LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 891 - novembre 2014
Le périple d’un jeune Mosellan
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mémoire
témoignage
multiplication d’actes de sabotage ou de né-
gligence. En vertu d’un décret d’Himmler de
décembre 1942 qui demande le transfert de
35 000 détenus dans le système concentration-
naire, des convois importants sont organisés
de janvier à mai 1943. Les femmes quittent
la prison du Grand Séminaire de Metz vers
le KL Ravensbrück ou celui d’Auschwitz.
Pour les hommes, c’est le tout nouveau KL
Natzweiler qui fait oce de camp d’envoi.
Dans la pratique, les décisions d’internement
sont expéditives, en moyenne moins de dix
jours entre l’arrestation et le départ. Souvent
l’ordre d’envoi en KL de travailleurs slaves
ne porte que le nom et le prénom, voire une
date de naissance à la diérence des travail-
leurs de l’ouest où l’état civil est extrêmement
détaillé. Les vies n’ont pas la même impor-
tance bureaucratique.
L’ouverture du camp de la Neue Bremm
(Sarre) à l’été 1943 puis celle du camp de
Woippy, au nord de Metz en août modient
le dispositif répressif. Ces deux prisons de po-
lice, dépendant exclusivement de la Gestapo,
orent l’avantage de ne plus externaliser
la répression rééducative vers Schirmeck.
Woippy et la Neue Bremm drainent désor-
mais les travailleurs étrangers arrêtés par la
Gestapo. La prison du Grand Séminaire de-
vient le centre d’internement des femmes.
Après plusieurs semaines de détention par-
ticulièrement brutales, les travailleurs sont
pour la plupart remis au travail. La répres-
sion concentrationnaire n’a pas pour autant
disparu. Ces deux camps servent de réser-
voirs pour les travailleurs « irré cupérables »
comme ces cinquante-cinq travailleurs et
travailleuses soviétiques, capturés en juil-
let 1944 pour rupture de contrat de travail
et vol, transférés depuis Woippy et le Grand
Séminaire vers les camps de Natzweiler et
Auschwitz. Au total, au moins 650 travail-
leurs civils slaves sont transférés vers les
camps de concentration nazis.
Macabre comptabilité
En parallèle, pour frapper les esprits, la
Gestapo organise des exécutions sommaires.
Sous l’appellation « traitement spécial », elle
consiste en la pendaison-spectacle d’un tra-
vailleur ou d’un prisonnier de guerre slave
devant l’ensemble de ses cama rades. Pour
ne prendre qu’un exemple, citons la pendai-
son d’un jeune Polonais en janvier 1943 à
Guinzeling sur ordre du KdS (1) Sarrebourg,
pour avoir eu des relations sexuelles avec
une Mosellane. A Woippy, la Gestapo utilise
une potence-mobile. Régulièrement, des pri-
sonniers slaves sont extraits du camp pour
être pendus discrètement dans les bois de la
banlieue messine. Nos recherches nous per-
mettent d’avancer le chire d’une vingtaine
de pendaisons de détenus de Woippy entre
août 1943 et août 1944. Parfois, la police
orga nise une pendaison-spectacle comme le
20 août 1944 où quatre Ostarbeiter du camp
d’Amnéville sont pendus devant l’ensemble
des travailleurs russes du camp pour l’assas-
sinat d’une gardienne mosellane. Les autres
travailleurs sont contraints à déler devant
les cadavres se balançant au bout de la corde.
A la libération, les troupes américaines dé-
couvrent des milliers de prisonniers de guerre
aamés, dans un état sanitaire déplorable.
Environ 60 000 citoyens soviétiques et polo-
nais se trouvent en Moselle. La question de
leur rapatriement se pose, l’URSS réclamant
ses ressortissants. Le drame vécu pendant
quatre ans se poursuit avec le rapatriement.
Considérés comme des traîtres, de nombreux
prisonniers connaissent la prison, le Goulag
ou les bataillons disciplinaires, d’autres sont
exécutés. Même situation pour les Ostarbeiter
suspectés d’être des collaborateurs des nazis.
