L`idée d`encyclopédie ou la philosophie à la portée de tous

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L'idée d'encyclopédie ou la philosophie à la portée de tous
Extrait du Lycee Raymond Naves
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L'idée d'encyclopédie ou la
philosophie à la portée de tous
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Date de mise en ligne : jeudi 9 avril 2009
Lycee Raymond Naves
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L'idée d'encyclopédie ou la philosophie à la portée de tous
Lycée Raymond Naves Année 2008-2009 Cycle de conférences sur « Le cercle »
Mon intervention se veut un panorama de la grande odyssée de lesprit encyclopédique.
Pierre Roncin
Introduction
Je remercie la personne qui ma fait remarquer que cette intervention sur lidée dencyclopédie arrivait à point
nommé, puisque lEncyclopaedia Universalis propose en ce moment une nouvelle édition papier, « disponible chez
votre marchand de journaux » (sic). Si vous prenez le métro, vos yeux ont sans doute rencontré les affiches qui en
assurent la publicité et qui titrent « Essentiel, universel et actuel ». Mon intervention ne poursuit dautre objectif que
de justifier ces trois épithètes.
Je ne vais présentement aborder ni la manière dont se constitue une encyclopédie ni le problème que soulève son
ou ses utilisations. Jy reconnais des sujets passionnants, mais je crois plus approprié pour acquérir quelques
notions précises dans ces matières de sadresser directement auprès de mes collègues documentalistes.
Je me suis intéressé plus spécifiquement à lidée dencyclopédie elle-même ou, si vous préférez, à lesprit qui anime
le projet encyclopédique. Mon intervention, dont le titre racoleur et fort peu modeste est « Lidée dencyclopédie
ou la philosophie à la portée de tous », se veut un panorama de la grande odyssée de lesprit encyclopédique.
Cest une pièce en cinq actes (sans être pour autant une comédie) : Acte I : Les Titans ; Acte II : Les Olympiens ;
Acte III : Les Géants ; Acte IV : Prométhée ; Acte V : Les Hommes. Je garde intact pour linstant le mystère que
recouvrent ces noms mythiques étrangement sollicités dans le cadre dune réflexion sur lidée dencyclopédie.
Jai lintime conviction que le lycée, cest-à-dire dabord ceux qui sy rencontrent et qui le font vivre, se trouve par son
projet éducatif engagé dans et par cette réflexion.
Enfin, il ne ma pas paru totalement inintéressant, à lheure de Wikipédia, lencyclopédie libre et communautaire,
dont le développement modifie les pratiques étudiantes, voire même enseignantes, de sinterroger sur le sens et la
finalité du projet encyclopédique.
Préambule
En guise de préambule, si vous le voulez bien, je vais commencer par une très brève considération étymologique,
car elle vous permettra de comprendre sans peine pourquoi, lorsquau début de lannée ma été soumis le thème de
ce cycle dinterventions interdisciplinaires, la connexion sest faite immédiatement dans mon esprit entre le concept
de cercle et lidée dencyclopédie.
Le terme « encyclopédie » est la francisation dencyclopaedia, latinisation de la Renaissance (XVI siècle) de
lexpression grecque de lécrivain Plutarque enkuklios paideia, qui signifie littéralement « le cercle des
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connaissances ». Le terme enkukilos, littéralement « en cercle » ou « circulaire », est formé sur la préposition
grecque en, « en », et sur le substantif kuklos, « cercle », duquel provient notre terme de « cycle ». Le terme paideia
signifie « éducation » mais aussi de façon plus vaste « connaissance ».
Ainsi, lobjet de lencyclopédie est donné, en quelque sorte, par létymologie même du terme. Il sagit de faire le tour
complet des connaissances dans un but déducation. Cette définition, même provisoire, me semble justifier
pleinement ce que javançais à propos de lengagement du lycée dans la réflexion sur lidée dencyclopédie&
Acte I : Les Titans (de l'Antiquité au XVII siècle)
De lAntiquité au XVII siècle, on voit se détacher très clairement un premier encyclopédisme, une première tradition
cohérente et homogène de lencyclopédie. Le trait caractéristique de cet encyclopédisme originel réside dans le fait
que lambition encyclopédique est portée par des individus singuliers, véritables titans par leurs capacités
intellectuelles et leurs dispositions à la recherche. A défaut de mieux, on parlera donc dun encyclopédisme
individuel.
Sans érudition aucune, je vais devant vous évoquer quelques grands noms qui représentent la crête de cette
première vague encyclopédiste.
1) Aristote et l'ambition encyclopédique
Depuis son origine, la philosophie a partie liée avec le projet encyclopédique. Je vous demande de prendre ici le
terme de « philosophie » en un sens plus étendu que celui que nous lui donnons de nos jours. Je rappelle, au
passage, que la distinction de la philosophie et de la science est relativement récente. Au XVII siècle, on confond
volontiers le savant et le philosophe. Pour exemple, Newton, qui est pourtant lun des artisans de la distinction que je
viens de mentionner, donne à louvrage dans lequel il expose sa théorie mécanique le titre de Principes
mathématiques de philosophie naturelle&
Aristote (IV siècle avant J.-C.), dans le deuxième chapitre du livre Alpha de sa Métaphysique, entreprend de définir la
philosophie. Fait remarquable, la première acception quil donne à ce terme est celle de savoir encyclopédique :
« Jappelle philosophe, dabord, celui qui, dans la mesure du possible, possède la totalité du savoir . »
La philosophie comme savoir encyclopédique se définit comme une somme, la somme du savoir absolu. On
parvient par là à dégager un premier aspect du concept de cercle, à savoir lidée de totalité. Lopération
fondamentale de la démarche encyclopédique consiste en une totalisation enveloppante. Encercler, cest envelopper
tout entier, cest embrasser complètement, cest com-prendre.
