sécurité. Je pense
franchement que de telles résolutions seront de plus en plus
difficiles à obtenir. La poursuite de cette guerre est donc
tributaire d’une marge de légitimité qui pourrait disparaître à la
longue. Il faut songer sérieusement à cette question qui ne
manquera pas de se poser.
L’objectif des opérations militaires doit aussi retenir
l’attention. Dans le cas présent, on a énuméré une série
d’objectifs : on a dit qu’il fallait aller en guerre pour punir des
malfaiteurs, pour chercher à se venger, pour imposer un
châtiment et des représailles. Or, dans la tradition du jus ad
bellum, aucun de ces motifs n’est une raison valable de
déclencher une guerre. Nul n’a le droit d’employer la violence
militaire pour punir des gens qui lui ont fait du tort. Il est licite
d’utiliser cette violence pour atteindre des objectifs politiques
tels que la neutralisation d’une base de terroristes ou celle d’un
État qui les appuie. Il ne s’agit pas alors de vengeance ou de
châtiment, mais plutôt d’un recours à la force en vue d’obtenir
des avantages politiques d’importance. J’estime que la
rhétorique du châtiment, loin de renforcer la légitimité d’une
opération militaire, la mine au contraire. La violence militaire
ne se justifie qu’en autant qu’elle sert des objectifs politiques
majeurs et identifiables. Elle ne doit pas servir à atteindre les
objectifs d’une psychologie dynamique apaisante comme le
seraient les châtiments ou la vengeance, mais à remplir une
mission précise. Si l’on demandait à de jeunes soldats de poser
des gestes ne visant qu’à punir des gens, ils seraient en droit de
répliquer en disant : « Ce n’est pas là ce pour quoi je suis
entré dans les forces armées. » En tant que futurs officiers des
forces armées d’un État démocratique, il importe que vous
soyez toujours conscients de ces restrictions et des objectifs qui
justifient l’utilisation de la violence militaire.
Il faut maintenant se pencher sur le jus in bello, c’est-à-
dire les règles qui président à la conduite des opérations
militaires déjà considérées justes. Tout officier les connaît. Il
importe d’utiliser une force commensurable aux besoins. Il faut
obéir aux lois des nécessités militaires. On doit respecter
6Revue militaire canadienne Hiver 2001-2002
Département américain de la Défense
Le 11 septembre. Attaque terroriste sur le Pentagone, à Washington.
l’immunité de la population civile quant aux opérations de
combat. On se soumet au droit humanitaire international. La
Convention de Genève a servi à ratifier l’ensemble des règles
du jus in bello. Comme les termes de cette Convention
répondaient aux questions soulevées par des guerres qui
mettaient aux prises des États à une époque déjà lointaine, la
question urgente qui se pose aujourd’hui est de savoir si la
législation humanitaire internationale a encore une quelconque
pertinence en face du défi stratégique que représente une
guerre contre le terrorisme.
Il s’agit en effet là d’une guerre asymétrique dans laquelle
je distingue quatre asymétries majeures. La première est une
asymétrie des forces. Le faible fait face au fort. L’attaque du
11 septembre offre probablement dans l’histoire militaire
l’exemple le plus spectaculaire d’une petite cellule terroriste
s’en prenant à la plus grande puissance de l’histoire du monde
et lui infligeant la plus étonnante défaite militaire.
La deuxième asymétrie est celle de l’armement : de
l’artisanat contre la technologie de pointe. Les États-Unis sont
une puissance militaire dont les satellites espions sont en orbite
autour de la planète, et qui aligne des chars d’assaut sur
10 milles à Fort Hood et des navires de guerre sur 5 milles le
long de la côte de Virginie. Et quelles armes leurs ennemis ont-
ils utilisées pour leur porter cet incroyable coup? Des couteaux
polyvalents! Je ne trouve aucun autre exemple dans l’histoire
des guerres où une telle asymétrie des armes a existé entre
combattants.
