générations » dans les mobilisations ouvrières en Chine

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La différence de « générations » dans
les mobilisations ouvrières en Chine
Antoine Kernen*
Dans la presse, l’utilisation du terme de « génération » est extrêmement
large puisqu’il peut être utilisé pour décrire n’importe quelle « nou-
veauté » quel qu’en soit le domaine. Dans les pages politiques toutefois, le
terme renvoie à une notion un peu plus précise de classe d’âge. Le plus sou-
vent, il sert à rendre compte de l’émergence d’un mouvement social, d’un
leader politique, présenté comme la conséquence de la montée en puissance
d’une nouvelle génération. En général, c’est donc la « jeunesse » qui est por-
teuse d’un projet de changement face aux garants du maintien de l’ordre
établi. Même si ce type d’affirmation revêt sans doute une part de réalité,
l’explication reste toutefois un peu courte. Dans cette acception, le mot
« génération » tend à devenir un mot magique capable de naturaliser le chan-
gement social comme autant de cycles naturels de la vie.
Malgré ses contours flous et sa dimension polysémique, certains socio-
logues et politologues ont remis le terme de « génération » au goût du jour,
en montrant à travers une série d’études de cas, l’intérêt que pouvait avoir
le concept (Crete, Favre, 1989 ; Boumaza, 2009 ; Hassabo, 2009 ; Havard,
2009 ; Monceau, 2009 ; Récappé, 2009 ; Romani, 2009). M’appuyant sur
leurs travaux, je reprendrai la définition de « génération » que donne Mar-
garet et Richard Braungart (cité in Boumaza, 2009, p.194) : « Pour la définir
simplement, il y a génération politique lorsqu’un groupe d’âge historique se
mobilise pour œuvrer au changement social et politique ».
* Université de Lausanne, Centre de recherche interdisciplinaire sur l’international.
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Dans cette contribution, je vais tenter de montrer l’intérêt du concept
de génération ainsi défini pour aborder la multiplication des mouvements
ouvriers en Chine dans un contexte marqué par une transition vers l’éco-
nomie de marché. Il permet un éclairage intéressant sur les divers types de
protestations ouvrières qui apparaissent à partir du milieu des années 90.
Ces mouvements ont tous comme caractéristiques communes de se déve-
lopper dans un contexte réprimant l’émergence de syndicats autonomes et
toute tentative de s’organiser collectivement. Marqués par une très grande
fragmentation, ces mouvements ne développent pas un mouvement ouvrier
national ou même régional, mais regroupent des employés d’une même
entreprise.
Malgré la multiplication de ces actions et d’une certaine manière leur
banalisation, la répression continue à fortement marquer la forme prise par
ces mouvements et le contenu des revendications. Pour s’inscrire dans un
espace de relative tolérance, elles doivent mettre en avant des plaintes précises
liées à leur condition de travail. Ainsi ces mobilisations n’ont pas exprimé
explicitement jusqu’en 2010, à ma connaissance en tout cas, des revendica-
tions plus larges. En ce sens, elles s’inscrivaient dans le répertoire du dépôt
de plainte institutionnalisé de longue date par le régime. Des débats autour
de la question de la réforme du permis de résidence existaient certes mais
restaient confinés aux cercles universitaires.
Dans un tel contexte, le concept de génération permet de mettre en
lumière les similitudes entre certaines mobilisations tout en les distinguant
d’autres. En effet, les mobilisations ouvrières qui se développent en Chine
depuis les années 90, sont le fait de différentes classes d’âge ou « générations »
d’ouvriers n’ayant connu ni la même socialisation politique, ni ne bénéfi-
ciant des mêmes conditions de travail et de protection sociale. Ce phéno-
mène « générationnel » est d’autant plus marqué en Chine que le rythme de
la transition chinoise est relativement lent. Les réformes économiques lan-
cées par Deng Xiaoping, il y a plus de 30ans, ont été, et restent encore, très
progressives, cherchant à étaler pour rendre socialement plus supportable le
coût humain du passage à l’économie de marché.
