Génétiquement indéterminé et L`origine des individus

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Courrier de l’environnement de l’INRA n° 57, juillet 2009
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Génétiquement indéterminé et L’origine des individus
(où l’on reparle du hasard, de la sélection naturelle et du rôle du milieu ?)
Je viens de lire à la suite deux ouvrages passionnants. Ceux-ci bousculent (le mot est faible quand
il s’agit en fait d’une remise en cause de théories bien établies) bien des certitudes – qui se révèlent
être des aveuglements.
Il s’agit d’une part de l’ouvrage collectif d’éminents chercheurs en biologie, Génétiquement indéterminé1 et d’un essai de Jean-Jacques Kupiec, L’origine des individus (Fayard, 2008, 320 p.). Je
précise que J.-J. Kupiec a participé à l’ouvrage collectif précédemment cité, qu’il est chercheur en
biologie et épistémologie au Centre Cavaillès de l’École normale supérieure et que ses centres d’intérêt sont la biologie moléculaire, la biologie théorique et la philosophie de la biologie.
J’avais le sentiment que depuis quelques années nous traversions une « dépression scientiste » à
laquelle n’avait échappé aucun établissement de recherche, un scientisme fondamentaliste et essentialiste qui pourrait être résumé par ce credo lapidaire : « Hors le gène point de salut ». Je découvre
que c’est une véritable bataille qui est engagée. Cette bataille s’étend des labos aux publications, des
plus éminents comités de lectures aux revues de vulgarisation et tous les coups semblent permis –
vive le débat scientifique !
De quoi s’agit-il ? Je reprendrai ici la quatrième de couverture de l’essai de J.-J. Kupiec, laissant
aux lecteurs le soin et le bonheur de suivre l’argumentation développée par l’auteur dans l’ouvrage,
preuves expérimentales à l’appui. J.-J. Kupiec démontre que « le déterminisme génétique ne doit
pas être rejeté uniquement parce qu’il est moralement injuste, mais parce qu’il est faux scientifiquement. Il est en contradiction avec les données acquises par la biologie moléculaire. » Il s’agit en
fait, et c’est un véritable tsunami épistémologique, de faire une croix sur la sacro-sainte croyance,
qui s’était certes sophistiquée – comme tout dogme contraint de s’adapter à son temps – par rapport
aux tables de la loi écrites du temps de Jacob et Monod, et qui était, en gros et pour faire vite : « un
gène, une protéine, une fonction ou un caractère ».
Tout cela ne tient plus la route. Ce qui ne veut pas dire que le gène ne renferme aucune information
mais il en est de son expression comme du fonctionnement et de la différenciation cellulaires et de
l’évolution des espèces : tout s’accomplit sans ordre préétabli et tout le long de la chaîne causale
reliant les phénomènes, les véritables acteurs sont le hasard et la sélection. Il n’y a pas plus d’appariement privilégié entre un gène et une protéine, qu’il n’y en a entre protéines. Il y a des probabilités
plus ou moins fortes que ces appariements se réalisent. Ils sont induits par l’état physico-chimique
(le milieu intérieur) à un instant « t » du milieu cellulaire. Tout est possible et, selon les conditions
1. Sylvie Pouteau coord., 2008. Génétiquement indéterminé. Le vivant auto-organisé. Editions Quae, 2007, 169 pages. Voir la
note consacrée à cet ouvrage par Laurence Bill dans le Courrier de l’environnement de l’INRA, 55, février 2008, p. 177.
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de milieu, ce sont telles ou telles associations moléculaires dans telle ou telle cellule qui seront
sélectionnées comme étant les mieux adaptées à cet état et pourront alors induire d’autres chaînes
réactives aléatoires qui pourront conduire à un autre état du milieu cellulaire. Pour reprendre les
propres termes de J.-J. Kupiec : « les cellules changent d’état et se différencient parce que leur fonctionnement est intrinsèquement probabiliste. L’aléa se niche au plus profond d’elles-mêmes, dans
le fonctionnement des gènes, là où elles sont censées être gouvernées par le programme génétique.