La troisième asymétrie est celle de l’organisation. Les
élèves-officiers sont entraînés pour faire la guerre aux
combattants armés d’un autre État. On les prépare également à
diriger des opérations de maintien de la paix dans lesquelles ils
pourront être confrontés à des combattants qui ne porteront peut-
être pas d’uniforme, mais qui représenteront néanmoins une
certaine organisation collective comme la Republika Srpska, le
secteur croate de Bosnie ou l’Armée de libération du Kosovo. Il
s’agit là d’organisations politiques spécifiques qui poursuivent
des objectifs politiques particuliers. Dans la situation présente,
c’est à une petite opération en franchise privée que l’on fait face.
Ses membres peuvent être financés,
aidés et encouragés par un réseau
d’information international, mais ils
forment néanmoins une cellule
terroriste privée. C’est un groupe dont
l’organisation a une structure
semblable à celle de la mafia, et il s’en
prend à un État puissant et à ses alliés.
C’est une fois encore sans précédent
dans l’histoire du monde. Cette guerre
met aux prises un État et un cartel privé.
La quatrième et dernière
asymétrie est ce qui m’intéresse au
premier chef : l’asymétrie dans la
moralité. On apprend aux jeunes
officiers à combattre contre des
soldats qui obéissent aux mêmes
règles qu’eux, c’est-à-dire aux règles de la Convention de
Genève et aux lois générales de la guerre. Dans le cas présent,
on a toutefois affaire à des gens qui vont systématiquement
tirer profit du respect que les autres ont pour ces règles. C’est
là, selon moi, où réside le dilemme moral fondamental d’une
guerre contre le terrorisme. C’est là que se trouve
essentiellement l’asymétrie entre la moralité du guerrier et
celle du terroriste. Ce n’est pas l’uniforme qu’il porte ou la
complexité de sa chaîne de commandement ou encore
l’entraînement systématique dans le maniement des armes
qu’il reçoit qui distingue le guerrier, mais sa capacité de
discrimination éthique. C’est elle qui différencie le guerrier du
bandit, du tueur ou du terroriste. Les guerriers utilisent la
violence selon certaines règles. C’est ce qui fait d’eux un
groupe particulier d’hommes et de femmes. Les guerriers font
la distinction entre les civils et les militaires, ce que les
terroristes ne font pas.
Attaquer des civils, faire de cela le but même de l’action,
élimine cette distinction, ce qui est la définition du terrorisme.
Comme les organisations militaires sont portées à protéger les
cibles militaires, les terroristes se tournent contre des cibles
civiles. Les guerriers utilisent une violence commensurable à
l’importance des objectifs; mais ce n’est pas ce que font les
terroristes. Par définition, le terrorisme consiste à commettre
un acte violent disproportionné par rapport à ce qui a pu le
causer. Les guerriers des divers camps traitent les prisonniers
et les soldats ennemis blessés, ceux-là qui sont hors de combat,
de façon réciproquement adéquate. Ce n’est pas le cas des
terroristes. Les guerriers utilisent la violence pour atteindre des
objectifs politiques d’importance; les terroristes se servent de
la violence pour susciter la terreur.
Il importe de comprendre que les terroristes espèrent
exploiter systématiquement la réticence que les militaires ont à
franchir ces lignes de démarcation. C’est là, selon moi, que se
trouve le cœur du problème moral et politique auquel on est
confronté dans une guerre contre le terrorisme : comment faire
en sorte de ne pas se laisser entraîner par un ennemi à franchir
cette ligne alors que sa raison d’être, à lui, est de la franchir?
Comment reconnaître un ennemi qui ne porte pas
d’uniforme, qu’on ne peut pas différencier de la population
civile et qui se cache parmi elle pour compliquer la tâche de
son adversaire? Comment détruire un ennemi qui n’entre pas
en campagne selon une organisation militaire structurée, mais
qui se disperse subrepticement dans 60 pays différents? En
bref, avec tous ces éléments auxquels faire face, comment
éviter de finir par ressembler à cet ennemi? Comment faire
pour ne pas devenir l’ennemi?