On comprend sans peine pourquoi le philosophe parti en quête de vérité doit impérativement tendre vers la
possession de la totalité du savoir. Tout étant dans tout, tout se tenant, pour connaître quelque chose exactement, il
faut connaître au préalable toutes choses. Ne pas tout connaître, cest en réalité ne rien connaître du tout.
Je ferai simplement remarquer ici que la pensée et la vie du Stagyrite (on nomme ainsi Aristote parce quil est né à
Stagyre, actuelle Stavros, en Macédoine) illustrent parfaitement cette quête absolue de totalité. Aristote fut le
fondateur de la logique, celui de la biologie (avec lassistance de son très illustre élève, Alexandre le Grand, qui ne
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manquait jamais une occasion de lui exprimer sa gratitude en lui faisant parvenir des limites du monde connu quil
navait de cesse de repousser des spécimens despèces tant végétales quanimales jusqualors inconnues des
Grecs). Il fut physicien, météorologue, psychologue, métaphysicien, moraliste. Il a réfléchi et écrit sur la rhétorique,
sur la poétique, sur la politique et sur léconomie& Bref, il est peut-être le penseur le plus complet de lhistoire de la
philosophie. Jemprunte à Rousseau pour les besoins de mon exposé cette phrase extraite du Discours sur
lorigine de linégalité parmi les hommes : « Je parcours comme un trait des multitudes de siècles, forcé par le temps
qui sécoule, par labondance des choses que jai à dire, et par le progrès presque insensible des commencements ;
car plus les événements étaient lents à se succéder, plus ils sont prompts à décrire. »
2) Pic de la Mirandole et le syncrétisme humaniste
On sait linfluence prépondérante exercée par les thèses péripatéticiennes sur la scolastique du Moyen-âge. Certes,
la Renaissance, dun point de vue doctrinal, sest reconnue dans son opposition à laristotélisme. Néanmoins, le
projet humaniste_ dabord et avant tout éducatif_ quelle a diffusé et porté doit beaucoup au Philosophe.
Léducation humaniste de la jeune noblesse se doit dêtre encyclopédique, cest-à-dire aussi complète que possible.
Je vous renvoie sur ce point aux pages fameuses du Gargantua de Rabelais (chapitre XXI) où lauteur raconte une
journée de lenseignement humaniste du maître Ponocrates à son élève Gargantua.
Léducation humaniste consiste principalement dans la studia humanitatis, littéralement « létude des humanités » :
le latin et le grec pour lire dans le texte les philosophes et historiens de lAntiquité, la grammaire, les sciences, à
commencer par la géométrie et larithmétique, la dialectique et la rhétorique, la musique, etc.
Personnage emblématique de cette Renaissance humaniste fondé sur lencyclopédisme individuel, lItalien Jean Pic
de la Mirandole (1463-1494) sait à lâge de dix-huit ans rien moins que vingt-deux langues et à lâge de vingt-quatre
il se fixe un objectif titanesque qui mérite que lon sy penche un instant dans le cadre de notre réflexion sur lidée
dencyclopédie. Il entreprend de publier et de soutenir publiquement, devant une assemblée dérudits venus des
quatre coins de lEurope, neuf cents thèses qui ont pour vocation de résumer, d « encercler » toutes les
connaissances passées et présentes et de faire la synthèse du platonisme et de laristotélisme.
On peut lire dans le Discours de la dignité de lhomme (De hominis dignitate oratio) la présentation de ce projet
proprement encyclopédique ainsi que celle de la méthode mise en Suvre pour laccomplir. Cette méthode est celle
dun syncrétisme éclectique. Pic de la Mirandole a tout lu et semble tout connaître : les philosophes arabes, les
platoniciens et les néo-platoniciens, les aristotéliciens et les néo-aristotéliciens, la tradition tamuldique, les exégètes,
les traités de magie, etc. Entre les traditions qui sopposent, il ne choisit pas. Prenant un sujet, il entreprend den
faire le tour complet (enkuklios) et de le considérer autant que possible sous plusieurs angles afin de sen faire une
idée qui soit la plus conforme à la réalité.
3) René Descartes et larbre de la philosophie
Par maints aspects de sa pensée, René Descartes (1596-1650) occupe un rang spécial dans lhistoire de la
philosophie. Si nous nous y référons maintenant, cest dans la mesure où, avec lui, lencyclopédisme individuel est à
son zénith.
Cette assertion se fonde sur un passage fameux de la lettre-préface des Principes de la philosophie où le philosophe
de la Flèche compare la « vraie philosophie » à « un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la
physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales :
à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; jentends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant
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une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse ».
Descartes sinscrit donc pleinement dans la tradition de lencyclopédisme individuel. Néanmoins, il innove en
ajoutant à lidée dune totalité du savoir un élément nouveau, à savoir lidée de lunité organique rationnelle du savoir
en question.
On a là lexpression du deuxième aspect fondamental de lidée de cercle, à savoir lidée de système, sur laquelle on
aura loccasion de revenir.
