la mobilité géographique, la fragilisation de la cellule familiale (l’augmentation des divorces), le développement du commerce électronique, de la télévision et des jeux vidéo, etc. À aucun moment R. Putman n’associe ce qu’il considère comme un déclin à l’accroissement des inégalités ou à la récession économique qui frappe durement certains territoires américains concomitamment à un resserrement des politiques d’aide sociale contraignant les acteurs sociaux à ces attitudes de replis ou de « désocialisation ». Malgré de vives critiques, les thèses de R. Putman ont pourtant connu un important succès. À l’orée des années 2000, il devient expert en capital social auprès de la Banque mondiale et de l’OCDE. Il bâtira un indice synthétique de stock du capital social. En 1996, la Banque mondiale lance un programme d’évaluation de l’impact du capital social sur l’efficience des projets de développement. Elle propose sur son site Web (en anglais) des outils de mesure du capital social. Depuis lors, la notion de « capital social » connaît un succès indéniable et une abondante littérature lui est consacrée. Il s’agirait d’un concept opératoire dans la conduite des politiques publiques. Il a été adopté notamment par l’OCDE. Or, sa mesure, tout comme celle de ses effets, reste problématique. La relation entre capital social et inégalité est difficile à établir. Néanmoins, les « succès » du concept sont indéniables au point de devenir un instrument de conduite des politiques publiques. D’importants travaux sur le capital social et sur ses indicateurs de mesure sont, par exemple, en cours en Australie. Concept incertain sur le plan théorique, « on peut alors suspecter que privilégier, au niveau macro, une explication par le capital social risque de brouiller un certain nombre de pistes en faisant prendre un effet pour une cause » (p. 103), tel que le souligne avec justesse S. Ponthieux. Bernard Pélamourgues CNAF – DSER Responsable du Pôle statistiques de gestion. Hugues Lagrange (dir.) L’épreuve des inégalités 2006, Paris, PUF, collection « Le lien social », 376 pages. Cet ouvrage est un recueil de contributions sur la question des inégalités, issues des travaux récents des membres de l’Observatoire sociologique du changement. Même si les résultats de ces recherches ont, pour la plupart, déjà fait l’objet de publications, le mérite de ce qui est présenté ici, comme une réflexion collective des membres du laboratoire, est double : d’une part, mettre en lumière le creusement des inégalités sociales en France (de nature bien différente d’il y a un demisiècle) et, d’autre part, proposer des explications qui se combinent les unes aux autres. Après des décennies de réduction des inégalités sociales, en France, depuis les années 1980, on s’est engagé dans ce que Pierre Rosanvallon et Michel Fitoussi ont appelé un « nouvel âge des inégalités » : à côté d’inégalités structurelles se font jour des inégalités dynamiques s’inscrivant dans le parcours des personnes, des situations transitoires (chômage, séparation) pouvant conduire à fragiliser, parfois de manière durable, les individus. Expliquer le contexte particulier dans lequel on se trouve aujourd’hui (en tenant compte des comparaisons internationales) – et qui constitue, selon Recherches et Prévisions 124 Hugues Lagrange, une menace pour la cohésion sociale – se veut être l’objectif de cet ouvrage en deux parties : la première, intitulée « Inégalités objectives, inégalités subjectives, mobilité et solidarités », de portée théorique, vise à réinterroger la question des inégalités et son appréhension habituelle par les sciences sociales. La deuxième partie, davantage empirique, est centrée sur la ségrégation spatiale en Île-de-France. La lecture de cet ouvrage, plus spécifiquement la première partie sur laquelle portera le propos, ouvre assurément plusieurs champs de réflexion. L’un des questionnements majeurs interroge la « disparition » des classes sociales comme le présente toute une littérature dans les années 1980 alimentée, entre autres, par le développement de la classe moyenne, les transformations de la condition ouvrière et l’effondrement du communisme. Les propos d’auteurs comme Louis Chauvel ou Hugues Lagrange sont de montrer que la perte de la conscience de classe n’a pas conduit