Pour cette contribution, je m’appuie sur des recherches menées en Chine
depuis de nombreuses années. Au cours des années 90, je me suis inté-
ressé aux conséquences sociales du processus de privatisation dans une ville
très industrielle du Nord-Est de la Chine, Shenyang, avant de porter mon
intérêt plus récemment sur le secteur associatif et les mouvements ouvriers
de contestation qui se développent dans la ville de Shenzhen et ses environs
dans la province du Guangdong au Sud de la Chine. Outre l’observation
directe de la réalité de ces mouvements ouvriers effectués lors de séjours sur
place, j’ai conduit de nombreux entretiens avec les différents protagonistes
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de ces conflits ouvriers et les observateurs privilégiés que sont certains avo-
cats ou responsables d’ONG travaillant avec les ouvriers.
La révolte des ouvriers d’État déclassés
Au milieu des années 90, les mobilisations ouvrières touchent d’abord
les entreprises d’État dont les ouvriers réagissent au programme de restruc-
turation, engendrant une précarisation de leur statut. Longtemps différée
par le régime, cette restructuration d’une rare violence touche un secteur
qui n’avait pas connu jusqu’alors de grands bouleversements depuis le début
des réformes en 1978. Longtemps présentés par le régime comme l’avant-
garde du socialisme, les ouvriers d’État n’étaient pas seulement glorifiés dans
la propoagande du régime, mais bénéficiaient aussi d’avantages sociaux et
matériels.
Dans ces vitrines de l’industrialisation socialiste chinoise, on construi-
sait pour les employés des logements, des dispensaires, des écoles pour leurs
enfants, on offrait des primes et des cadeaux en nature. Les ouvriers béné-
ficiaient en outre d’un emploi à vie, et d’une retraite garantie. Autour des
entreprises d’État s’était donc développé un véritable système social. Dans
la Chine de Mao, c’est progressivement l’ensemble des travailleurs en zone
urbaine et leur famille qui bénéficient au moins de l’essentiel de ces presta-
tions sociales. Le rôle des entreprises ne se limitait pas à une fonction pro-
ductive, mais aussi sociale et administrative. En regroupant dans un même
lieu logements et lieu de production, les unités de production ou danwei ont
coupé les employés de la ville en les compartimentant dans autant d’alvéoles
largement autonomes, et en contribuant par-là à une fragmentation de la vie
sociale (Merrien, Kernen, Parchet, 2005).
Ces structures à la base de l’ordre urbain ont longtemps joué un rôle
central dans l’organisation du temps hors-travail des ouvriers. Du matin au
soir, elles remplissaient chaque instant de la vie des employés. Ainsi, avant le
début de la journée de travail, une séance de gymnastique en plein air avait
lieu dans l’enceinte de l’entreprise. Et après celle-ci, les ouvriers se retrou-
vaient pour participer à des réunions politiques mais aussi à des loisirs orga-
nisés et obligatoires comme la projection de film par exemple. Durant les
trente premières années du régime chinois, ces activités hors du temps de
travail ont varié, mais ce temps a toujours été très contrôlé et largement rem-
plis par des « loisirs » organisés.
Par ailleurs, la structure architecturale de beaucoup de ces entreprises
favorisait le contrôle politique des ouvriers d’État. Dans ces lieux fermés par
de haut mur d’enceinte, les allées et venues des employés étaient enregistrées
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tout comme la venue de personnes extérieures à l’entreprise. Dans ces petits
mondes clos où chacun se connaît, l’entreprise pouvait avoir une visibilité
totale sur la vie des employés. Ces lieux sont ceux où le contrôle panoptique
de l’État sur la vie des individus a été le plus achevé. C’est dans ce cadre forte-
ment contrôlé mais matériellement assez confortable, que les ouvriers d’État
ont été socialisés politiquement. La révolution chinoise n’exigeait d’eux pas
une seule adhésion passive mais l’expression d’un soutien enthousiaste à la
cause. Ils ont appris à répéter les slogans du régime, à disserter sur les édi-
toriaux du Quotidien du Peuple qui rendait compte de l’évolution de la
ligne politique du Parti, mais aussi, à utiliser un vocabulaire d’inspiration
marxiste dans la gestion d’interactions et des conflits au quotidien. Au-delà
leur conviction réelle, ils se devaient de maîtriser autant le vocabulaire que la
grammaire de ce discours politisé pratiqué à l’époque. De cette socialisation
politique, certains d’entre eux ont retiré une aisance oratoire et une grande
capacité à manier ce discours. Il n’empêche que comme l’ensemble des habi-
tants des villes, c’est avec un immense plaisir qu’ils ont redécouvert le temps
libre au début des réformes. L’immense soutien populaire qui a accompagné
le début des réformes peut plus largement être compris par le bonheur des
individus à retrouver un espace d’autonomie et une immense fatigue du jar-
gonnage idéologique.
