
 | CULTURE & IDÉES | Samedi 5 décembre 2015
0123 | 3
Jésus et Mahomet, hommes d’influence
Jérôme Prieur et Gérard Mordillat. PROD.
propos recueillis par 
cécile chambraud 
et jérôme gautheret
Coauteurs de trois séries docu-
mentaires  consacrées  à
l’émergence  du  christia-
nisme  (Corpus  Christi,  L’Ori-
gine  du  christianisme,  L’Apo-
calypse),  Gérard  Mordillat et
Jérôme  Prieur  ont  cette  fois  interrogé  le 
Coran  pour  comprendre  sur  quel  «  hu-
mus » religieux et théologique il était né. 
Leur série, intitulée « Jésus et l’Islam », sera
diffusée sur Arte les 8, 9 et 10 décembre.
Pourquoi, après le « Nouveau Testa-
ment », vous être tournés vers le Coran ?
Gérard  Mordillat  Nous  sommes  partis
de  l’histoire  des judéo-chrétiens, ces lais-
sés-pour-compte  qui, chassés de  partout,
se  sont  installés  aux  premières  marches
de ce qui deviendra le berceau de l’islam.
Leur présence est attestée. C’est ainsi que 
nous en sommes arrivés au Coran et à la 
place tout à fait singulière qu’il fait à Jésus,
prophète  et  messie  dans  l’islam,  qui  se
trouve  cité  beaucoup  plus  souvent  que 
Mahomet  lui-même  dans  le  texte.  Puis
nous  nous  sommes  mis  à  travailler. 
Comme toujours, nous avons défini un pe-
tit objet : deux versets de la sourate 4 qui
racontent la crucifixion de Jésus. En exa-
minant chaque mot, on a pu tirer tous les 
fils qui arrivent jusqu’à l’islam.
Avez-vous rencontré des difficultés ?
Jérôme Prieur Le Coran est un livre très
compliqué, un texte à la fois clair et obs-
cur. Il n’est pas narratif, pas continu. De-
puis le Moyen Age, les savants musulmans
se perdent en conjectures pour retrouver 
l’ordre dans lequel le texte a été révélé, mis
par écrit. Aujourd’hui, personne n’est d’ac-
cord. Autre difficulté : on trouve bien des 
inscriptions,  des  poésies  antérieures  au
Coran,  mais  elles ont  été  mises  par écrit 
après. Il y a de nombreux textes parallèles 
permettant de situer le contexte du Nou-
veau Testament, mais on n’en trouve pas
l’équivalent dans le monde musulman.
En considérant le Coran comme un objet 
historique et non simplement comme 
la parole de Dieu, êtes-vous conscients 
d’avoir abordé des problématiques 
qui interfèrent avec l’actualité ?
G. M. On aborde un terrain sensible car,
dogmatiquement, le Coran étant la parole 
de Dieu, il ne peut être ni traduit ni com-
menté. Il y a eu cette chose affreuse, la fer-
meture de la pensée critique islamique à 
notre  XIe  siècle,  qui  à  mon  avis  pèse 
aujourd’hui de façon directe ou indirecte
sur la conscience de bien des musulmans. 
Mais on s’est rendu compte, avec les cher-
cheurs rencontrés, qu’il y a tout de même 
un essor de la recherche.
A-t-il été compliqué de convaincre 
les chercheurs de s’exprimer ?
G. M. Non. Nous avons procédé comme
d’habitude. Nous commençons par un im-
portant  travail  de  lecture  des  textes  des
chercheurs. Puis nous leur proposons des 
hypothèses  sur  lesquelles  nous  leur  de-
mandons de réfléchir..
J. P. Notre approche est résolument non
confessionnelle.  C’est  valable  aussi  bien 
pour le Coran que pour le Nouveau Testa-
ment. Elle n’est pas polémique  non plus.
Notre  projet  est  d’envisager  le  Coran 
comme un livre que l’on peut lire en tant 
qu’honnête homme.
G. M. A l’image, le sens de ce que disent
les chercheurs est donné autant par la pa-
role que par des signes : les silences, les re-
gards, les  hésitations…  Le  cinéma  est  un
outil critique exceptionnel : on peut voir
dans  l’attitude  de  quelqu’un  quelque
chose qui va au-delà de ce qu’il dit. L’exer-
cice  était  particulièrement  sensible  pour
les  chercheurs  de  culture  musulmane  : 
beaucoup sont conscients qu’il est extrê-
mement  important,  scientifiquement  et 
politiquement,  de  remettre  de  l’intelli-
gence historico-critique dans le question-
nement sur ces textes.
