Pourquoi faire de la philosophie? Plan de vol du Prologue En philosophie, on s'intéresse toujours aux sous-entendus qui motivent une question, à ce qu'il y a pour ainsi dire “derrière la question”. Pourquoi faire de la philosophie, donc, puisque (sous-entendu), … ça ne sert à rien. Et oui, on a tendance à voir la philosophie comme une discipline qui “brasse de l'air”, qui vit dans les hautes sphères de l'abstraction, loin des problèmes concrets de l'existence. On a entendu des choses, des on-dit sur la philosophie, on a comme tout le monde vu des clichés de philosophes à la télé, on les a peut-être entendu à la radio, ou encore, plus souvent, on a écouté la sale aventure d'un ami proche. En somme, on a reçu une somme d'informations à propos de la philosophie, mais des informations qu'on ne peut pas raisonnablement appeler des connaissances : ce sont des on-dit, justement, des choses que les gens disent, qu'on a enregistré sans trop se poser de question, sans les contrôler véritablement. Toutes ces croyances qu'on enregistre tous les jours sans trop se poser de question, qu'on examine pas vraiment, en philosophie on appelle cela l'opinion commune, la doxa. L'opinion commune, c'est cet ensemble de prénotions qu'on a à propos de tout, à commencer à propos de la philosophie. On a une prénotion à propos de la philosophie, mais aussi à propos de l'amour, de l'amitié, de la liberté, du bonheur... La prénotion concernant pourrait se résumer en deux points: la philosophie 1) La philosophie serait une activité abstraite comme on le dit, c'est à dire déconnectée du réel. En ce sens, elle ne pourrait rien nous apporter de concret dans notre vie. 2) La philosophie pourrait bien également être contre-productive au sens où elle louperait l'objectif qu'elle se fixe : se poser trop de question, cela ne rendrait pas la vie plus aisée, bien au contraire, cela pourrait nous la rendre compliquée et malheureuse. Il nous faut un peu réfléchir à ces deux points dans le détail. On peut résumer ces deux points ainsi, en montrant par ailleurs comment ils sont liés : un savoir trop abstrait ne risque-t-il pas d'obscurcir un peu plus l'existence au point de lui rajouter bien des soucis ? Mieux : alors que la philosophie se fixe bien souvent de viser la vie bienheureuse (être sage en somme), ne risque-t-elle pas avec ses complications et ses problèmes loin de la réalité de nous rendre malheureux ? Aristote rappelle dans ce texte la valeur cardinale en philosophie: l’étonnement. En ce sens, s’étonner, c’est apercevoir une difficulté qu’on est bien en mal de résoudre... !C’est,! en! effet,! l’étonnement! qui! poussa,! comme! aujourd’hui,! les! premiers! penseurs! aux! spéculations! philosophiques.! Au! début,! leur! étonnement! porta! sur! les! difficultés! qui! se! présentaient! les! premières! à! l’esprit!>!puis,!s’avançant!ainsi!peu!à!peu,!ils!étendirent,!leur!exploration!à! des!problèmes!plus!importants,!tels!que!les!phénomènes!de!la!Lune,!ceux! du! Soleil! et! des! Étoiles,! enfin! la! genèse! de! l’Univers.! Or! apercevoir! une! difficulté! et! s’étonner,! c’est! reconnaître! sa! propre! ignorance! (c’est! pourquoi!même!l’amour!des!mythes!est,!en!quelque!manière!amour!de!la! Sagesse,! car! le! mythe! est! un! assemblage! de! choses! merveilleuses! et! étonnantes). Ainsi! donc,! si! ce! fut! bien! pour! échapper! à! l’ignorance! que! les! premiers! philosophes! se! livrèrent! à! la! philosophie,! c’est! évidemment! qu’ils'poursuivaient'le'savoir'en'vue'de'la'seule'connaissance'et'non' pour' une' fin' utilitaire.! Et! ce! qui! s’est! passé! en! réalité! en! fournit! la! preuve!:! presque! toutes! les! nécessités! de! la! vie,! et! les! choses! qui! intéressent!son!bienNêtre!et!son!agrément!avaient!reçu!satisfaction,!quand! on! commença! à! rechercher! une! discipline! de! ce! genre.! Je! conclus! que,! manifestement,!nous!n’avons!en!vue,!dans!notre!recherche,!aucun!intérêt! étranger.!Mais,!de!même!que!nous!appelons!libre!celui!qui!est!