En Moselle, la terre révèle les crimes com-
mis par les nazis contre les prisonniers de
guerre notamment au Ban-Saint-Jean et à
Boulay avec leurs 6 600 corps. Cependant,
des dizaines d’autres lieux contribuent au
macabre décompte et n’ont pas été pris en
compte. Aucun chire dé nitif ne peut donc
être avancé sur l’ensemble de la Moselle :
6 600 ? 9 500 ? 20 000 ? Impossible de trancher
de manière péremp toire puisque les fouilles
n’ont pas été menées sur l’ensemble des sites
et que les archives originales sont presque
inexistantes. Si le nombre des victimes n’est
pas aussi vertigineux, les Ostarbeiter et tra-
vailleurs civils polonais méritent aussi l’at-
tention des historiens tant leur vie ne pesait
pas grand-chose dans l’échelle raciale nazie.
Les querelles mosellanes souvent vives autour
de la macabre comptabilité n’ont en fait pas
grand sens. Le travail d’histoire autour de la
présence des Slaves en Moselle doit se pour-
suivre car il permet de mieux comprendre
les mécanismes de la politique raciale à l’en-
contre de ces « Untermenschen » et éclaire
sous un jour nouveau la terrible réalité des
années d’annexion dans les provinces de l’est.
CédrIC neveu
n Cédric Neveu est historien et est notamment
l’auteur, avec Christine Leclercq, Alexandre
Méaux et Olivier Jarrige, de Trous de mémoire –
Prisonniers de guerre et travailleurs forcés
d’Europe de l’Est (1941-1945) en Moselle
annexée. Ed. Serpenoise, Metz, 2011.
(1) KdS : Kommandeur der Sipo-Sd, comman-
dant de la Police de sécurité-Service de sécurité
L
e 18 janvier 1942, refusant de servir le Reich, je tente
de rejoindre mon frère aîné, engagé volontaire au
5e Chasseur en Afrique du Nord. Arrêté en zone
rouge par la Feldgendarmerie, je suis incarcéré à la pri-
son de la Gestapo à Sarrebourg où je subis la torture des
interrogatoires de la tristement célèbre police secrète al-
lemande. Dix-huit jours après, je suis transféré à la pri-
son Maurice Barrès de Metz où je connais les privations
de ce dur hiver. Le 31 mars 1943 je suis condamné à trois
mois de prison pour m’être soustrait au Service obliga-
toire du travail (« Arbeits dienstpichtentziehung »), suivis
de mon enrôlement au RAD (Reichsarbeitsdienst), dans
un camp disciplinaire à Bierbach en Allemagne. J’y suis
le seul Mosellan, parmi la majorité de Bavarois peu fana-
tiques, hormis l’encadrement, pendant six mois.
Enrôlé de force dans la Wehrmacht le 4 avril, au 4
e
Ersatzbataillon à Francfort-sur-le-Main, quelque temps
plus tard ma compagnie est envoyée en occupation en
France, à Saint-Etienne, pour l’instruction avant de
partir au front. C’est là que germe en moi l’idée d’une
nouvelle évasion. Lors d’une marche à travers la ville,
un jour je vois une enseigne sur un bâtiment : « Usine
Giron Frères ». Je me rappelle alors que l’usine où était
employé mon père était une liale de cette usine. Et que
je connais de par mon père son directeur M. Bietrix qui
est ocier de réserve. Lors d’une permission de sortie,
je fausse compagnie à mes « camarades » et me présente
à la porte de l’usine en demandant à voir M. Bietrix. Je
me souviens encore de la peur que j’inspire au portier et
à la jeune lle au guichet, avec mon uniforme (boche) et
fusil sur le dos ! Quand M. Bietrix arrive, il me reconnaît
de suite : « Mais nom de Dieu, c’est le ls Pierret ! », s’ex-
clame-t-il. C’est donc sans méance qu’il me fait entrer
dans son bureau, connaissant les sentiments antiallemands
de mon père. Je l’informe de la situation en Moselle, de
l’échec de ma première évasion, de mon enrôlement de
force dans la Wehrmacht et la raison pour laquelle je me
trouve en sa présence. Bientôt il est rejoint par d’autres
personnes, et je saurai par la suite qu’ils font partie d’un
réseau de résistance dont un des membres, M. Guérin,
mourra en déportation.