Retenons que ce nest pas que Descartes, métaphysicien, eût non pas un, mais une quantité de violons dIngres (la
physique, la biologie, lastronomie, la morale, la mécanique, la médecine, etc.). Ce nest pas par « vaine curiosité »
quil sest intéressé à ces disciplines. Ce nest pas non plus quil portât différentes casquettes. Non, sil a étudié la
métaphysique et la physique et la biologie et lastronomie et la morale et la mécanique et la médecine, cest que ces
disciplines étaient, à ses yeux, indissociables. Elles forment ensemble une entité organique qui possède son ordre
architectonique propre et dont larbre est le symbole.
Acte II : Les Olympiens (de la deuxième moitié du XVII
siècle au début du XIX siècle)
1) Pascal
a. Récit dun tremblement de terre
Dans la deuxième moitié du XVII siècle, ce que nous avons nommé lencyclopédisme individuel entre en crise, crise
grave, crise profonde, mais non mortelle, comme nous allons le constater dans quelques instants. Du reste, cest
parce quelle est faite de rebondissements, de retours et de circonvolutions que jai cru bon de présenter lhistoire de
lidée dencyclopédie comme une odyssée, cest-à-dire un voyage long et aventureux.
Jusquà présent, nous avions été en présence dun triangle dor, une trilogie sacrée, que nous appellerons, à défaut
de mieux, la trilogie de la finitude : lhomme fini, la science finie, le monde fini (le Cosmos). Parce que ces trois
termes sont également finis, on peut trouver une proportion entre eux. La conscience de cette secrète proportion
avait doté les philosophes dune « force tranquille ». Aristote et Pic de la Mirandole affichaient une foi inébranlable
dans la raison humaine. Elle leur permettrait, à coup sûr, datteindre lobjectif du premier encyclopédisme, à savoir la
possession de la totalité du savoir, le savoir absolu. En effet, le monde étant fini, achevé, la science qui létudie et en
rend compte doit elle-même être finie et, sinon achevée, du moins achevable. En droit, rien ninterdit à lindividu
singulier de sapproprier et dassimiler complètement le contenu scientifique parvenu à son état définitif&
Avec les travaux de Copernic (1473-1543), de Galilée (1564-1642) et de Kepler (1571-1630), cette sacro-sainte
trilogie de la finitude vole en éclat. La science et le monde se mettent à suivre une ligne de fuite qui ouvre à linfini et
sécoulent entre les mains de lhomme impuissant à les retenir et à les renfermer dans les bornes étroites de sa
nature finie. On assiste alors à un spectacle des plus étranges : des hommes qui par leurs capacités cognitives tout
à fait extraordinaires auraient dû sans aucun doute reprendre le flambeau de lencyclopédisme individuel, des
hommes qui devaient afficher la même foi inébranlable que leurs illustres prédécesseurs dans leur aptitude à
parvenir à la possession de la totalité du savoir, se mettent à trembler et sont pris de vertige. Cest que la terre
littéralement se dérobe sous leurs pieds. Témoin Blaise Pascal (1623-1662) dans les Pensées (199) :
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« Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés dun bout vers lautre ; quelque terme
où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte, et si nous le suivons il échappe à nos
prises, nous glisse et fuit dune fuite éternelle ; rien ne sarrête pour nous. [&] Nous brûlons du désir de trouver une
assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui sélève à linfini, mais tout notre fondement
craque et la terre souvre jusquaux abîmes . »
Ou encore (201) :
« Le silence éternel de ces espaces infinis meffraie. »
Je ne vais pas entrer ici dans le détail historique de la révolution copernicienne qui bouleversa le paysage
scientifique et ébranla lhomme jusque dans ses plus fermes croyances. Je vous recommande, si cela vous
intéresse, les travaux de lhistorien des sciences, Alexandre Koyré, qui décrit magistralement le passage opéré au
XVI et XVII siècles de la conception dun « monde clos » à celle dun « univers infini » dans ses propres termes.
Simplement, je voudrais indiquer que limage tout à fait saisissante que forge Pascal pour exprimer cette idée encore
toute jeune dun « univers infini » nous intéresse au plus haut point dans le cadre de notre cycle dinterventions sur
lidée de cercle : « Cest une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part ». Autrement dit,
pour exprimer linfinité nouvelle de la nature, Pascal emploie la figure du cercle, plus précisément celle de la sphère,
cest-à-dire la reine des figures, la figure parfaite. Mais, et cest sur ce point que je veux indiquer votre attention, elle
est employée comme la figure de linfigurable, comme la représentation de lirreprésentable, comme limage de ce
que limagination, malgré tous ses efforts, est impuissante à rejoindre.
La découverte de linfinité du monde a des répercussions immédiates et, pour tout dire, désastreuses, sur le projet
pluriséculaire dun encyclopédisme individuel fondé, je le rappelle, sur la secrète proportion entre le monde, la
science et lhomme.
On le sait dorénavant, il ny a aucune proportion entre lhomme, être fini, et le monde infini. La nature sétend
indéfiniment dans deux directions opposées, linfiniment petit et linfiniment grand.
