La crise de l’islam politique (I) : Problèmes de terminologie
Azmi Bishara – Des groupes se réclamant de l’islam politique ont récemment franchi deux
importantes étapes représentant chacune une crise et peut-être bien une bifurcation de la route.
L’échec de l’expérience des Frères musulmans après la révolution en Égypte, l’émergence du groupe
État islamique en Irak et en Syrie soulèvent de sérieuses questions quant à la notion d’islam politique.
Dans ce contexte, toutefois, il faut dire qu’une démarche récente du parti Ennahdah tunisien pour
rompre avec l’islamisme n’est pas tant un signe de crise que celui de l’amorce d’une tentative de
surmonter cette crise.
De nombreux experts et certains islamistes influents réfutent l’expression « islam politique ». On peut
résumer leurs arguments ainsi :
1. La religion est par définition sociale, et s’intéresse à la sphère publique. L’islam en particulier n’a
jamais été séparé de la politique depuis ses origines; par conséquent il n’existe pas d’islam
apolitique.
2. Si l’expression se rapporte au chevauchement entre la religion et la politique, et l’exploitation de la
religion à des fins politiques, alors elle ne devrait pas s’appliquer exclusivement aux mouvements
islamistes. Elle doit également englober les régimes qui ont utilisé la religion en tant qu’idéologie de
légitimation – notamment ceux qui revendiquent l’islam comme religion d’état et base de la
législation, tout en combattant les groupes islamistes.
La première objection, en réalité, confirme la profonde imbrication de la religion et de la politique
avant l’apparition de la laïcité, semblable à l’entrelacement des fonctions sociales et du tribalisme et
des communautés en général.
A l’époque, « l’état » était un euphémisme pour désigner le pouvoir des dynasties régnantes – qui ont
donné leur nom au pays – et d’autres entités sociales avec des fonctions se chevauchant.
Mais depuis l’apparition de la sphère politique moderne, avec les états nation, les structures
bureaucratiques, les organismes de sécurité et les armées – et des hommes politiques de carrière –
les fonctions politiques, sociales, et cognitives de la religion ont régressé.
L’apparition des mouvements politiques et religieux réformistes
C’est dans ce contexte que sont apparus des mouvements politiques et religieux réformistes
s’appuyant idéologiquement sur le discours religieux et les écritures, et que des groupes ont investi la
sphère politique. Le soi-disant islam politique résulte donc d’une réalité où la religion et la politique
sont deux entités distinctes.
Il s’ensuit que la première objection est erronée. L’utilisation de l’expression « islam politique » est
née de l’aspiration nostalgique de relier les deux, en réaction à la rupture qui les a séparées. Ou dans
d’autres cas elle vient d’une forte croyance découlant de l’analyse de l’état postcolonial des pays
islamiques, selon laquelle la nation islamique ne pourra se relever à moins de revenir à son identité
culturelle comme base d’interaction avec la modernité.
Mais je serais assez d’accord avec la seconde objection. Plusieurs régimes ont utilisé la religion
comme idéologie de légitimation, se servant de la puissance de l’état pour imposer leur propre
interprétation de celle-ci.
Il n’y a aucune raison pour que l’expression « islam politique » ne s’applique pas à ces régimes,
puisqu’ils politisent l’islam pour servir leurs propres intérêts. Il est aussi presque naturel que ces
régimes s’engagent dans un combat existentiel avec des groupes islamistes, qui se présentent
comme un autre choix fondé sur la même source de légitimité.
A cet égard, leur guerre avec des groupes islamistes est féroce car c’est après tout une guerre civile.
Toutefois, pour ces régimes l’expression « islam politique » ne devrait recouvrir que l’islamisme
militant – mais ceci devrait faire l’objet d’une autre étude.
Les dilemmes devant lesquels se trouvent les mouvements politiques religieux peuvent être résumés
comme suit :
La religion est une sphère sacrée, tandis que le rôle de la politique consiste à administrer les affaires
humaines dans le cadre d’une société organisée, et de faire fonctionner les institutions étatiques. La
sphère de la politique, c’est le pouvoir et la distribution et la gestion de la richesse sociale et des
avantages sociaux, caractérisés souvent par des conflits entre divers groupes d’intérêt et
communautés.
Et le rapprochement entre les deux sphères ne peut se faire que de deux façons :
– En sécularisant et politisant la religion, ce qui veut dire soumettre l’interprétation de la religion aux
considérations politiques du moment. Que cela soit fait «de bonne foi » ou non, cet effort finira
presque toujours par malmener la religion.
– En sacralisant la politique, en élevant certaines valeurs politiques au niveau du religieux. C’est une
pratique des mouvements séculiers totalitaires, mais cela se produit également lorsqu’un mouvement
islamiste – en faisant partie – devient sacré, plus encore que les valeurs religieuses elles-mêmes.
Le discours des groupes religieux politiques s’appuie sur des sources qui ont vu le jour dans des
contextes historiques dont nous sommes séparés de plus d’un millénaire, et qui sont elles-mêmes
totalement coupées de la modernité et de ses productions intellectuelles dans le domaine des
sciences sociales, des lettres, de l’économie et des sciences politiques.