Saillance en sikuani
Francesc Queixalós*
1. INTRODUCTION
Cette contribution répond à une motivation simple. Montrer la mesure dans
laquelle la notion de saillance traverse de part en part le système grammatical
d'une langue donnée. De n'importe quelle langue, aspirerais-je à dire si la
découverte des universaux se réduisait à l'exercice de généraliser en toute hâte
les résultats d'observations portant sur une poignée de langues, ou bien de
construire un modèle abstrait et complexe sur la base d'une seule langue. Mais au
fond, et en dépit des allégations de prudence, l'idée est bien celle-ci : une notion
typologique plus ou moins constituée a pour vocation de se voir validée par un
jeu constant de va-et-vient entre l'observation empirique des langues les plus
diverses et l'approfondissement théorique où, à aucun moment, l'un ne l'emporte
durablement sur l'autre. Le but ultime étant d'atteindre le socle commun à toutes
les langues. Le sikuani, langue de la famille guahibo parlée dans le moyen
Orénoque, me servira de support pour montrer combien la saillance émerge
partout, on l'attend comme on l'attend moins. Quant à la notion elle-
même, je me contente provisoirement d'une explicitation minimale faite de deux
volets, un sémantique englobant les hiérarchies mises en lumière, entre autres,
par Silverstein (1976) et Comrie (1981, 'animacy'), l'autre pragmatique recoupant
assez bien l'empathie de Kuno & Kaburaki (1977).
2. SAILLANCE EN SIKUANI
Voyons les faits de la langue. Non sans d'abord préciser la marche. Une
description extensive de la grammaire sikuani (Queixalós 1998, 2000) montre
vingt-six zones identifiées d'autres restent encore à l'être, vraisemblablement
où le recours à une échelle de saillance s'are nécessaire pour rendre intelligible
la forme d'un phénomène, d'une irrégularité, d'un fait insolite. J'en ferai ici
l'inventaire rapide, en m'arrêtant plus longuement, pour rompre la monotonie et
en guise d'illustration, sur un domaine que la typologie ne semble pas encore
avoir reconnu dans son ampleur, la distensivité. Vu les limitations d'espace,
chaque phénomène passé en revue n'occupera que quelques lignes, où figureront
la zone de la grammaire dont il relève, les formes qu'il met en jeu, et l'échelle
particulière qui par lui se manifeste (en italiques). De nécessité, les faits
grammaticaux devront en mainte occasion subir une certaine dose de
* SeDyL-CELIA (CNRS, IRD, INALCO).
102 Francesc Queixalós
simplification. Pour tous ces faits, une description plus complète est accessible
dans les deux ouvrages mentionnés plus haut.
2.1. Sous-classification des noms : quantification I
Selon leurs propriétés quantificationnelles, les noms se ventilent en trois sous-
classes : individuels tels bo, 'maison', renvoyant par leur forme nue à l'individu et
à la classe, génériques tels tulupu,toile(s)', ne renvoyant qu la classe, et
denses, dénotant des masses ou substances. Les individuels sont quantifiables en
nombre, bo, 'maison', pluriel bo-nü, 'maisons'. Les génériques n'ont pas d'accès
direct au pluriel. Ils doivent passer par une singularisation, tulupu-to, '(une)
étoile', pour pouvoir se pluraliser, tulupu-to-, 'étoiles'. Les denses tels yaho
'sel', non plus : ils endurent une discrétisation moyennant la marque de genre non
animé, yaho-hawa, 'une portion de sel', yaho-hawa-nü, 'des portions de sel'.
2.2. Sous-classification des noms : quantification II
Les noms génériques se subdivisent en ceux qui, comme nous venons de le
voir (2.1), font leur singulier au moyen du singulatif -to, regroupant
sémantiquement des non animés et des animés de petite taille (par exemple
insectes), et ceux qui font leur singulier avec une marque de genre -nü/-wa,
masculin / féminin, sikuani-wa, '(une) femme sikuani'. Ces derniers dénotent des
entités soit humaines, soit animées de grande taille (par exemple mammifères
supérieurs). Sur les noms génériques à genre, et sur eux seulement, une marque -
wi apparaît dans la même position, indiquant un collectif, sikuani-wi, 'les/des
Sikuani'. En quelque sorte ce suffixe opère en deux temps notionnels : sur un
sémantisme lexical générique quoique haut en 'animacité', il crée, à partir de
l'individuation que lui-même effectue, une collection d'individus.