« [&] quest-ce que lhomme dans la nature ? Un néant à légard de linfini, un tout à légard du néant, un milieu entre
rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes [notez bien ce terme, « comprendre », cest-à-dire
embrasser la circonférence des choses, les envelopper en soi, les encercler par la raison, bref enfermer le tout en
un]. »
La découverte de la « disproportion de lhomme »_ cest le titre du fragment 199, lun des plus longs des Pensées,
duquel jai tiré les citations précédentes_ jette durablement le discrédit sur lentreprise menée par des individus
singuliers_ nos « Titans »_ de posséder la totalité du savoir.
« La nature [infinie] [a] gravé son image et celle de son auteur [Dieu infini] dans toutes choses ». Ainsi, la science, au
premier chef, souvre elle-même à linfini. Même la géométrie, nous dit Pascal, compte une infinité de propositions et
tient de la double infinité de la nature. Il est donc impossible à lhomme de connaître le principe des choses
(linfiniment petit) et la totalité des choses (linfiniment grand).
Pascal raille lambition_ quil appelle « présomption », « arrogance »_ des « dogmatistes » à connaître toutes
choses. Il tourne en ridicule Démocrite qui annonçait qu « [il allait] parler de tout ». Dans le fragment que jai cité, il
fait référence implicitement à Pic de la Mirandole qui prétendait pouvoir discourir et répondre « de omni scibili »,
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cest-à-dire « de toute chose connaissable ». Un autre maître de lironie, jai nommé Voltaire, ajoutera un siècle plus
tard « et quibusdam aliis », cest-à-dire « et sur quelques autres ».1 Le brillant Pic de la Mirandole est devenu le
parangon du sophiste érudit méprisable en tant que tel.
b.Refondation
Lidéal humaniste tombe-il pour autant en désuétude ? Le projet encyclopédique est-il pour autant rejeté ?
Il ne lest pas. Simplement, il se déplace, on change déchelle. Ce que lindividu singulier ne peut mener à bien en
comptant sur ses seules forces, lespèce le réalisera. « Lhomme, déclare Pascal dans sa Préface sur le traité du
vide, nest produit que pour linfinité ».
La proportion entre lhomme, le monde et la science qui garantissait sinon la réussite, tout du moins, la réalisabilité
du grand projet encyclopédique, et qui a été perdue à léchelle individuelle, est retrouvée à léchelle de lespèce,
cest-à-dire de luniversel. « Lhomme passe lhomme ». Linfinité de laquelle lindividu singulier pris absolument est
tenu éloigné, lhomme comme membre de lespèce humaine en fait lexpérience chaque jour dans le progrès indéfini
des sciences elles-mêmes infinies.
« Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants », déclare Pascal citant Bernard de Chartres, toujours
dans sa Préface sur le traité du vide.
Ces géants ce sont nos « Titans » : Aristote, Descartes, Leibniz dont nous navons pas dit un mot de son grand
projet inabouti dune « caractéristique universelle », cest-à-dire dune langue universelle formelle capable dexprimer
tous les concepts imaginables, métaphysiques, scientifiques, mathématiques et même esthétiques, bref enveloppant
totalement la sphère des choses connaissables. Ces « Titans » croyaient pouvoir accomplir individuellement le
projet encyclopédique de posséder la totalité du savoir et, ce faisant, par manque dexpérience, ne pouvant pas
connaître linfinité de la nature, ils se trompaient. Certes, comparés à ces hommes de génie, nous sommes des «
nains », mais des « nains » qui, précisément parce quils viennent après ces « géants » et quils sont perchés sur les
épaules, voient plus loin queux.
Cest la profession de foi dun moderne. La conservation (par la mémoire) et la transmission (par lécriture) des
connaissances acquises par nos prédécesseurs (laquelle transmission est la source de la dignité de lhomme,
puisquelle permet de distinguer radicalement ce dernier de lanimal) ajoutées à la nouveauté irréductible de
lexpérience actuelle qui nous met en mesure de faire de nouvelles découvertes nous garantissent une certaine
préséance bien comprise sur les Anciens. Dans lhistoire, je rappelle que cest David qui lemporte sur Goliath. La
leçon quen tire Pascal est quil ny a pas de modernité sans tradition, pas plus quil ny a de modernité pour qui se
laisse enfermer dans la tradition.
Retenons donc que le projet encyclopédique de posséder la totalité du savoir, objectif ultime de la science et idéal
régulateur de la raison, se conçoit désormais non plus à léchelle des individus singuliers, mais à léchelle de
lespèce humaine dans son ensemble. Lencyclopédie de geste héroïque accompli par un individu devient une
aventure collective. De là, la célèbre métaphore pascalienne de lhumanité qui progresse comme un seul homme :
« [&] par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes savance de jour en jour dans les
sciences, mais [&] tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que lunivers vieillit, parce que la
même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents dun particulier. De sorte que toute
la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui
subsiste toujours et qui apprend continuellement [&] »
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2) Les Encyclopédistes des Lumières
Au préalable, un petit rappel des faits : au XVIII siècle, le siècle des Lumières, Denis Diderot, associé avec le
mathématicien et académicien Jean Le Rond dAlembert (1717-1783), est chargé de mettre en Suvre une
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Ruvre colossale, sa publication
sétendra de 1751 à 1772. Le « grand et maudit ouvrage », comme le baptisa Diderot lorsquil put y mettre le point
final, comptera pas moins de 17 volumes et 11 planches.
Il faut cesser, à mon sens, de se représenter les Encyclopédistes comme des révolutionnaires sans histoire et sans
prédécesseurs. Mon but est aussi dhistoriciser leur entreprise. Mon opinion est que les Encyclopédistes sont en tous
points les héritiers de la grande mutation quopère lidée dencyclopédie au XVII siècle et que nous venons de
décrire.
