populaires n’ont pas disparu et qu’elles se sont
même exprimées par leur vote le 21 avril 2002.
On pourrait ajouter que le « non » à la Constitution
européenne, majoritairement présent chez les
ouvriers et les employés, s’inscrit dans la même
logique. Si ces votes soulignent à quel point les
classes populaires ne s’identifient plus au discours
sur la lutte des classes, il a néanmoins clairement
permis d’exprimer leurs frustrations. Ces dernières
sont le fruit de ce que L. Chauvel appelle les
«diktats de l’ordre culturel de la classe moyenne »
(tendance à l’individualisation) ; lorsque le mo-
dèle ne correspond pas aux ressources possédées,
prend alors corps un fort sentiment de frustration.
Dans le passé, l’identification à la classe ouvrière
jouait un rôle de régulation parce qu’une véri-
table solidarité de classe existait, relayée par un
parti influent. Et L. Chauvel de préciser : « C’est
lorsque la notion de "classe sociale" est aban-
donnée par le débat public ou par la sociologie
elle-même, que le spectre des classes menacerait
de revenir hanter les réalités sociales » (p. 111).
Paradoxalement, le discours sur les classes sociales
était d’autant plus fort dans les années 1960-1970,
que les conditions de vie et de travail s’amé-
lioraient, et il a tendu à s’amenuiser alors même
que de nouvelles inégalités apparaissaient.
C’est sans doute parce que l’interprétation des iné-
galités en terme de « lutte des classes » a marqué,
en France, une bonne partie du XXesiècle et que
l’idéal d’égalité est ancré dans les mentalités, que
la sensibilité aux inégalités demeure prégnante.
Dans une deuxième contribution Tolérance et
résistance aux inégalités, L. Chauvel fait remar-
quer – avec toutes les limites méthodologiques
inhérentes à ce type de comparaison – qu’il
n’existe pas de lien entre le degré « objectif d’iné-
galités » dans un pays et le jugement selon lequel
les écarts de revenus sont trop importants (p. 24).
À titre d’exemple, la différence est importante
entre le ressenti des inégalités des Européens et
des Américains. Les enquêtes montrent que les
Américains ont la « conviction » que les inégalités
économiques sont faibles dans leur pays alors
même que les inégalités objectives sont fortes.
Ceci s’explique par une forte adhésion à leur
modèle social. Inversement, si la France est un
pays relativement égalitaire économiquement, les
Français surestiment néanmoins les inégalités ;
elles leur sont plus intolérables qu’ailleurs.
Cette sensibilité peut trouver également une expli-
cation dans ce que H. Lagrange appelle « les pro-
messes non tenues de la modernité » : les inéga-
lités et les difficultés de la cohésion sociale sont
dues à la crise de l’espérance méritocratique et au
déficit d’égalité des chances. En effet, le méca-
nisme méritocratique est en panne car, pour les
générations nées à la fin des années 1960, l’ascen-
seur social ne fonctionne plus : pour les moins
éduqués, le lien origine sociale-destinée reste
relativement fort (ascenseur social déçu) ; pour
les plus éduqués, le lien origine-destinée est
plus faible. Ainsi, la position sociale des enfants
des classes moyennes n’est pas acquise. Par
rapport à la génération née juste après la
Seconde Guerre mondiale, les repères ne sont
plus les mêmes. On vit désormais dans une
société du risque au sein de laquelle « la pro-
duction des richesses ne coïncide plus aujour-
d’hui avec la production des sécurités, mais
avec une production des risques » (p. 76). Il ne
s’agit plus d’interroger la place de l’individu dans
le rapport de production (position verticale : du
haut vers le bas) mais son accès à la sphère du
travail, c’est-à-dire être inclus ou exclu (cercle
concentrique). On peut reprendre ici, comme le
fait H. Lagrange, le concept de « désaffiliation »
de Robert Castel qui définit autour du cercle des
inclus stables une zone de vulnérabilité et une
zone de désaffiliation où l’individu serait à la fois
sans travail et isolé socialement. Finalement, la
mobilité sociale ne constitue plus une promesse. Il
est dommage d’ailleurs que la question du déclas-
sement social n’ait pas été davantage creusée parce
qu’elle invite également à penser le creusement
des inégalités entre générations.
Dans cette société du risque, la famille joue-t-elle
un rôle protecteur ? Cette question ouvre sur
un deuxième champ de réflexion. Jean-Hugues
Déchaux et Nicolas Herpin contredisent la thèse
classique selon laquelle l’entraide familiale
accroît la cohésion sociale. L’entraide familiale
égalise partiellement le revenu des ménages selon
l’âge, mais elle n’a pas d’effet redistributif entre
les milieux sociaux : « L’entraide rend chaque
milieu social plus uniforme et, de ce fait, contribue
à accuser les différences entre milieux dans le
continuum des inégalités de revenu » (p. 167).
Cette entraide prend des formes variables selon les
milieux sociaux : logique d’accès à l’autonomie
dans les milieux aisés, forme nucléaire restreinte
dans les classes moyennes et cohabitation dans
les milieux modestes. L’entraide familiale peut
jouer un rôle de filet de sécurité dans les milieux
populaires mais pour J.-H. Déchaux et N. Herpin,
celle-ci demeure inefficace. Autre élément parti-
culièrement intéressant de leur article : le
constat d’une « intrusion croissante de la logique
contractuelle et marchande dans les relations de
parenté » (p. 177), assurance décès, prévoyance
funéraire, etc. L’entraide familiale est d’autant
plus faible qu’elle se trouve en concurrence
directe avec la sphère marchande (ménage, gardes
d’enfants…). On pourrait d’ailleurs se demander
s’il ne s’agit pas d’une nouvelle forme d’inégalité
basée sur la possibilité (ressources financières) de
consommer et donc de déléguer.
À l’issue de ces contributions, H. Lagrange sou-
ligne la double tension à laquelle la cohésion
sociale est confrontée : la mondialisation qui invite
Recherches et Prévisions n° 90 - décembre 2007
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