Philosophiques
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Philosophiques
La méthode en histoire de la philosophie
Martial Guéroult
Volume 1, numéro 1, avril 1974
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Éditeur(s)
Société de philosophie du Québec
ISSN 0316-2923 (imprimé)
1492-1391 (numérique)
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Citer cet article
Martial Guéroult "La méthode en histoire de la philosophie."
Philosophiques 11 (1974): 7–19.
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1974
LA MÉTHODE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE *
par Martial Guéroult
Chers collègues,
Permettez-moi pour commencer de vous dire tout le plaisir
que j'éprouve à me trouver parmi vous ; tout le plaisir, et aussi
toute l'émotion, car comment un Français de France ne serait-il
pas ému de prendre la parole au Canada, dans une Université du
Canada, devant une auditoire de Canadiens-français ? Les quelques
semaines que je viens de vivre dans votre pays ont remué en moi
tant de sentiments, tant de souvenirs et j'ai été profondément
touché par l'accueil que j'y ai reçu, qu'il est bien naturel que je
sois ému ! D'autre part, c'est pour moi aussi une grande joie
d'avoir l'occasion de diffuser parmi vous, ailleurs qu'à Paris et
en France, des idées qui me sont chères ; car nous tenons à nos
idées dans la mesure où nous nous persuadons de leur vérité ;
et nous les aimons, comme dit Bossuet, autant que nos enfants,
heureux lorsque nous pouvons leur frayer un chemin de par le
vaste monde, et votre Université est l'un de ces chemins.
Ces idées, quelles sont-elles ? Ce sont tout d'abord quelques
principes simples présidant à la méthode de l'histoire de la philo-
sophie ; c'est ensuite, pour les fonder, une conception de la nature
ou de l'essence de la philosophie, non point édifiée a priori ou
déduite comme une conséquence d'une doctrine toute faite, mais
e d'une réflexion spontanée sur les objets offerts naturellement
ici à l'historien, en l'espèce les philosophies, monuments éternels
de la pensée humaine, source toujours vivante, sans cesse géné-
ratrice de méditations et de lumière. C'est enfin l'application de
cette méthole à des cas concrets. Cette application est ce qui, en
réalité, est le plus important, car une méthode n'est qu'un
* Texte d'une conférence donnée à la Faculté de Philosophie de l'Université
d'Ottawa, le 19 octobre 1970.
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instrument et c'est son usage qui décide finalement de sa valeur.
Discuter in abstracto des mérites d'une méthode n'a guère de
sens.
Ce qui compte, c'est avant tout, comme disait Kant, la-
ponse à la question quid facti : quel est en fait son rendement.
En histoire de la philosophie, il en va de même, lorsqu'une-
thode réussit en fait mieux qu'une autre à débrouiller les textes
difficiles, à faire sortir de l'ombre des théories fondamentales à
peine soupçonnées qui éclairent tout le reste, et ainsi à fournir
les clefs d'une intelligibilité parfaite, elle aura fait ses preuves
et établi en fait qu'elle est légitime et recommandable. Recher-
cher ensuite son fondement dans la nature de toute philosophie,
ce n'est alors qu'une entreprise spéculative dont le résultat ne
saurait guère ajouter ou retrancher à la confiance en elle qu'au-
raient pu préalablement inspirer ses résultats concrets.
L'application de cette méthode à Fichte, à Descartes, à MaIe-
branche, à Berkeley, m'a paru donner des résultats suffisamment
intéressants pour m'inciter à la mettre en oeuvre récemment dans
l'étude de Spinoza.
Ceci dit, il est urgent de caractériser plus précisément une
méthode dont il me semble qu'avec peut-être quelque présomption
j'ai
insinué qu'elle avait son prix avant d'avoir dit finalement
en quoi elle consistait.
L'historien de la philosophie a le choix entre deux points
de vue. Il peut envisager la succession des doctrines, le mouve-
ment des idées à travers le temps, le passage de l'une à l'autre,
la transformation des thèmes et des problèmes. Il s'intéresse alors
plus aux liens et aux transitions qu'à l'économie interne des doc-
trines et des oeuvres. Il se situe à un point de vue dynamique,
dans le devenir, se laissant en quelque sorte aller au fil du courant
qui emporte le fleuve de la pensée humaine., Ce point de vue
qui est le plus proprement historique est des plus légitimes. Il
permet d'ouvrir des perspectives, de saisir des ensembles, de faire
apercevoir d'une même vue les événements politiques, économi-
ques,
religieux, idéologiques, selon le synchronisme de leurs évo-
lutions ou révolutions. A cette école, je donnerai le nom d'histoire
horizontale de la philosophie. C'est elle qui est illustrée par ces
MÉTHODE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 9
traités qui commencent à Thaïes pour finir à Heidegger, et, dans
un tout autre style, par les oeuvres de ceux qu'on appelle les
historiens des idées, ou encore aussi par les historiens de la culture.