De fait, dans larticle « Encyclopédie » de lEncyclopédie (article signé par Diderot lui-même), on retrouve les deux
thèses fondamentales, indissolublement liées, de Pascal relativement au projet dencyclopédie : dune part, ce projet
a partie liée avec lidée de transmission intergénérationnelle du savoir, laquelle transmission doit assurer le progrès
des sciences et, avec lui, celui de lhumanité, et, dautre part, ce projet ne peut être individuel, il est nécessairement
collectif.
Pour le premier point, voici ce quécrit Diderot au début de son article :
« [&] le but dune encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre ; den exposer
le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ;
afin que les travaux des siècles passés naient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont ; que
nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne
mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain. »
Pour le deuxième point, voici ce que déclare Diderot, immédiatement après le passage que nous venons de citer :
« Quand on vient à considérer la matière immense dune Encyclopédie, la seule chose quon aperçoive
distinctement, cest que ce ne peut être louvrage dun seul homme. [&] Un seul homme, dira-t-on, est maître de tout
ce qui existe ; il disposera à son gré de toutes les richesses que les autres hommes ont accumulées. Je ne peux
convenir de ce principe ; je ne crois point quil soit donné à un seul homme de connaître tout ce qui peut être connu ;
de faire usage de tout ce qui est ; de voir tout ce qui peut être vu ; de comprendre tout ce qui est intelligible. »
Cest ainsi que, de façon tout à fait cohérente, lEncyclopédie nest pas louvrage dun seul homme, mais, selon
lexpression utilisée par dAlembert dans son Discours préliminaire de lencyclopédie, celui d « une société de gens
de lettres ». Diderot et dAlembert sentoureront du nec plus ultra de lintelligentsia (pas seulement, il y a, de laveu
même des maîtres dSuvre, des articles très médiocres). Parmi les cent soixante auteurs de lEncyclopédie, on
trouve Montesquieu, le chevalier de Jaucourt, Necker, Voltaire, Daubenton, Rousseau (pour les articles de musique),
Marmontel, Le Roy, dHolbach, etc.
Notre vision de lEncyclopédie serait biaisée et inique si, après en avoir historicisé lentreprise, je ne disais mot des
innovations quelle apporta. Principalement, loriginalité des Encyclopédistes des Lumières fut leur volonté douvrir
au grand public un savoir qui était réservé jusqualors à une caste de privilégiés. LEncyclopédie est décrite par
Diderot comme « un ouvrage composé par des philosophes et adressé à tous les hommes et à tous les temps ». Si
lEncyclopédie de Diderot et dAlembert est révolutionnaire et annonciatrice du grand bouleversement politique de la
fin du siècle, cest dans la mesure où elle est publique. Lidée de publicité, du reste, est la pierre de touche du XVIII
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siècle. Elle est notamment au centre de la pensée dEmmanuel Kant.
Il sagissait donc très brièvement pour les Encyclopédistes de faire circuler le cercle du savoir, duniversaliser
luniversel, en un mot de démocratiser la culture humaniste. Témoin Diderot qui déclare avec assurance : « Lhomme
du peuple et le savant auront toujours également à désirer et à sinstruire dans une Encyclopédie ».
Acte III : Les Géants (XIX siècle)
A la fin du XVIII siècle et au début du XIX siècle, on assiste, dans une Allemagne encore morcelée en diverses
principautés, à une nouvelle mutation de lidée dencyclopédie. Il sagit en fait, plutôt que dune mutation, dun retour
en force de lencyclopédisme individuel avec, toutefois, un approfondissement qualitatif de son programme. Il me
semble quil faut rattacher ce retour en force du premier encyclopédisme à lémergence et au développement du
romantisme qui, avec son lyrisme, ramène le sujet glorifié sur le devant de la scène et sublime la solitude.
Dans la mythologie grecque, Zeus, à la fin de la titanomachie, a enfermé les Titans dans le Tartare. Pour les venger,
Gaïa, leur mère, envoie les Géants, ses fils, affronter les Olympiens.
Le projet encyclopédique avait pris au XVIII siècle le sens et lallure dune aventure collective (les Olympiens vivent
en collectivité, sur le mont Olympe). Nos Titans de lAntiquité, du Moyen-âge et de la Renaissance avaient été
enfermé dans le grand livre de lHistoire et leurs entreprises individuelles déclarées périmées. Ils vont être vengés et
dépassés par les Géants du XIX siècle. Deux noms allemands simposent pour le récit très bref de cette
gigantomachie : le poète romantique, Novalis (1772-1801), et le philosophe idéaliste, Hegel (1770-1831). Il existe, en
effet, une proximité intellectuelle très forte entre le romantisme et lidéalisme allemand. Cette parenté, qui nest
peut-être quun prolongement, se fonde précisément sur lidée dencyclopédie.
1) L'« encyclopédisme » combinatoire de Novalis
Il se dégage des écrits du grand poète romantique, Novalis, un mépris proprement immense pour lEncyclopédie de
Diderot et dAlembert. Cette Encyclopédie nest jamais quun « dictionnaire » (ce qui est vrai), cest-à-dire, pour
reprendre les propres termes de lauteur des Hymnes à la nuit, un « agrégat empirique » de connaissances
disparates.