pour autant à la fin des inégalités. L. Chauvel fait remarquer, avec justesse, dans La déstabilisation du système de positions sociales que les classes n° 90 - décembre 2007 Comptes rendus de lectures populaires n’ont pas disparu et qu’elles se sont même exprimées par leur vote le 21 avril 2002. On pourrait ajouter que le « non » à la Constitution européenne, majoritairement présent chez les ouvriers et les employés, s’inscrit dans la même logique. Si ces votes soulignent à quel point les classes populaires ne s’identifient plus au discours sur la lutte des classes, il a néanmoins clairement permis d’exprimer leurs frustrations. Ces dernières sont le fruit de ce que L. Chauvel appelle les « diktats de l’ordre culturel de la classe moyenne » (tendance à l’individualisation) ; lorsque le modèle ne correspond pas aux ressources possédées, prend alors corps un fort sentiment de frustration. Dans le passé, l’identification à la classe ouvrière jouait un rôle de régulation parce qu’une véritable solidarité de classe existait, relayée par un parti influent. Et L. Chauvel de préciser : « C’est lorsque la notion de "classe sociale" est abandonnée par le débat public ou par la sociologie elle-même, que le spectre des classes menacerait de revenir hanter les réalités sociales » (p. 111). Paradoxalement, le discours sur les classes sociales était d’autant plus fort dans les années 1960-1970, que les conditions de vie et de travail s’amélioraient, et il a tendu à s’amenuiser alors même que de nouvelles inégalités apparaissaient. C’est sans doute parce que l’interprétation des inégalités en terme de « lutte des classes » a marqué, en France, une bonne partie du XXe siècle et que l’idéal d’égalité est ancré dans les mentalités, que la sensibilité aux inégalités demeure prégnante. Dans une deuxième contribution Tolérance et résistance aux inégalités, L. Chauvel fait remarquer – avec toutes les limites méthodologiques inhérentes à ce type de comparaison – qu’il n’existe pas de lien entre le degré « objectif d’inégalités » dans un pays et le jugement selon lequel les écarts de revenus sont trop importants (p. 24). À titre d’exemple, la différence est importante entre le ressenti des inégalités des Européens et des Américains. Les enquêtes montrent que les Américains ont la « conviction » que les inégalités économiques sont faibles dans leur pays alors même que les inégalités objectives sont fortes. Ceci s’explique par une forte adhésion à leur modèle social. Inversement, si la France est un pays relativement égalitaire économiquement, les Français surestiment néanmoins les inégalités ; elles leur sont plus intolérables qu’ailleurs. Cette sensibilité peut trouver également une explication dans ce que H. Lagrange appelle « les promesses non tenues de la modernité » : les inégalités et les difficultés de la cohésion sociale sont dues à la crise de l’espérance méritocratique et au déficit d’égalité des chances. En effet, le mécanisme méritocratique est en panne car, pour les générations nées à la fin des années 1960, l’ascenseur social ne fonctionne plus : pour les moins éduqués, le lien origine sociale-destinée reste Recherches et Prévisions 125 relativement fort (ascenseur social déçu) ; pour les plus éduqués, le lien origine-destinée est plus faible. Ainsi, la position sociale des enfants des classes moyennes n’est pas acquise. Par rapport à la génération née juste après la Seconde Guerre mondiale, les repères ne sont plus les mêmes. On vit désormais dans une société du risque au sein de laquelle « la production des richesses ne coïncide plus aujourd’hui avec la production des sécurités, mais avec une production des risques » (p. 76). Il ne s’agit plus d’interroger la place de l’individu dans le rapport de production (position verticale : du haut vers le bas) mais son accès à la sphère du travail, c’est-à-dire être inclus ou exclu (cercle concentrique). On peut reprendre ici, comme le fait H. Lagrange, le concept de « désaffiliation » de Robert Castel qui définit autour du cercle des inclus stables une zone de vulnérabilité et une zone de désaffiliation où l’individu serait à la fois sans travail et isolé socialement. Finalement, la mobilité sociale ne constitue plus une promesse. Il est dommage d’ailleurs que la question du déclassement