Les chercheurs vous ont-ils parlé de cette 
tension entre le savant et le croyant ?
J. P. Oui. Au cours du tournage, un mo-
ment m’a particulièrement marqué. C’est
quand  l’un  des  chercheurs,  Suleiman 
Mourad, interrogé sur l’auteur  du  Coran, 
commence par  répondre  :  «  En  tant  que 
croyant…  »,  puis  il  ajoute :  «  En tant  que
chercheur, je me dois d’aller plus loin… »
Comment décririez-vous le panorama 
de la recherche sur le Coran ?
G. M. Actuellement, il  y  a  deux  grands
courants. L’un, qui veut rester dans la pers-
pective de l’analyse des textes par la tradi-
tion  musulmane (les  hadiths  et  la  sîra, 
deux ensembles constitués environ deux 
siècles après la mort du prophète), est sur-
tout fort  en Allemagne. Pour  nombre de 
chercheurs, la tradition religieuse devient 
une boussole dont il est à peu près impos-
sible de se détacher. Dans l’autre courant,
plutôt  représenté  aux  Etats-Unis  et  en 
France, les  chercheurs mènent un travail 
historico-critique plus pointu. Ils considè-
rent notamment que l’influence juive, ju-
déo-chrétienne  et  chrétienne  sur  l’émer-
gence de Mahomet et les premières consti-
tutions  du  Coran  n’est  pas  périphérique, 
mais au contraire centrale.
Cette ligne de fracture traverse-t-elle le 
monde musulman ou y a-t-il une lecture 
plus occidentale en face d’une lecture 
plus spécifiquement musulmane ?
J. P. Il y a un écart considérable entre le
texte du Coran  et  ce  que dit la tradition.
Dans la lecture par la tradition, dominante
au sein du monde musulman, Mahomet
se serait détaché d’un humus païen, poly-
théiste.  A  l’inverse,  d’autres  chercheurs
tendent à montrer que l’apparition de Ma-
homet s’est faite dans un environnement
beaucoup plus compliqué. Ce ne sont pas
des spéculations ; les références affleurent 
dans le texte. Ça renverse les perspectives, 
et c’est en cela que Jésus n’est pas un per-
sonnage  périphérique  ou  anecdotique, 
mais le révélateur d’une tension interne.
Dans votre série, la figure de Mahomet 
apparaît en partie comme une 
construction politique, ce qui risque 
de prêter à controverse…
G. M. Il y a le même écart entre le Maho-
met de l’histoire et celui de la foi qu’entre 
le Jésus de l’histoire et celui de la foi. J’aime
beaucoup la formule d’Henri Barbusse qui 
disait : « Quand Jésus vivait, il n’y avait pas
de Jésus-Christ, et quand Jésus-Christ est ap-
paru,  il  y  a  longtemps  que  Jésus  était
mort. » On pourrait dire la même chose :
du temps où Mahomet vivait, il n’y avait 
pas le Mahomet quasiment déifié de la tra-
dition croyante, et au moment où cette fi-
gure  hors  du  commun  a  été  montrée
comme  unique,  il  y  a  longtemps  que  le
vrai Mahomet était mort.
Le  Mahomet  historique,  je  pense,  est
inatteignable.  A  partir de  la construction 
du Dôme du Rocher (692), sur l’inscription
duquel son nom apparaît au côté de celui
de Jésus, on en a fait  la figure magnifiée
d’un homme paré de toutes les qualités. Le
même travail a eu lieu avec Jésus, que l’on 
a  fini  par  enlever  du  judaïsme pour  en
faire un chrétien. De quoi Mahomet a été
enlevé ? Je n’en sais rien. En tout cas, on en
a fait le musulman par excellence.
J. P. Ce que l’on peut déduire du Coran et
de la  tradition  musulmane,  c’est  tout  de
même  que  Mahomet  était  un  chef  de 
guerre, un chef de tribu, que c’était un exé-
gète, car il avait un grand savoir. Mais il y a
aussi, dans le Coran, un portrait en creux : 
Mahomet y est accusé d’être un poète, un 
fou qui se dit inspiré de Dieu… Ce qui est 
intéressant,  tous  les  épigraphistes  et  les 
numismates nous le disent, c’est que Ma-
homet  disparaît  complètement  pendant 
près de soixante-dix ans après sa mort. Il 
réapparaît sur une  monnaie soixante-six
ans ou soixante-sept ans après, puis sur le 
Dôme du Rocher.