Selon qu’un ensemble ou un autre de ces gènes s’exprime au hasard parmi tous ceux qui composent
le génome, la cellule acquiert certaines caractéristiques correspondant à un état différencié. Les
interactions entre cellules jouent un rôle important mais il ne s’agit pas de signaux qui induisent des
changements d’état, comme le suppose la théorie du programme génétique. Les interactions cellulaires stabilisant l’expression génétique lorsqu’une combinaison viable de cellules différenciées a
été produite par le fonctionnement aléatoire des gènes. L’expression génétique est alors figée, les
cellules ne peuvent plus changer d’état. Si une cellule ne s’adapte pas à son micro-environnement
par ce processus aléatoire, elle cesse de se multiplier, elle meurt ou devient pathologique. La structure conceptuelle de l’ontophylogenèse est donc faite d’un mélange de hasard et de sélection analogue à la théorie de la sélection naturelle, mais transposée au niveau du comportement cellulaire. »
Ce renversement conceptuel de la relation magique « le génotype détermine le phénotype » par cette
brutale et stimulante observation : « le phénotype conditionne l’expression génétique », ouvre des
abysses de réflexion et d’interrogation touchant à la fois les fondements scientifiques de l’impérialisme génétique qui sévit dans le monde de la recherche et les conséquences de ce nouveau décor
épistémologique sur notre représentation du monde. Reprenons : « L’ontogenèse et la phylogenèse
sont deux aspects inséparables d’une même réalité ne constituant qu’un seul processus d’hétéroorganisation. Au cours de cette ontophylogenèse, les êtres vivants individuels et les espèces se forment de manière identique. L’environnement n’est pas seulement ce qui est extérieur à l’organisme,
il se prolonge dans son milieu intérieur, où agit la sélection naturelle. L’ontophylogenèse détruit la
conception d’un individu qui n’existerait que par sa détermination interne et lui substitue celle d’un
individu existant par la relation à ce qui lui est extérieur. L’Autre est présent dans les fondements
biologiques de notre identité. »
Peu de temps avant d’avoir dévoré ces deux ouvrages j’avais lu avec émotion le communiqué de
victoire émanant de notre institut, l’INRA, et officialisant la publication dans Science2 de l’achèvement du séquençage du chromosome 3B, le plus long des chromosomes du blé. Les commentaires
accompagnant ce communiqué me laissent quelque peu perplexe. Ainsi dans La Tribune datant du
8 octobre 2008 : « ce séquençage pourrait aider les scientifiques à développer des variétés de blés
plus productives et résistant mieux à la sécheresse et à d’autres facteurs de stress ». Je me suis précipité sur le site de l’INRA pour en savoir davantage. En date du 21 juillet j’ai trouvé un texte émanant
de la Mission Communication et concernant le « séquençage du blé ». À propos de ce vaste et ambitieux programme conduit par un consortium international, je lis : « le premier objectif est d’obtenir
une carte physique ancrée sur les cartes génétiques3. Dans un premier temps, cette carte physique
accélérera l’isolement des nombreux gènes d’intérêt agronomique identifiés chez le blé tendre et
permettra de préparer le séquençage ultérieur du génome. Le séquençage consistera à déchiffrer l’information codée dans les gènes portés par chacun des chromosomes du blé afin, dans un deuxième
temps, d’identifier la fonction biologique de chaque gène. Ces connaissances permettront de mieux
utiliser et adapter une plante clé pour l’alimentation, selon les nouveaux besoins en matière de
rendement et de qualité de l’alimentation dans un contexte d’agriculture durable et respectueuse de
l’environnement marqué par des changements climatiques et sociologiques majeurs ». Je note dans
ce condensé des objectifs visés que l’on reste dans la vision mécaniste « gène informatif, fonction
biologique codée et amélioration de caractères complexes », vision que fracassent les travaux de
J.-J. Kupiec et de ses collègues. Et ce n’est pas parce que, cerise sur le gâteau, on enveloppe ce beau
et très traditionnel discours dans le papier de soie des thèmes à la mode du développement durable
2. Paux E. , Sourdille P. et al., 2008. A physical map of the 1Gb bread wheat chromosome 3B, Science, 3 octobre 2008.
3. Séquencer le génome du blé, communiqué du 21 juillet 2008, http://www.inra.fr/les_recherches/exemples_de_recherche/
sequencer_le_genome_du_ble
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et du réchauffement climatique que l’on en rend plus crédible la théorie scientifique sous-jacente.
Cela en dit long sur l’aliénation des esprits.
Je ne me permettrai pas de conclure sur l’utilité et l’efficacité réelle de ces recherches coûteuses. Je
citerai une des conclusions de J.-J. Kupiec à propos des orientations de recherche qui découlent de
la théorie de l’ontophylogenèse : « les programmes de recherche actuels, influencés par la génétique
et la biologie moléculaire, cherchent à analyser l’information génétique et les réseaux d’interaction
moléculaires qui en découlent. Cette stratégie correspond à une vision figée du vivant laissant de
côté la variabilité, qui conduit inexorablement à la contradiction du déterminisme génétique. On
dresse des cartes. Après avoir établi celle du génome, on établit maintenant celle de tous les gènes
transcrit dans une cellule (transcriptome) et celle de toutes les protéines avec leurs interactions
(protéomes). On espère ainsi qu’à partir de ces données on pourra expliquer le fonctionnement de
la cellule, éventuellement avec l’aide d’un programme informatique. On commet là une erreur.
L’accumulation de ces données n’est certes pas totalement dénuée d’intérêt, mais les gènes exprimés et les interactions qui se produisent entre protéines dans une cellule sont le résultat de son
fonctionnement et non sa cause. Ils ont été sélectionnés par les processus cellulaires parmi l’immense combinatoire découlant de la non-spécificité moléculaire. Et c’est précisément ce processus
de sélection qui constitue le fonctionnement cellulaire que nous devons expliquer.
Inévitablement, l’ontophylogenèse modifie de manière radicale l’approche cartographique du vivant
qu’induit la génétique en accordant à la variabilité la place qui lui revient. Puisqu’elle reconnaît le
caractère intrinsèquement probabiliste des phénomènes biologiques, elle reconnaît également la
variabilité qui en découle et qui fournit le substrat des phénomènes de sélection cellulaire. Pour
l’ontiphylogenèse, la variabilité ne peut donc plus être réduite à une simple marge de fluctuation.
Au contraire, elle se voit attribuer un rôle causal primordial. Pour cette raison, son étude doit être
systématisée et replacée dans des schémas explicatifs probabilistes. Cela doit se faire directement
au niveau des dispositifs expérimentaux qui sont mis en place et non uniquement au niveau de l’interprétation théorique. »
On aimerait un débat sur ces questions qui ne sont pas anodines et qui conditionnent, tout à la fois,
la pertinence des programmes de recherche et leur compréhension par les citoyens.
Jean-Paul Gachet
Ancien INRA-SAD
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