Déjà la société doit faire face à ces problèmes
d’identification en son sein même parce que la ligne de front ne
Hiver 2001-2002 Revue militaire canadienne 7
LA CONFÉRENCE COMMÉMORATIVE YOUNG
se trouve pas là-bas au loin, mais bel et bien ici. Comment
identifier l’ennemi à l’intérieur d’une société sans tomber dans
le harcèlement racial, sans créer de stéréotypes raciaux, sans
trahir les valeurs que l’on doit défendre à titre d’officier au
service d’une démocratie? L’identification raciale, qui peut
malheureusement être nécessaire dans une telle situation, peut
aisément glisser vers le harcèlement racial. Tout ceci mettra à
l’épreuve la structure et la solidité de la Charte canadienne des
droits et libertés, cette Charte que les militaires ont la tâche de
défendre.
Identifier l’adversaire à l’extérieur du pays est également
un problème d’envergure parce que l’ennemi peut s’abriter
dans un État. Quand est-il légitime de s’en prendre à un tel
État? Il est moralement très inconfortable de s’en prendre à
l’Afghanistan, l’un des pays les plus pauvres de la terre. On se
préoccupe du sort que pourraient subir d’innocentes
populations déjà victimes de l’exploitation de groupes
terroristes. Malheureusement, l’Afghanistan ne se contente
pas, selon moi, de simplement abriter des terroristes; il est
devenu lui-même un État terroriste. Ses objectifs politiques
sont littéralement tombés sous le contrôle du groupe al Qaeda,
ce qui rend légitimes les actions des alliés en Afghanistan.
Mais qu’en est-il d’actions qui toucheraient d’autres nations,
comme le Soudan, qui commanditent le terrorisme? À quel
moment un État qui abrite des terroristes devient-il une cible
légitime pour la violence militaire?
Viser des ennemis qui se cachent au milieu d’une
population civile crée des problèmes complexes. Le Mollah
Mohammed Omar, chef des Talibans, vit à Kandahar avec
femme et enfants. Il ne porte pas d’uniforme, ne se rend pas au
front, ne grimpe pas dans un char d’assaut et ne devient pas un
soldat. En tant que principal responsable politique des
Talibans, le Mollah Omar travaille main dans la main avec
Osama bin Laden et rentre le soir dans sa famille. Comment se
justifie moralement une frappe sur la maison d’Omar? Si les
militaires américains envoient une bombe dans la cheminée de
sa maison, cette bombe, plutôt que d’éliminer Omar, pourrait
fort bien tuer un de ses enfants. Quand de telles choses se
produisent, ne risque-t-on pas de se transformer en sergent
recruteur de la terreur? Et il y a à cela des conséquences
immédiates. De tels événements ne se ramènent pas
uniquement aux dommages connexes regrettables de toute
opération légitime; ils ont un effet sur la légitimité de
l’ensemble de l’intervention ainsi que sur la capacité de se
faire des amis dans le monde arabe et d’y influencer l’opinion.
Si l’on met de côté les questions clairement éthiques pour
se tourner vers les difficultés opérationnelles : comment peut-
on vaincre un ennemi qui refuse le combat? Comment détruire
du haut des airs un ennemi mobile qui esquive l’affrontement
et se réfugie simplement 200 mètres sous terre? Une telle
difficulté d’ordre stratégique à cibler cet ennemi crée une forte
tentation de se lancer dans des bombardements en tapis, d’être
de moins en moins sélectif dans les efforts pour frapper
quelqu’un que l’on ne peut pas atteindre avec des armes de
précision. En outre, comment neutraliser un réseau qui n’a pas
de centre. Si Osama bin Laden n’existait pas, il faudrait peut-
être l’inventer; car, dans toute mythologie des opérations
militaires, il faut une araignée au centre de la toile. Mais que
se passerait-il s’il n’y avait pas d’araignée au centre de la toile,
s’il n’y avait que cette toile? Même après avoir détruit la
supposée araignée, on pourrait toujours avoir affaire à cette
même toile, dont les fils s’étendent à 60 pays. Il faut tenir
compte de cette possibilité sans se laisser séduire par une
tendance à diaboliser Osama bin Laden, ce qui serait d’ailleurs
une erreur militaire. Il se peut très bien qu’il n’ait en fait pas
ordonné la frappe du 11 septembre. Ce réseau terroriste est
tellement décentralisé que l’on ne peut pas le neutraliser en
frappant mortellement un seul individu.