Ce cercle des savoirs tenté par les Encyclopédistes des Lumières nest jamais que la moitié dun cercle, voilà le
reproche principal que leur adresse Novalis.
Car le concept de cercle contient, certes, lidée de totalité, dune totalisation enveloppante, ce quont bien vu les
maîtres dSuvre de lEncyclopédie, mais encore et surtout, lidée dun ordre rationnel, dune unité organique et
rationnelle, en un mot lidée de système, ce que nont pas saisi ou ce que nont pas voulu traduire les
Encyclopédistes des Lumières.
Constituer toutes les connaissances humaines, sans en excepter une seule, en système, cest le projet que formule
Novalis dans son Brouillon général écrit dans sa vingt-sixième année. Il meurt à lâge de vingt-neuf ans, laissant
inachevé ce projet sublime dune « Bible scientifique », du Livre des livres, du Livre total qui devait, pour reprendre
une formule du néoplatonicien hollandais François Hemsterhuis (1721-1790), cité par Novalis, réunir « les membres
longtemps séparés de la science totale ».
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Au passage, son nom semblait le prédestiner à linachèvement de son grand projet, puisque le pseudonyme Novalis
est la reconstitution latine de son nom de famille, Hardenberg, novale signifiant en latin « terrain en friche », « terrain
à essarter ».
2) Lencyclopédie de Hegel
Hegel est contemporain de Novalis, ils sont nés à deux ans dintervalle seulement. Lui aussi a reçu dans sa jeunesse
linfluence du premier romantisme allemand. Sa philosophie idéaliste dont le point dorgue est la publication en 1817
de lEncyclopédie des sciences philosophiques peut se lire comme laccomplissement du projet encyclopédique
formulé par Novalis.
Cet ouvrage nest pas un ouvrage de plus traitant dune nouvelle matière et venant se ranger à côté des autres.
Cest lexposé de la philosophie hégélienne sous forme de système, rassemblant toutes les Suvres publiées par
Hegel en un texte unique et définitif.2
Il sagit de réaliser un « système de la science », cest-à-dire à la fois montrer lunité organique des sciences,
montrer comment elles sorganisent en un système unique et faire valoir la singularité de chacune en tant quelle se
distingue par son objet des autres sciences.
Ecoutons la façon dont Hegel lui-même présente son ouvrage :
« Lencyclopédie des sciences philosophiques se distingue des Encyclopédies ordinaires en ce que celles-ci ne sont
en général quun agrégat des diverses sciences quon rassemble dune façon arbitraire et empirique, et parmi
lesquelles il y en a qui nont de science que le nom, et noffrent elles-mêmes quun assemblage de connaissances.
[&] Chacune des parties de la philosophie est un tout systématique, une sphère à part ; mais lidée philosophique sy
trouve dans une détermination particulière, dans un élément spécial. Toutefois, précisément parce que chaque
cercle est une totalité en soi, il sort des limites de son élément et devient la base dune sphère plus vaste. Le tout se
présente en conséquence comme un cercle des cercles, dont chacun est un anneau nécessaire, de telle sorte que le
système de tous les éléments respectifs exprime lidée tout entière, qui en même temps se retrouve dans chacune
en particulier. »
Ce processus par lequel chaque science engendre une science plus compréhensive, cest-à-dire chaque cercle un
cercle plus vaste, nest autre que la dialectique.
Ainsi donc, lencyclopédie hégélienne se distingue spécifiquement de toutes les encyclopédies tentées jusquà ce
jour dans la mesure où elle est systématique, cest-à-dire dans la mesure où elle forme un cercle parfait. Mais
pourquoi le système général de la science fait-il cercle ? Pourquoi est-il défini comme « un cercle des cercles » ?
Pourquoi est-il enkukios ?
Le philosophe français, Etienne Bonnot de Condillac (1715-1780) donne du système la définition qui suit : « Un
système nest autre chose que la disposition des différentes parties dun art ou dune science dans un ordre où elles
se soutiennent mutuellement, et où les dernières sexpliquent par les premières . »
Lorsque les dernières parties dun système sexpliquent par les premières et les premières par les dernières,
cest-à-dire lorsque la fin est le commencement et le commencement la fin, nous avons un cercle parfait. Or, le
système de lidéalisme transcendantal (cest le nom qui est donné à la philosophie de Hegel) remplit précisément ce
critère, puisque son présupposé initial, à savoir, sans entrer dans le détail de la doctrine, lidentité de la pensée et de
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lêtre, de la raison et du réel (« Tout ce qui est effectif [réel] est rationnel, tout ce qui est rationnel est effectif [réel] » :
vous trouvez ce postulat dans lintroduction à la Philosophie du droit) se trouve expliqué et fondé par sa dernière
partie, en loccurrence la philosophie. Les concepts fondamentaux des différentes sciences sorganisent
rationnellement, dans chaque science, en un tout organique. Mais les différentes sciences elles-mêmes sorganisent
rationnellement en un tout organique et évolutif :
La Science de la logique (I) soccupe des concepts fondamentaux de la pensée pure, applicables à tout objet (être,
non-être, qualité, quantité, substance, etc.). Elle est la base de lédifice, le fondement du système général. Elle
correspond, dans la métaphore cartésienne de larbre, aux racines de la « métaphysique ». La Philosophie de la
nature (II) développe les concepts de ce qui est objectif et extérieur (espace, temps, corps, genre, espèce, etc.). Elle
correspond, dans la métaphore cartésienne de larbre, au tronc de la « physique ». La Philosophie de lesprit (III)
montre le parcours par lequel lesprit vient à se réconcilier avec lui-même. Pour cela, lesprit doit surmonter sa
subjectivité et devenir objectif. LÉtat, cest l « esprit objectif », les lois étant à la fois des productions de lesprit et
des réalités objectives. Enfin, lEsprit absolu (IV) vient clore le système encyclopédique de la science (donc du réel)
avec ses trois manifestations que sont lart, la religion et la philosophie. Avec la philosophie, dont les concepts sont
des pures productions de lesprit, lidentité du sujet et de lobjet se trouve accomplie. Autrement dit, le dernier cercle
du grand cercle quest lencyclopédie vient confirmer in fine son présupposé initial, lidentité de la réalité et de la
raison, de lêtre et de la pensée.