L'avantage de cette histoire, c'est qu'elle est éminemment histo-
rique. Son inconvénient, c'est que, ce qu'elle fait gagner du coté
de l'histoire, elle le fait perdre du côté de la philosophie. Car
finalement, elle cesse de se fixer sur ses objets propres : les doc-
trines.
Celles-ci ne sont qu'esquissées à grands traits, résumées
dans leurs principes généraux, leurs affirmations, leurs résultats
détachés de leurs preuves et de leur architectonique ; et tout cela
au détriment de leur analyse approfondie, de la mise en évidence
de leur structure interne. Elle déroule devant nous une sorte de
bande cinématographique, faisant défiler des silhouettes qui sitôt
apparues s'estompent et disparaissent. Elle nous fait circuler com-
me en un cimetière où l'on se recueille avec politesse quelques
moments devant chaque tombe. Ou bien, elle nous conduit à
travers cette Galerie der Narrheiten que raille Hegel après Dide-
rot. Elle évoque cette Tentation de saint Antoine, où Flaubert
fait défiler devant le saint les dieux des diverses religions qui, sitôt
passés, tombent en poussière. Aussi est-elle génératrice de scepti-
cisme et de découragement. A quoi bon reprendre soi-même ce
rocher de Sysiphe ? Quelle vanité que l'effort des hommes depuis
qu'ils pensent philosophiquement !
Cependant celui qui s'attache expressément aux objets qui
sont ceux de cette histoire, c'est-à-dire aux grandes philosophies,
reste étranger à ce sentiment. Il éprouve qu'elles sont comme
éternelles. Il constate qu'elles sont toujours debout, certaines de-
puis des millénaires, comme des objets possibles de réflexion
inépuisable et indéfinie. Il ne saurait douter qu'elles le resteront
à jamais et ne cesseront de briller au firmament de la pensée
humaine : Fulgebunt sicut stellae, dirait Renan, citant un texte
connu !
Mais s'il éprouve un tel sentiment, c'est qu'il s'arrête sur
elles pour s'y enfoncer et vivre dans leur méditation assidue.
Ici,
se découvre à l'historien de la philosophie un nouveau
point de vue. Les doctrines sont envisagées en elles-mêmes et
pour elles-mêmes. Tous les efforts sont tendus vers la fixation
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et l'approfondissement de leur sens aux fins de la méditation
philosophique. L'historien s'enferme dans les monographies. C'est
le lieu de ce que j'appellerais l'histoire verticale de la philosophie,
histoire moins proprement historique que l'autre, moins préoc-
cupée du mouvement collectif des idées, mais philosophique en
ce sens qu'elle poursuit la signification philosophique profonde
de telles ou telles oeuvres prises chacune à chacune.
Mais,
là encore, plusieurs écoles s'affrontent. Nous retien-
drons les deux plus importantes.
Pour la première, on revient par un biais à l'histoire propre-
ment dite, par la pratique de la méthode des sources et de la
biographie, méthode qui s'apparente à celle d'une certaine his-
toire littéraire. Attentive aux circonstances de la vie, à l'époque,
à l'éducation, aux lectures de l'auteur, elle explique son oeuvre
en partie par celles des autres, en partie aussi par le souci qu'il a
eu des préoccupations, de la culture, des habitudes intellectuelles
du public auquel il s'adresse.
Bref,
chaque philosophie est traitée
comme un événement qui est arrivé à un certain moment.
De toute évidence, cette méthode est indispensable. Le milieu
où este et où
s'est
développée une doctrine, les philosophies
auxquelles elle a succédé, auxquelles elle a dû s'opposer ou se
référer, la signification du langage du temps, les problèmes qui
lui sont propres, rien de tout cela ne saurait être négligé sans
qu'on s'interdise à jamais l'intelligence de l'oeuvre.
Le tout est de savoir si cette méthode suffit. On constatera
d'abord qu'elle risque de méconnaître l'originalité de la doctrine
en la ramenant à du déjà dit ; ou que l'originalité qu'elle lui
concède ne réside que dans l'expérience intime de l'auteur, toute
subjective, que par là même elle tend à la dépouiller de la portée
universelle à laquelle toute philosophie prétend. Elle conduit à
s'intéresser, moins à l'oeuvre qu'à l'homme qui l'a faite, aux
« démarches vitales » qui l'ont conduit. Dans cette perspective,
la signification doit être recherchée moins dans la doctrine réali-
sée,
que dans son intentionnalité originelle. Aussi la forme de
l'oeuvre est-elle tenue pour subsidiaire et conçue comme dictée par
les nécessités extrinsèques de sa diffusion au dehors. L'essentiel
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