J’aimerais maintenant aborder un autre volet de la manière
de répondre au terrorisme. Il s’agit du rôle dévolu aux
opérations des forces spéciales. Il existe une sorte de trou noir
dans le droit humanitaire international en ce qui concerne ce
genre d’opérations, et cela pour une bonne raison. En effet, les
forces spéciales agissent dans un environnement moral
totalement différent de l’environnement moral que décrivent
les lois courantes des conflits armés. Elles opèrent derrière les
lignes ennemies sans voies de ravitaillement, avec des
capacités d’évacuation restreintes et un personnel réduit, ce qui
limite donc leur capacité de faire et de garder des prisonniers et
de rapatrier les blessés.
Le sénateur américain Bob Kerry a fait récemment part au
public de son expérience épouvantable comme membre des
Navy Seals derrière les lignes ennemies au Vietnam. Dans le
terrible univers à la Conrad des Forces spéciales, des choses
horribles peuvent survenir très rapidement à la faveur de
8Revue militaire canadienne Hiver 2001-2002
Photo du MDN prise avec un appareil photo de combat J5AP par le cplc Brian Walsh, ISD O1-9583a
Membres de l’équipage sur le pont du NCSM Preserver lors de son départ
du port d’Halifax pour prendre part à l’opération « Apollo » avec la
coalition multinationale dans le golfe Persique.
l’obscurité, et les règles normales de la Convention de Genève
sont d’application presque impossible. Comment un soldat fait-
il taire un enfant que sa présence effraie et qui pleure dans la
nuit? Est-ce que l’on tue les blessés? Est-ce que l’on tue les
prisonniers? En d’autres mots, ce type d’opérations plongent
les jeunes officiers dans un contexte éthique qui présente
d’énormes défis à leur leadership. En effet, dans ce monde à la
Conrad, il est essentiel que les chefs empêchent la fibre morale
de leurs équipes, prises dans des situations effrayantes,
obscures et désespérées, de s’affaiblir jusqu’à disparaître. La
Convention de Genève ne prévoit pas de règles claires pour ce
genre de situation, et des opérations de ce type se déroulent en
ce moment même.
Il faut maintenant se demander pourquoi des militaires
devraient de toute façon se préoccuper de contraintes éthiques.
On a en effet affaire à un ennemi que ces contraintes
n’effleurent même pas. C’est un ennemi qui a piraté des avions
avec leurs passagers civils et les a fait s’écraser contre des tours
à bureaux, pulvérisant ainsi cinq mille victimes innocentes.
Existe-t-il une seule bonne raison de respecter les contraintes
morales et de s’acquitter d’obligations éthiques envers un
ennemi qui s’est déchargé de toute obligation envers les autres?
Les règles de la Convention de Genève, que l’on enseigne à
tout jeune officier, reposent après tout sur le principe de
réciprocité. Je ne maltraiterai pas vos soldats faits prisonniers
parce que je ne veux pas que vous maltraitiez mes soldats
prisonniers. Je prendrai soin de vos blessés parce que je veux
que vous en fassiez autant pour les miens. Mais on a
aujourd’hui affaire à un ennemi qui ne s’embarrasse pas de
réciprocité morale. Aussi le problème éthique des enseignants
et des chefs militaires est-il de donner à leurs subordonnés de
bonnes raisons éthiques et pragmatiques d’appliquer un tant
soit peu des règles qui semblent tout simplement leur lier les
mains alors qu’ils affrontent un ennemi qui ne les respecte pas.