Au moment où l’expansion de l’islam 
est déjà largement amorcée…
J. P. Cette disparition et cette réappari-
tion montrent qu’à un moment donné le
calife Abd Al-Malik a besoin d’une figure
intermédiaire  pour  constituer  l’islam
comme religion et comme religion d’un
empire naissant. Il faut un intermédiaire
entre Allah et les fidèles, que Jésus aurait
pu être.
G.  M.  La  tradition  a  historicisé,  a  in-
venté un personnage.
J. P. Et lui a donné un rôle politique, pas
seulement théologique et guerrier. Il y a
une  incarnation  dans  l’islam  qui  passe
par  Mahomet.  C’est  une  religion  qui  ne 
cesse  de  dire :  «  Nous  en  revenons  à  un
monothéisme pur, antérieur, que les juifs
ont  corrompu,  que  les  chrétiens  ont  tra-
vesti.  »  D’où  le  fait  de  se  revendiquer 
d’Abraham, qui permet de  « détenir »  le
premier des ancêtres, avant les juifs, qui
ont Moïse, et les chrétiens, qui ont Jésus.
Mais  en  même  temps  cela  permet  de
donner un  corps  à  cette figure intermé-
diaire,  un  corps  sans  visage, que  petit  à
petit on ne va plus pouvoir représenter.
Un courant de l’islam prône 
aujourd’hui un retour à l’islam des ori-
gines. Mais cette religion des commen-
cements ressemble-t-elle à celle qui est 
aujourd’hui fantasmée par ce courant ?
G. M. Le fantasme des origines prôné par
les  wahhabites  saoudiens  n’a  rien  à  voir 
avec ce que l’on peut savoir de ce qu’était 
l’islam du temps de Mahomet.
J. P. Le Coran conserve les traces de diffé-
rentes  virtualités  théologiques  qui  ont 
fracturé  l’islam  naissant.  Pour  expliquer 
l’environnement dans lequel est né l’islam,
il y a la piste des judéo-chrétiens, mais il y a
aussi les querelles théologiques venues du 
christianisme. 
Quels sont les points communs entre 
l’émergence du christianisme et celle 
de l’islam ?
J. P. Je dirais le phénomène hérétique. Il
y  a  une  doctrine  très  simple,  le  mono-
théisme. Mais on sent qu’elle favorise des
conceptions  théologiques  très  différen-
tes.  C’est  sa  richesse,  et  aussi  sa  force
d’implosion. 
G. M. Au départ, Jésus et Mahomet sont
inspirés  par  l’imminence  de la  fin  des
temps.  Dieu  doit  intervenir  dans  l’his-
toire, tout balayer et établir une sorte de
théocratie universelle. Dans le cas de Jé-
sus, cette attente vient sans doute du fait
qu’Israël  est  occupé  par  l’armée  ro-
maine, ce qui est perçu comme étant le
signe d’un péché d’Israël vis-à-vis de son
Dieu. Dans le cas de Mahomet, le Coran
permet  de penser  qu’au  départ sa posi-
tion  personnelle  était  difficile  à  l’inté-
rieur de son clan, voire de sa tribu, puis-
qu’il en sera banni. Son appel à une autre
divinité que celle de la tribu  lui permet
de s’imposer.
J. P. Et il y a la dimension politique, sans
laquelle une église ou une religion n’exis-
terait pas. S’il n’y avait pas eu la constitu-
tion  d’un  empire  qui  utilisait  le  Coran 
comme un fédérateur, de même que si le 
christianisme  avait  été  instrumentalisé 
par l’Empire romain, ces religions seraient
des souvenirs aujourd’hui. p
¶
à   vo i r
« jé sus 
et  l’i slam »
de Gérard Mordillat 
et Jérôme Prieur.
Série documentaire 
en sept épisodes 
de 52 minutes.
Sur Arte le mardi 
8 décembre à 20 h 55, 
le mercredi 
9 décembre à 22 h 25 
et le jeudi 
10 décembre à 22 h 25.
Après leur vaste série 
documentaire sur 
le christianisme, 
les réalisateurs 
Jérôme Prieur et 
Gérard Mordillat se 
penchent sur la place 
non négligeable 
de Jésus dans le Coran