Comme nous le verrons par la suite, aujourd’hui, l’ancienne « politisa-
tion » des ouvriers d’État réapparaît dans les slogans de leur manifestation
faisant preuve de leur maîtrise de la rhétorique révolutionnaire. En outre, le
découpage urbain opéré par les danwei contribue sans doute à la fragmen-
tation de la contestation ouvrière, mais paradoxalement il favorise aussi son
émergence. Ces populations regroupées dans un même lieu fermé n’y ont pas
seulement développé des relations de travail, de liens familiaux ou d’amitiés
mais une très forte identité de groupe construite par ce vécu ensemble.
L’accélération des réformes des entreprises d’État
Jusqu’à ce que le 14econgrès du Parti avalise un passage à « l’économie
socialiste de marché » en automne 1992, la nature de la propriété et le statut
des ouvriers des entreprises d’État sont restés largement inchangés. C’est
alors que le régime décide alors de sortir d’une logique des réformes partielles
dans le cadre d’une économie socialiste pour envisager un passage progressif
à l’économie de marché. Pour la première fois, la question de la privatisation
et des licenciements au sein des entreprises d’État sont abordées.
Avec un slogan « Prendre en main les grandes, abandonner les petites »
(zhua da fang xiao) qui résume de façon très explicite l’objectif du gouver-
nement, il choisit de centrer ses efforts sur les 2 000entreprises considérées
comme les plus performantes ou stratégiques. En faisant en outre fusionner
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les entreprises d’un même secteur, le gouvernement chinois crée des grands
groupes industriels sur un modèle inspiré de l’expérience des grands conglo-
mérats industriels japonais ou coréens. Ces oligopoles formés à la hâte
ne bénéficient pas seulement d’un accès privilégié au crédit, d’économie
d’échelle, mais aussi de rentes de situation considérables. Dans le même
temps, l’État va se désengager d’un très grand nombre de petites unités
souvent sous capitalisées et produisant à une échelle régionale. Ces entre-
prises sont pour la plupart le résultat de la première phase des réformes mar-
quées par une forte décentralisation du système de gestion de l’économie.
Ainsi comme le note Jean-François Huchet : « Au début des années 1990,
on dénombrait 8 000fabricants de ciment, 124producteurs de téléviseurs,
180producteurs de machines à laver et 200producteurs de réfrigérateurs. »
(Huchet, 2006, p. 175) Ces petites entreprises d’État mal armées pour
répondre à cette concurrence grandissante, accumulent les déficits. Sur les
120 000entreprises industrielles d’État existant en 1990, seul un tiers déga-
geait des bénéfices (Huchet, 2006).
Le désengagement de l’État des petites entreprises conduira à leur priva-
tisation ou pour respecter la formule consacrée en Chine à une « diversifica-
tion de la propriété ». Ce processus conduira à une vague de licenciements
massifs, puisqu’on avance généralement le chiffre de 35 à 40millions de
chômeurs lors de l’ensemble du processus (Li Peilin, 2004). Même si durant
cette période la Chine continue à connaître des taux de croissance de plus de
8%, les personnes licenciées des entreprises d’État ne retrouvent pas facile-
ment du travail. Trop âgées, pas assez bien formées, elles peinent à se réin-
sérer dans le nouveau marché du travail. En outre, les nouveaux pôles chinois
de croissance situés sur la côte ne sont pas à proximité immédiate des anciens
bastions de l’économie d’État comme les provinces du Nord-Est ou certaines
provinces de l’Intérieur.
Du dépôt de plainte à la manifestation
C’est dans ce contexte de restructuration des entreprises d’État que se
développent les mobilisations des ouvriers d’État. Par petits groupes, ils se
rassemblent devant la municipalité, pour déposer des pétitions. En Chine,
ces actions ne portent pas le nom de manifestations mais de dépôts de
plaintes collectives (jiti shangfang).
Le dépôt de plaintes fait partie des anciens « répertoires de la contestation »
en Chine. Sans remonter aux origines lointaines de cette pratique sous l’Em-
pire, rappelons ici que le pouvoir communiste a généralement toléré ce type
de pratiques. Il a même développé des modalités institutionnalisées pour les
déposer, notamment à travers les bureaux des plaintes et des pétitions (xin-
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