à!luiNmême! sa!fin!et!n’existe!pas!pour!un!autre,!ainsi!cette!science!est!aussi!la!seule! de! toutes! les! sciences! qui! soit! une! discipline! libérale,! puisque! seule! elle! est!à!elleNmême!sa!propre!fin.! Aristote!(4°!s.!av.!JNC)!Métaphysique,!A,!2,!982!b!10,!trad.!J.Tricot,!Vrin.! Nous!devrions!contempler!de!nouveau!le! vert,! et! être! derechef! saisis,! mais! non! aveuglé! par! le! bleu,! le! jaune,! le! rouge.! Nous! devrions! rencontrer! le! Centaure! et! le! Dragon,! ! et! puis! peutNêtre! voir! soudain! comme! les! anciens! bergers,! les! moutons,! les! chiens,! les! chevaux,! et! les! loups.! Ce! recouvrement,! les! contes! de! fée! nous! aident! à! le! réaliser.! De! ce! point! de! vue,!seul!un!goût!pour!eux!peut!nous!rendre!ou! nous!conserver!l’état!d’enfance.!! Le! recouvrement! qui! implique! le! retour,! et!le!renouvellement!de!la!santé,!est!un!regain!:! celui! d’une! vue! claire.! Il! nous! faut! nettoyer! nos! vitres!de!façon!que!les!choses!clairement!vues! soient! débarrassées! de! la! grise! buée! de! la! banalité! ou! de! la! familiarité,! du! caractère! de! possession.!!De!tous!les!visages,!ceux!qui!nous! sont! familiers! sont! en! même! temps! ceux! avec! lesquels!il!est!le!plus!difficile!de!jouer!des!tours! fantastiques! et! les! plus! difficiles! à! voir! réellement! avec! une! attention! fraîche! pour! en! percevoir! la! similitude! et! la! différence.! Que! ce! sont! des! visages! et! pourtant! des! visages! uniques.!!Cette!banalité!est!en!vérité!la!sanction! de!l’appropriation.!! Les! choses! qui! sont! banales,! ou! en! un! mauvais! sens! familières,! sont! celles! que! nous! nous! sommes! appropriées! légitimement! ou! mentalement.! Nous! disons! les! connaître,! elles! sont! devenues! semblables! aux! objets! qui! nous! ont! un! jour! attiré! par! leur! éclat,! leurs! couleurs,!! ou! leur! forme.! Nous! les! avons! pris! dans! nos! mains!puis!enfermées!dans!nos!tiroirs,!nous!les! avons!acquises,!et!cela!fait,!!nous!avons!cessé! de!les!regarder.!! ! Tolkien,!On0fairy0tales.0 “Nous!les!avons!pris! dans!nos!mains!puis! enfermées!dans!nos! tiroirs,!nous!les!avons! acquises,!et!cela!fait,!! nous!avons!cessé!de!les! regarder”.'' Tolkien Traquer l’esprit d’une maison. Tout le monde croit en avoir vite fait le tour. En quelques heures, quelques jours, chacun pense avoir tout compris, tout vu, tout ressenti d’une maison. Voilà la première bévue. Il convient au contraire de patienter. Car rien n’est plus lent, secret, subtil et rusé que la plus banale des demeures. Même toute petite, ele offre toujours des recoins, des perspectives, des changements innombrables d’atmosphères qui ne s’appréhendent pas d’emblée. Vous les découvrirez seulement peu à peu, au hasard, pas à pas. Il n’existe ni règle ni méthode – sauf d’être attentif à tout. Observer, par exemple, combien la maison n’est pas la même en hiver et en été, sous le soleil ou sous la pluie, quand il vente ou non, à midi ou à minuit. Elle a ses températures