2.3. Sous-classification des noms : genre
La distinction de genre institue une première bipartition en animés / non
animés. Puis une seconde, chez les animés, du type opposition équipollente sur la
base de l'extension des classes. Le masculin, -nü, est le terme non marqué,
englobant tous les noms d'animés à relativement grande taille, quel que soit leur
sexe biologique mais à l'exception des femmes (et femelles de certaines
catégories de non humains : Blancs, esprits, nies, extraterrestres, animaux des
ères mythiques), dont l'expression relève du féminin, -wa. La marque de genre
non animé -hawa a deux fonctions secondaires, l'une dans le domaine de la
quantification vue en 2.1, l'autre consistant à spatialiser un nom d'humain,
Nusalia-hawa, 'chez Nusalia' ou un nom propre (comme dans (1)).
2.4. Sous-classification des noms : posture
Tout nom peut être le sujet d'un verbe monovalent renvoyant à la position des
corps dans l'espace : eka, nuka, boka, ruka, respectivement 'être assis, debout,
Saillance en sikuani 103
étendu, suspendu' (chacun a une contrepartie divalente causative, 'asseoir', etc.).
L'accessibilité différentielle des noms à un, deux-trois, quatre, de ces verbes
sous-divise la classe en exclusifs (un seul verbe : 'tradition' est 'suspendu',
'territoire' est 'assis'), typiques (deux ou trois verbes, dont un de base : 'rivière' est
'étendu', et comme support d'un trajet, 'suspendu'), versatiles (quatre verbes :
'jaguar'). L'accessibilité d'un nom à la position de sujet des verbes de posture
corporelle est en raison directe de sa place sur une échelle d''animacité', au
sommet de laquelle se trouve l'humain.
2.5. Lexicogenèse des verbes : absorption d'un participant
Un procé privilégié de lexicalisation des verbes dénominaux consiste en
l'adjonction à un nom générique ou dense de la désinence modale des verbes. Le
nom renvoie à la cause de l'événement décrit par le verbe, mais il s'agit d'une
cause non ou peu individuée, férentielle, identifiable. Ta, 'poux', tarü-ba',
'être infes de poux'
1
. Nous pouvons y voir un cas extrême d'incorporation
nominale (cf. 2.21).
2.6. Sous-classification des verbes : activateur
L'aspect lexical des verbes (Aktionsart) distingue les dynamiques (présence de
phases) et les statiques (absence de phases), distinction qui se ramène à la mise
en scène de participant(s) en mouvement ou immobile(s). Plusieurs catégories
verbales sont réactives à cette distinction. L'activateur (ou miratif), marqué par -
he, en est une. Dans le statique orowewato ruka-he, 'la larve est suspendue (c'est-
à-dire sur la branche)', le locuteur vient de decouvrir un état de choses. Dans le
dynamique ponü naxüana-he, 'l'homme chante', le locuteur vient de découvrir un
état de choses contrastant avec un état de choses antérieur ou présuppo
(l'homme ne chantait pas).
2.7. Morphologie verbale : honorifique
Le verbe indexe l'actant nominatif par des suffixes et l'actant accusatif par des
préfixes. (Les actants sont instanciables au moyen de syntagmes nominaux sans
marque de cas.) L'indice nominatif de première personne du pluriel distingue
l'exclusif, pluralisation régulière du singulier -hü, et l'inclusif, -tsi. Ce dernier
adopte, par ailleurs, un comportement tout à fait semblable à celui du on français
(despécification de la référence). Une hiérarchie de personne 1>2>3 se retrouve
dans diverses zones de la grammaire, ainsi qu'une hiérarchie des rôles
agent>patient (en termes prototypiques). Lorsque les deux personnes
intralocutives s'incarnent dans ces rôles autour d'un verbe divalent, la
combinaison 2 agent 1 patient se fait régulièrement, ne-taika-me, 'tu
m'attrappes'. En revanche le cumul première personne + agent devant une
1
Noter un parallèle dans l'alternance par/de dans l'expression de l'agent du passif
français.
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deuxième personne patient induit la despécification du référent de l'agent : *ka-
taika-hü, ka-taika-tsi, 'je t'attrape (litt. on t'attrape)'.
2.8. Verbes transitifs impersonnels
Une sous-classe de verbes divalents est inapte à prendre un actant nominatif
qui soit instantiable par un syntagme nominal. Ces verbes décrivent des
affections physiques ou psychologiques induites par des causes non individuées /
référentielles / identifiables / nommablesme. Autrement dit, le verbe est
transitif, retient deux positions morphologiques d'actants, mais n'a qu'un
participant, le patient. Lorsque ce dernier est de personne intralocutive, l'indice
nominatif prend la forme normale de troisième personne, -Ø, avec lecture non
spécifique obligatoire. Lorsque le patient est de troisième personne, la position
d'indice nominatif est occupée par le -tsi vu en 2.7, avec lecture non spécifique,
également obligatoire : ne-tsuliaba-Ø, 'j'ai la diarrhée', Ø-tsuliaba-tsi, 'il a la
diarrhée'.