On me photographie pour établir une fausse carte
d’identité et on me donne rendez-vous dans une dizaine
de jours mais par prudence à une autre adresse. Parmi
ces personnes se trouve Marcel Gabriel, ancien rédac-
teur du Courrier de la Sarre à Sarreguemines, qui a été
expulsé en 1941 et occupe un poste important à la pré-
fecture de Saint-Etienne, ce qui lui facilite l’établissement
de faux papiers.
Quelques jours après, au cours de l’instruction militaire,
me voilà avec une hernie ; emmené à l’hôpital Bellevue de
Saint-Etienne, je suis opéré. Entre temps, ma compagnie
est retournée à Francfort. Je rentre en voiture sanitaire à
la caserne Grouchy. Le commandant, un ocier très sym-
pa, me demande mon adresse et me gratie de 15 jours de
convalescence, en disant : « Encore un que je ne reverrai
plus ! ». C’est donc accompagné par un sous-ocier que je
prends le train avec arme et bagages, ce dernier portant mes
aaires, vu mon opération récente. Aucun contrôle dans
le train. Ce qui me donne une idée pour la suite, puisque
je dois rejoindre mon unité à Francfort après ma perme.
Le 26 août 1943, je prends le train à Metz, risquant le
tout pour le tout : direction Lyon-Saint-Etienne. Comme
le voyage précédent, aucun contrôle ; on peut dire que la
chance sourit aux audacieux. Je me pointe dès mon arri-
vée 12 rue de l’Industrie, chez un nommé Maliquet, me
débarrasse de mon uniforme abhorré, et me voilà (oh !
grand soulagement) en civil. Laissant chez le monsieur
mon uniforme et mon armement, un Mauser et une baïon-
nette, je me rends à l’usine où M. Bietrix, très soulagé de
me revoir, me remet ma fausse carte d’identité au nom
de Bour Jean et me donne quelque argent et des vête-
ments. Ayant une adresse où je peux trouver accueil, je
pars pour Culles les Roches en Saône-et-Loire où la maî-
tresse du château, M
me
de Jussieu, me reçoit à bras ou-
verts. Elle me fait héberger dans une ferme des environs
où je suis contacté par la Résistance. Pendant un certain
temps séden taire, je rejoins ensuite le maquis de Saint-
Gengoux. Blessé lors d’un engagement avec l’ennemi, je
suis soigné aux Valottes, petite ferme près de Chenôve.
A mon réta blissement, je m’engage dans la 1re Armée
française le 13 décembre 1944 à Dijon.
Quelque temps après mon évasion, mes parents ont été
informés de ma condamnation à mort pour désertion avec
armes en temps de guerre, par les autorités allemandes.
J’ai fait la campagne France-Allemagne et ai été blessé
de nouveau, à Colmar. Je ne rentrerai de la zone d’occu-
pation française (Freiburg/Brisgau) que le 13 décembre
1947, ayant contracté un engagement de trois ans. Comme
invalide de guerre, je suis embauché aux Houillères du
Bassin de Lorraine en tant qu’agent administratif…
On ne parle guère des sourances de notre région. J’ai trois
cousins qui ne sont pas revenus de Russie et un autre mort
à Dachau. Mon grand-père était soldat sous Napoléon III,
mon père fut forcé de servir le Kaiser, et moi je fus enrôlé
dans l’armée d’Hitler malgré moi avant de rejoindre la
Résistance. La France n’a guère protesté contre les deux
annexions par l’Allemagne de nos trois départements…
Jean PIerret
« On ne connaît guère le sort malheureux de nos trois départements de l’est de la France, Haut-Rhin, Bas-Rhin et Moselle, annexés par deux
fois par l’Allemagne », nous écrit Jean Pierret, vice-président de la section de Sarralbe et environs (Moselle) de la FNDIRP. Son témoignage
donne un aperçu de leur tragique destin et de la capacité de résistance de leurs habitants.