Il y a pourtant un certain nombre de raisons pragmatiques
qui incitent à respecter les contraintes éthiques même dans une
guerre contre des terroristes. Les militaires opèrent dans un
monde très transparent où leurs bavures seront visibles, dans
un monde qui scrutera leurs actes à la loupe. C’est un monde
plein de journalistes et de gens ordinaires qui, avec leurs
caméras vidéo, filmeront leurs opérations, que les militaires le
veuillent ou pas. Les carrières militaires se dérouleront comme
dans un aquarium, car la distance entre la ligne de front où ils
opèrent et leur région d’origine se réduit à rien en ce monde
moderne. Forcément, cela oblige encore davantage à agir
conformément aux règles. Et cette surveillance étroite ne sera
d’ailleurs pas le seul fait de leur propre société; en ce moment
même en Afghanistan, al-Jazeera présente la guerre sous un
angle certes différent. La présence de cette chaîne arabe
d’information par satellite est un facteur crucial qui oblige les
Américains à faire preuve de modération dans la conduite de
leurs opérations militaires. Si ces derniers pouvaient opérer à
l’abri des médias, je ne suis pas sûr qu’ils choisiraient leurs
objectifs avec autant de soin qu’ils ne le font. Je crois que oui,
mais je ne parierais pas là-dessus. La présence d’une station de
télévision hostile qui diffuse ses images auprès de 500 millions
de téléspectateurs de langue arabe est une très bonne raison
pragmatique d’éviter de frapper un hôpital. De plus, ce qui
rend cette guerre au terrorisme fondamentalement différente,
c’est qu’elle ne vise pas à conquérir de territoire ou à
s’emparer et à garder du terrain. Il s’agit en fait de neutraliser
des objectifs militaires spécifiques, mais il est aussi
extrêmement important de conquérir les cœurs et les esprits. Si
l’on échouait sur ce dernier point, la coalition internationale
qui appuie l’effort de guerre se désintégrerait. Même l’appui
qui existe au pays disparaîtrait. Si les terroristes sont les
piranhas de l’aquarium, on ne peut se permettre de vider cet
aquarium, le monde dans lequel ils nagent, en utilisant une
violence militaire aveugle et incohérente. Dans une guerre de
conquête des cœurs et des esprits, la modération sélective
constitue le seul plan de match.
Quant aux raisons d’ordre supérieur qui commandent
d’agir de la sorte, c’est-à-dire les raisons éthiques proprement
dites, je crains fort qu’elles ne soient toutes très gênantes et
désagréables. C’est à des moments de l’histoire comme celui-
ci que l’on découvre le prix à payer pour croire à certaines
valeurs. Un des concepts les plus difficiles, et c’est aussi le
moins populaire, au sujets des droits humains est que tous les
êtres humains les ont et qu’aucun être humain ne peut les
perdre. Il est possible que certains droits civils et politiques
fassent l’objet de restrictions. Ainsi, quelqu’un qui commet un
crime peut perdre certains droits civils et politiques. À certains
endroits, on peut perdre le droit de vote, mais jamais on ne peut
perdre ses droits humains. Quelle que soit la conduite de
quelqu’un, on ne peut lui faire perdre ses droits humains. Aussi
choquant que cela puisse paraître, fondamentalement, même
les terroristes ont des droits humains. Osama bin Laden et le
On souhaite bon voyage au NCSM Preserver, Iroquois et Charlottetown
alors que commence leur déploiement dans le golfe Persique, le 17
octobre 2001.
Hiver 2001-2002 Revue militaire canadienne 9
LA CONFÉRENCE COMMÉMORATIVE YOUNG
Photo du MDN prise avec un appareil photo de combat J5AP par le cplc Brian Walsh, ISD 01-9588a
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