2.9. Passif
Les transitifs impersonnels ne sont qu'une lexicalisation de la structure
actancielle sous-tendant la construction passive. Dans les deux cas les verbes
divalents associés à deux troisièmes personnes font l'objet d'une lecture
déréférentialisée du suffixe de première personne inclusive -tsi, qui se contente
alors de saturer la position d'indice nominatif : Halai1 Nusalia2 Ø2-hunata-Ø1,
'Halai a appelé Nusalia', Nusalia1 Ø1-hunata-tsi, 'Nusalia a été appelé'. Deux
conditions s'imposent à l'occurrence de cet équivalent fonctionnel du passif : que
le participant actant nominatif soit indéfini / générique / non animé / abstrait /
non pertinent / évident (redondant, informationnellement nul) ; que le participant
actant accusatif soit haut sur l'échelle d''animacité' préférentiellement humain
et fortement thématique (c'est-à-dire protagoniste sur un fragment de discours).
Le passif induit un phénomène important par rapport à l'interaction entre les
différentes composantes de la saillance : le caractère très thématique d'un
référent peut faire converger sur lui des propriétés formelles attachées en
principe à des entités intrinsèquement plus haut placées sur une des hiérarchies
sémantiques. Ainsi en va-t-il d'un non animé dans naehawa Ø-nikata-tsi, 'l'arbre
fut abattu', au centre du récit sur l'origine des plantes cultivées, découvertes dans
sa ramure.
2.10. Médiopassif
Le réfléchi se contruit, très simplement, au moyen d'un préfixe na- venant
saturer, cette fois, la position d'indice accusatif dans le verbe. Pour toutes les
personnes. na-tahuita-me 'tu t'es coupé', na-tahuita-Ø 'il s'est coupé'. Les
fonctions de ce préfixe incluent le réciproque, le médiopassif et le déponent. Un
verbe divalent pourra entrer dans une construction médiopassive si sa structure
actancielle requiert un participant exprimé comme actant accusatif et incarné
Saillance en sikuani 105
dans une entité aux propriétés sémantiques incompatibles avec la position
d'actant nominatif par exemple un patient non animé avec un verbe à agent
humain. L'actant nominatif passe à la troisième personne pour indexer le patient,
promu à actant unique de verbe monovalent : pabi1 na-nikata-Ø1 'l’abattis a été
défriché'.
2.11. Déponent
Pas de récession de la valence ici, bien que le dispositif morphologique soit le
même : le verbe, nécessairement à actant nominatif animé, souvent humain,
conserve son caractère actif, voire transitif. Le participant exprimé au nominatif
est affecté d'une façon ou d'une autre par les conditions d'existence décrites par
le verbe. L'exemple donne à voir une séquence de verbe monovalent suivi de
verbe divalent.
(1) bahayatha Wawialihawa itsa na-ponapona-hü,...
jadis RégionDuGuaviare quand moyen-vivre-1NOMINATIF
...na-humetane-hü baha Yalu
moyen-entendre-1NOMINATIF ACCOMPLI Yalu
'jadis quand je vivais dans la région du Guaviare...
...j'ai entendu le Yalu'
Noter la position d'actant accusatif conservée par le deuxième verbe, régissant
le syntagme nominal Yalu. Si le narrateur se dit, en recourant à na-, affecté par
l'audition du monstre Yalu, c'est que le seul fait d'entendre ce dernier signifie que
l'on se trouve déjà en danger de mort.
2.12. Morphologie verbale : quantification des actants I
Un préfixe verbal pa- indique le pluriel des actants aux personnes
intralocutives, que l'actant soit nominatif ou accusatif. La troisième personne,
zéro comme suffixe nominatif et comme préfixe accusatif, ne marque pas le
nombre. Mahita-me, 'tu dormais', pa-mahita-me, 'vous dormiez', mahita-Ø, 'il(s)
dormai(en)t'
2.13. Morphologie verbale : quantification des actants II
Un suffixe -behe indique le duel sur le nom et sur le verbe. Mais son
apparition sur le verbe et la sélection de l'actant auquel il renvoie sont soumises à
certaines restrictions ou tendances. 1) Sur les verbes divalents, son incidence se
décide sur la base de la hiérarchie de personne vue plus haut. Un couple de
parents parlant à un autre couple de parents à propos d'un enfant disparu : apo-
pa-Ø1-tae-2-behe2, 'nousdeux2 ne l1'avons pas vu', pa-ka1-yapühaita-Ø2-behe1, 'il2
est parti vousdeux1 chercher'. Signe de l'abaissement sur la dimension de la
référentialité subi par l'actant nominatif dans la construction honorifique (2.7), le
duel s'y rapporte toujours à l'actant accusatif de deuxième personne : ka1-taika-
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