Retenons que la vraie encyclopédie nest pas quune somme, quune compilation, quun rassemblement de toutes
les connaissances « éparses sur la surface de la terre », elle est aussi et surtout leur unification sous un unique
principe rationnel, cest-à-dire leur systématisation. Ce nest quà cette seule condition que lencyclopédie fait
véritablement cercle.
Le système hégélien, fixé dans sa forme définitive par lEncyclopédie des sciences philosophiques, est
laboutissement dun processus initié par Descartes. Hegel pensait avoir refermé le livre de la philosophie et entériné
la fin de lhistoire. De fait, son Suvre devait bien jouer un rôle de clôture, mais ce quelle venait clore nétait ni la
philosophie ni lhistoire, mais, plus modestement, les Temps Modernes.
Acte IV : Prométhée
1) Les philosophies du système
Lomniscience (tout savoir), tel a toujours été lattribut de Dieu. Cela est vrai dans la mythologie gréco-latine, dans le
christianisme bien sûr, mais aussi dans la mythologie nordique où Odin, le roi des dieux Ases, possède deux
corbeaux, Hinginn_ la Raison_ et Muninn_ la Mémoire_, qui survolent le monde afin de voir et découter tout ce qui
se passe avant de revenir ensuite le rapporter à leur maître qui, ainsi, détient tout le savoir.
Mais Dieu est aussi le « suprême architecte de lUnivers », le principe de lordre. On retrouve les deux idées
contenues dans le concept de cercle, à savoir lidée de totalité et celle de système. Cest sa piété chrétienne qui a
conduit Pascal à humilier son présomptueux semblable et à renoncer délibérément en tant quindividu et à la
recherche de la possession de la totalité du savoir comme à celle de lordre : « 532. Pyrr. Jécrirai ici mes pensées
sans ordre et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. Cest le véritable ordre et qui marquera toujours
mon objet par le désordre même » (Pensées). Cela donne chez cette auteur une poétique de linfini. Lidée de Dieu
a partie liée avec lidée de cercle. Dans lApocalypse de Jean, Jésus-Christ ne se présente-t-il pas comme lAlpha et
lOméga, le début et la fin de toutes choses ? Jésus-Christ, cest le Cercle suprême, le système du monde et des
temps.
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Depuis Aristote et son Traité du ciel (I, 2-4), le cercle figure la divinité parce quil symbolise la perfection absolue,
labsence totale de division, la suprême unité. Le mouvement circulaire est la perfection du mouvement, il est
supérieur à tous les autres mouvements (mouvement en ligne droite, mouvement en bas, en haut, mouvement
centripète et mouvement centrifuge), car il est sans commencement ni fin, continu, immuable et éternel.
Le corps dont le mouvement est circulaire est incréé, donc impérissable, absolument immuable à limage de son
mouvement. Pour les anciens, il sagit du cinquième élément, lÉther, dans lequel la divinité, naturellement, est
placée. Soit dit en passant, aux XVI et XVII siècles, les savants qui révolutionnèrent lastronomie ont dû lutter contre
ce modèle circulaire du mouvement hérité dAristote.
Le geste proprement révolutionnaire, le geste prométhéen de Hegel est davoir sécularisé lidée de Dieu. Le
système, cest la sécularisation de lidée de Dieu, cest lomniscience et lordre suprême sans la divinité. Les
philosophes du système sont des « voleurs de feu », selon lexpression utilisée par Arthur Rimbaud dans sa Lettre à
Paul Demeny, dite la Lettre du voyant. La chouette de Minerve, symbole de la philosophie, remplace dans notre ciel
les noirs corbeaux dOdin. Le cercle descend du ciel pour se poser sur la terre, chez les hommes. Ainsi, avec
lencyclopédie, nous accédons à quelque chose dauthentiquement divin, « nous expérimentons que nous sommes
éternels ».
2) La poésie
Novalis avait fait de la poésie la clé de voûte de son « encyclopédistique » dont la méthode combinatoire était fondée
sur un système de correspondances et danalogies. Derrière ce choix qui peut paraître un peu fou et, pour tout dire,
arbitraire, il y a plus de sagesse et de raison que je naurais de temps pour tenter de le démontrer.
Jaffirme quil y a plus de systématicité dans un poème que dans nimporte quelle philosophie, y compris lidéalisme
transcendantal de Hegel.
