Avant-propos U ne introduction à la lecture critique d’un auteur ou d’une œuvre est plutôt une invitation à une relecture que propose le commentateur à un public averti. Pourtant, j’ai d’abord conçu cette introduction comme un guide pour les nouveaux lecteurs de Hegel qui n’auront pas eu le loisir d’aiguiser leur esprit critique par de multiples relectures, ou la patience d’analyser le texte de Hegel sur de longues années. Ayant très tôt été un lecteur de Hegel, je lui ai consacré une part importante d’une thèse de doctorat rédigée durant un séjour à l’Université de Heidelberg deux cent cinquante ans après le passage de l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit et de la Science de la logique. J’ai ensuite écrit quelques travaux critiques sur la logique de Hegel pour l’abandonner par la suite et y revenir sur le tard dans un enseignement qui revisite la phénoménologie et la logique du système – puisqu’il faut bien l’appeler ainsi selon le terme même de Hegel (System der Wissenschaft) ou système de la science. Il s’agit ici bien entendu du système de la philosophie entendue comme science suprême et c’est cette prétention que voudra d’abord dénoncer une lecture critique. Remarquons que la lecture critique de Hegel n’est pas un fait nouveau. Les néo-hégéliens de gauche, Marx le premier, n’ont pas manqué de démonter assez tôt le texte hégélien. Entre Marx et nous, la relecture de Benedetto Croce dans son fameux ouvrage Ciò che è vivo e ciò che è morto della filosofia di Hegel [8] faisait le tri entre ce qui demeurait vivant et ce qui était mort dans la philosophie de Hegel. Pour le philosophe italien, la logique de la philosophie, un titre qui sera repris X Hegel – Introduction à une lecture critique plus tard par Éric Weil [57], requiert une dialettica dei distinti ou dialectique des concepts distincts par degrés (ordini) plutôt qu’une dialettica degli opposti ou dialectique des concepts opposés ou contraires. Croce considérait comme mort le projet de philosophie de la nature chez Hegel en critiquant la tentative ou la tentation de la philosophie spéculative de se substituer à la démarche proprement scientifique inaugurée par un autre italien, Galileo Galilei. La nature comme extériorisation (Äusserung) de l’Idée devait rester lettre morte pour Croce. Ce que Croce a conservé de Hegel, c’est une philosophie de l’esprit qui s’incarne dans l’histoire culturelle de l’humanité, après Vico et Herder qui sont certainement dans l’ascendance de Hegel. Plus près de nous, la lecture critique de Croce n’est pas si éloignée de celle du philosophe américain R. Pippin qui propose aussi une lecture déflationniste du système hégélien dans son Hegel’s Idealism. The Satisfactions of Self-­ consciousness [47]. J’entends par lecture déflationniste l’exégèse qui tente de polir la gangue métaphysique de la pensée hégélienne afin de lui enlever son relief dogmatique et veut en énucléer le cœur théorique pour en faire une théorie de l’homme et de la société modernes. L’interprétation de Pippin défend l’hypothèse, qui n’est pas neuve, d’une reprise hégélienne du projet kantien de la Critique du jugement dans une perspective immanentiste qui redonne ses droits à la construction sociale de la conscience et à l’auto-construction (Selbstbildung) de la conscience de soi. La lecture de Pippin n’est pas étrangère aux lectures de la tradition hégélianiste française depuis Jean Wahl, Alexandre Kojève et Jean Hyppolite qui ont fait de la philosophie hégélienne une philosophie de la conscience avant une philosophie du concept (Begriff). Mais la récupération de l’idéalisme objectif dans une analyse conceptuelle qui s’amarre à une philosophie du concept n’est plus compatible avec la désaffection dans laquelle est tombée la philosophie de la nature ou la théorie hégélienne de l’Esprit absolu. Une autre lecture que j’appellerai lecture d’appropriation est celle de R. Brandom. Dans ses ouvrages Making it explicit [3] et Tales of the Mighty Dead [4] (en plus de quelques articles [5], un ouvrage consacré à Hegel est annoncé), Brandom tire une partie de Hegel vers la philosophie analytique du langage et veut faire de Hegel un penseur de la norme socialement médiatisée dans une phénoménologie de la conscience ordonnée en quelque sorte à un esprit du temps (Zeitgeist) qui acquerrait ainsi un Avant-propos XI statut presque transcendantal. Cette lecture « normativiste » n’est pas fausse, elle est partiale parce qu’elle fait abstraction du motif idéaliste de l’esprit absolu qui pour Hegel doit transcender le temps et l’histoire dans le concept (Begriff) et dans l’histoire conçue (begriffne Geschichte). S’il est vrai que l’on peut réinvestir la philosophie de l’esprit dans une théorie sociale de la culture, il peut être fastidieux de diluer l’idéalisme absolu en un idéal rationaliste ou en un système sans dogmes ou sans axiomes. Des lectures orthodoxes de Hegel, comme celle de l’hégélianiste français B. Bourgeois ou celle d’un commentateur fidèle comme J. Reid [51] qui n’ont aucune visée critique sont toujours possibles, mais elles ne contribuent guère à rendre Hegel plus vivant. La philosophie de la nature ne peut sortir indemne d’un procès qui la confronte à la science contemporaine, malgré les efforts de certains lecteurs et commentateurs – je pense à A. Lacroix dont La philosophie de la nature de Hegel [41] est un bel effort de réanimation, aux travaux de E. Renault ou à un essai plus audacieux encore de J.