social n’ait pas été davantage creusée parce qu’elle invite également à penser le creusement des inégalités entre générations. Dans cette société du risque, la famille joue-t-elle un rôle protecteur ? Cette question ouvre sur un deuxième champ de réflexion. Jean-Hugues Déchaux et Nicolas Herpin contredisent la thèse classique selon laquelle l’entraide familiale accroît la cohésion sociale. L’entraide familiale égalise partiellement le revenu des ménages selon l’âge, mais elle n’a pas d’effet redistributif entre les milieux sociaux : « L’entraide rend chaque milieu social plus uniforme et, de ce fait, contribue à accuser les différences entre milieux dans le continuum des inégalités de revenu » (p. 167). Cette entraide prend des formes variables selon les milieux sociaux : logique d’accès à l’autonomie dans les milieux aisés, forme nucléaire restreinte dans les classes moyennes et cohabitation dans les milieux modestes. L’entraide familiale peut jouer un rôle de filet de sécurité dans les milieux populaires mais pour J.-H. Déchaux et N. Herpin, celle-ci demeure inefficace. Autre élément particulièrement intéressant de leur article : le constat d’une « intrusion croissante de la logique contractuelle et marchande dans les relations de parenté » (p. 177), assurance décès, prévoyance funéraire, etc. L’entraide familiale est d’autant plus faible qu’elle se trouve en concurrence directe avec la sphère marchande (ménage, gardes d’enfants…). On pourrait d’ailleurs se demander s’il ne s’agit pas d’une nouvelle forme d’inégalité basée sur la possibilité (ressources financières) de consommer et donc de déléguer. À l’issue de ces contributions, H. Lagrange souligne la double tension à laquelle la cohésion sociale est confrontée : la mondialisation qui invite n° 90 - décembre 2007 Comptes rendus de lectures à ne plus réfléchir à partir des seules catégories nationales et le développement du multiculturalisme qui interroge les identités. Comment, dès lors, combattre les inégalités et maintenir une certaine cohésion sociale dans une société fragmentée ? La cohésion risque de bénéficier aux plus « forts », l’auteur parle même de nouveau darwinisme social alimenté par la ségrégation urbaine et le relâchement des solidarités familiales (p. 351). Pour lutter contre ce phénomène, il propose de veiller au maintien, d’une part, des dispositifs de solidarité dans une société ouverte et pluriculturelle et, d’autre part, à la qualité des services. Se référant à la pensée du philosophe Jürgen Habermas, H. Lagrange propose à son tour la garantie des « droits d’intéressement sociaux et culturels » : après la fin de l’État-Nation, pour J. Habermas, les démocraties ne peuvent plus seulement garantir des droits libéraux et civiques mais fournir ces nouveaux droits d’intéressements sociaux et culturels, dans une perspective d’intégration politique. À l’heure où les politiques publiques, depuis la fin des années 1990, se montrent particulièrement sensibles aux questions de discriminations, parmi ces nombreux apports, cet ouvrage aurait pu également ouvrir un champ de réflexion sur l’articulation inégalité-discrimination. Par exemple, la visibilité donnée désormais aux discriminations ethniques qui peuvent se cumuler à des inégalités sociales ne permet pas toujours aisément de démêler ce qui ressort des unes ou des autres. D’où la difficulté à mesurer statistiquement les inégalités et les discriminations. Devenues multidimensionnelles, les inégalités seraient même impossibles à mesurer (*). Autre remarque, une contribution sur les inégalités entre les hommes et les femmes aurait pu être particulièrement éclairante, d’autant qu’il n’existe pas à proprement parler de « conscience de genre » et parce que cette problématique porte de nouveaux concepts en matière d’égalité et de lutte contre les discriminations qui peuvent être étendus à d’autres « catégories » : par exemple le « mainstreaming » (intégrer l’égalité de manière transversale) ou encore la notion d’« empowerment » (dynamique d’accès au pouvoir, à la prise de décision). Sandrine Dauphin CNAF – Rédactrice en chef de Recherches et Prévisions. (*) Rosanvallon P. et Fitoussi J.-P., 1996, Le nouvel âge des inégalités, Le Seuil. Recherches et Prévisions 126 n° 90 - décembre 2007 Comptes rendus de lectures