propres, ses rythmes de lumière spécifiques, son humidité ou sa sécheresse, ses coulis d’air, ses souffles, sa respiration singulière. Et aussi son odeur, selon les matériaux et leurs imbrications, selon les ouvertures, l’exposition, les sols et sous-sols. Chaque bâtiment possède aussi ses sons et ses silences, ses teintes et leurs variations, ses régimes d’ombres et de clarté, son tracé d’espace. Encore un peu de temps, vous finirez par éprouver ce que la maison où vous êtes a de tendre ou de froid, de nostalgique ou de vengeur, dans le fond. Car toutes ont des vengeur! dans! le! fond.! Car! toutes! ont! des! caractères! secrets,! assez! semblables!à!ceux!des!personnes.!Certaines!sont!bêtes,!d’autres!sournoises.! Quelques! habitation! sont! austères! et! revêches,! beaucoup! sont! espiègles,! joueuses,!toutes!sont!difficiles!à!apprivoiser.!! À! cause! de! leur! histoire,! probablement.! Aucune,! en! effet,! n’est! faite! seulement! de! pierres,! de! bois,! de! briques! et! de! ciment,! de! carrelages,! de! tuiles! ou! d’ardoises.! Une! maison! est! aussi! constituée! –! d’une! manière! énigmatique,!presque!impossible!à!comprendre!N!!des!idées!de!ceux!qui!l’ont! conçue,! des! pensées! de! ceux! qui! l’ont! construite,! des! péripéties! qui! s’y! sont! déroulées.!On!ne!sait!bien!sûr!ni!comment!ni!pourquoi,!mais!des!lambeaux!et! des!bribes!de!ce!passé!flottent!toujours!dans!l’air,!ou!s’agglutinent!au!bas!des! portes.!! N’oublions!pas!non!plus!qu’une!maison!jamais!n’est!absolument!close,! tout! à! fait! hermétique.! Elle! existe! par! la! répétition! d’une! multitude! d’allées! et! venues,!abrite!une!possibilité!sans!limite!d’arrivées,!de!départs,!de!transits.!! Encore! un! moment,! un! dernier! pas,! et! vous! approcherez! de! l’énigme! essentielle:! chaque! maison! imprègne! les! gens! qui! y! séjournent,! règle! leurs! parcours,! en! partie! leurs! humeurs.! Ce! ne! sont! pas! eux! qui! vivent! dans! la! maison...!en!fait,!c’est!elle!qui!les!habite.!! Essayez! donc! –! une! fois! dehors,! au! loin,! ou! longtemps! après! –! de! traquer!en!vous!l’esprit!d’une!maison,!les!traces!qu’elle!a!laissées,!la!présence! qui!persiste.!Vous!verrez,!vous!n’en!aurez!pas!vite!fait!le!tour.!! Roger<Pol'Droit,!Petites0expériences0philosophiques0entre0amis.00 La! philosophie! n'est! pas! l'art,! mais! elle! a! avec! l'art! de! profondes! affinités.! Qu'est! ce! que! l'artiste! ?! C'est! un! homme! qui! voit! mieux! que! les! autres! car! il! regarde! la! réalité! nue! et! sans! voile.! Voir! avec! des! yeux! de! peintre,! c'est! voir! mieux! que! le! commun! des! mortels.! Lorsque! nous! regardons! un! objet,! d'habitude,! nous! ne! le! voyons! pas! :! parce! que! ce! que! nous!voyons,!ce!sont!des!conventions!interposées!entre!l'objet!et!nous!>!ce! que!nous!voyons,!ce!sont!des!signes!conventionnels!qui!nous!permettent!de! reconnaître! l'objet! et! de! le! distinguer! pratiquement! d'un! autre,! pour! la! commodité! de! la! vie.!Mais! celui! qui! mettra! le! feu! à! toutes! ces! conventions,! celui!qui!méprisera!l'usage!pratique!et!les!commodités!de!la!vie!et!s'efforcera! de! voir! directement! la! réalité! même,! sans! rien! interposer! entre! elle! et! lui,! celuiNlà! sera! un! artiste.! Mais! ce! sera! aussi! un! philosophe,! avec! cette! différence! que! la! philosophie! s'adresse! moins! aux! objets! extérieurs! qu'à! la! vie!intérieure!de!l'âme!!! Bergson,! Conférence0 de0 Madrid0 sur0 l'âme0 humaine! N! in! "Mélanges"! (1885N 1892),!P.U.F