-F. Filion [9], à une Renate Wahsner plus critique ou à D. Wandschneider qui dans son Raum, Zeit, Relativität [56] voit en Hegel un précurseur d’Einstein plutôt qu’un critique de Newton. Il faut épargner la philosophie des mathématiques de Hegel dans ce procès. Bien informé des travaux des mathématiciens contemporains, en particulier Cauchy et Lagrange, Hegel a fourni une analyse critique du concept d’infini mathématique, la mauvaise infinité (die schlechte Unendlichkeit) qui n’avait pas eu d’équivalent depuis la critique du calcul infinitésimal par Berkeley dans son The Analyst de 1734. On ne saurait ressusciter une philosophie de la nature (morte !), si bien que l’interprète bienveillant, tel un C. Taylor dans son Hegel [53], évite pratiquement d’en parler et préfère concentrer ses efforts sur l’actualité d’un Hegel humaniste. Pour ce lecteur, Hegel devient le penseur qui ouvre la modernité en repensant les fondements communautaristes de la société occidentale. D’autres comme Kojève ont voulu voir en Hegel un Marx ou même un Heidegger avant la lettre. La logique de Hegel n’en est pas une, c’est plutôt une « ontologique », Heidegger dirait une « onto-théo-logique », c’est-à-dire une logique de l’être et de ses catégories (voir [30]). Mais ce sont les catégories comme déterminations du concept (Begriffsbestimmungen) qui sont XII Hegel – Introduction à une lecture critique le tissu logique du système. Le révisionnisme est ici de bon aloi qui vise non pas la justification de la dialectique, mais sa régénération au-delà ou en deçà de sa gangue métaphysique. Après avoir montré dans des travaux précoces que la logique de Hegel ne saurait être une logique formelle, ce que Hegel savait déjà mais que nos contemporains semblaient ignorer, j’ai voulu réinterpréter la logique hégélienne comme syllogistique dynamique, c’est-à-dire comme une logique traditionnelle (aristotélicienne) dynamisée par le procès de la sursomption ­(Aufhebung), véritable moteur de la dialectique de la contrariété (et non de la contradiction) – c’est là la matière première des appendices de la fin de l’ouvrage. Comme l’avait bien vu Croce, qui n’avait rien du logicien, ce ne sont pas les énoncés contradictoires, mais les énoncés contraires qui sont l’objet de la dialectique et dont la force motrice, que Hegel appelle Moment pour le momentum de la mécanique newtonienne, réside dans la dynamique de la double négation (negatio duplex ou doppelte ­Negation) qui assure le passage ou la médiation (Vermittlung) des contraires vers leur ultime résolution dans l’unité du Savoir absolu, pour parler comme Hegel. Il ne s’agira pas de parler comme Hegel, ni de parler contre Hegel dans ce texte, mais d’adopter l’attitude du lecteur critique qui n’est peut-être pas toujours fidèle à l’esprit tout en restant attentif à la lettre. Ma lecture mettra donc l’accent sur le langage de Hegel, son vocabulaire et sa syntaxe, plutôt que sa sémantique qui a une visée idéaliste et que je veux détourner au profit d’une critique constructive, démontage plutôt que déconstruction, de l’échafaudage métaphysique et du discours métaphysicien. Sur cette lancée, je chercherai à dégager sous la phénoménologie de l’esprit une phénoménologie du langage et sous la science de la logique une logique interne du langage. La conclusion de l’ouvrage est consacrée à la mise en évidence de ce motif recteur. J’utiliserai les traductions existantes en les modifiant à ma guise quand je ne traduirai pas littéralement le texte de Hegel. Et j’aurai recours librement à mes inventions de vocables, comme « sursomption » pour Aufhebung, qui a connu une belle fortune sans mon secours, et à mes ressources de logicien et philosophe des sciences plus souvent qu’à celles de l’historien de la philosophie que je ne suis pas. Avant-propos XIII Un dernier avertissement. Le titre Introduction à une lecture critique invite à une double lecture : en introduction, une lecture naïve du 1 texte , mais en conclusion une lecture qui s’est avérée critique. Cette ambivalence peut être perverse. Plus simplement, il s’agira d’abord de lire le plus objectivement possible un texte ; le comprendre veut dire le prendre avec autre chose, avec le retrait qui crée une coupure entre le lecteur et le texte lu pour plonger le texte dans un contexte qui n’est pas celui du premier lecteur, l’auteur lui-même qui n’est plus maître de lecture, mais le serviteur de tous les lecteurs à venir. C’est sans doute ce que Hegel a tenté de comprendre quand il dit que pour nous (für uns) lecteurs, le devenir de la conscience est déjà accompli et nous assistons en contemporains à la fin de son histoire. 1. C’est la traduction de Jarczyk et Labarrière [23] et [24] que j’utiliserai dans tout le texte, parce qu’elle me semble la plus exacte, malgré ses excès et ses abus de langage. Je la modifierai à l’occasion en renvoyant à l’œuvre de Hegel dans l’édition de la Felix Meiner Verlag. J’utiliserai les abréviations Phé. pour la Phénoménologie de l’esprit et Sdl pour la Science de la logique.