Quelle image les poètes ont presque unanimement utilisée pour définir la poésie ? Celle du phénix, cest-à-dire la
circularité, la cyclicité même. Le phénix, « ce bûcher qui soi-même sengendre » (Apollinaire, Zone) a hanté les plus
grands poètes (Mallarmé, Apollinaire, Paul Valéry). Mortel et éternel à la fois, il renaît de ses cendres suivant un
cycle immuable.
De la poésie, cette image du phénix dit deux choses essentielles : la poésie est circulaire, cest-à-dire, nous le
comprenons maintenant, systématique et elle est autotélique (elle est à elle-même sa propre fin, comme la danse et
à la différence de la marche, pour reprendre une analyse de Paul Valéry).
Un poème est un système où tous les mots se soutiennent mutuellement et où les derniers ne prennent sens que par
référence aux premiers et vice-versa. Rien ne peut en être retranché. Il fait signe vers lui-même (autotélisme) et il fait
cercle sur lui-même (cyclicité ou circularité). Bref, il atteint sans peine, par définition, lunité suprême du tout que vise
laborieusement la philosophie lorsquelle est systématique comme dans lidéalisme allemand.
On nen finit jamais avec un poème, on ne peut jamais en clore la lecture, car, toujours, la fin de la lecture est le
commencement dune lecture nouvelle. Ainsi, pareille à la danse macabre du phoenix qui le jette en spirale dans le
feu ressuscitant, mortelle et éternelle à la fois, la lecture suit un mouvement circulaire qui lui transmet son éternité. Il
arrive quun recueil de poésie soit organisé comme un poème. On est alors en présence, comme devant le système
hégélien, dun « cercle des cercles ». Cest le cas, par exemple, d Alcools dApollinaire. Le premier vers du poème
"Zone", celui qui ouvre le recueil, « A la fin tu es las de ce monde ancien » entre en résonance avec le dernier vers
du poème Vendémiaire, qui clôt le recueil, « Les étoiles mouraient le jour naissait à peine ». Arrivé au terme de la
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lecture du recueil, il faut le relire, car le recueil lui-même y invite, ou plutôt lexige. Cest la poésie qui est lAlpha et
lOméga, lOméga et lAlpha, le commencement et la fin, la fin et le commencement.
Les étoiles qui meurent, ce sont les dieux, le jour qui naît à peine, cest le soleil des hommes. Il faut donc affirmer
avec Rimbaud que, comme Prométhée, le poète est « voleur de feu ». Cest lui le poète, légal des dieux mais lallié
des hommes, qui, ô sublime nourrisseur terrestre, fait descendre, comme la manne dans lAncien Testament, le
cercle du savoir, cest-à-dire labsolu, du ciel des dieux sur la terre des hommes. Dans la Genèse, Adam possède
un pouvoir discrétionnaire sur les autres être vivants dans la mesure où cest lui qui les nomme. De même, cest lui,
le poète, le vrai esprit encyclopédique, celui qui contient tout, qui possède tout le savoir parce quil possède le
pouvoir de nommer toutes choses ou, au contraire peut-être, comme Mallarmé le croyait, celui de présentifier toutes
choses sans les nommer directement, par évocation et invocation.3 « Je dis : une fleur ! et, hors de loubli où ma voix
relègue aucun contour, en tant que quelque chose dautre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et
suave, labsente de tous bouquets » (« Avant-Dire » de Mallarmé pour Le Traité du verbe de René Ghil, 1886).
Le poète ne fait pas que présentifier toute chose, il refait, il recrée toute chose :
« Un jour Un jour je mattendais moi-même Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes Pour que je sache
enfin celui-là que je suis Moi qui connais les autres Je les connais par les cinq sens et quelques autres Il me suffit
de voir leurs pieds pour pouvoir refaire ces gens à milliers [&] Il me suffit de sentir lodeur de leurs églises Lodeur
des fleuves dans leurs villes Le parfum des fleurs dans les jardins publics O Corneille Agrippa lodeur dun petit
chien meût suffi Pour décrire exactement tes concitoyens de Cologne [&] O gens que je connais Il me suffit
dentendre le bruit de leurs pas Pour pouvoir indiquer à jamais la direction quils ont prise Il me suffit de tous ceux-là
pour me croire le droit De ressusciter les autres [&] » (Apollinaire, Cortège)
Le poème-système est le remède quon trouvé les hommes à leur finitude et ce, fait remarquable, dès le
commencement de laventure humaine. Au fond, lunique problème auxquels ont été confronté et sont confrontés les
hommes, à savoir la mort, sest posé avec sa solution. Quelle pensée libératrice ! La poésie guérit de la mort
puisquelle ressuscite_ non pas comme la mémoire, mais parce quelle est mémoire_ et se ressuscite indéfiniment,
sempiternellement, à limage du phénix.
Oui, lêtre humain a une histoire irréversible et linéaire qui le mène à une fin certaine, sa mort, sa destruction. Mais
sur cette ligne relative, accidentée et accidentelle, des cercles se font comme des orbes sur le miroir des eaux, des
cercles qui sont davantage quune simple promesse dabsolu, davantage quune jouissance dabsolu remise aux
calendes grecques, puisquils sont labsolu en tant que tel, ici et maintenant.
Acte V : Les Hommes (de la deuxième moitié du XIX
siècle à nos jours)
1) José Ortega y Gasset, lantispécialiste
Le système hégélien fut le chant du cygne de lencyclopédisme philosophique. Ce fut la dernière tentative, en
philosophie, de constituer la science en système.
Dans la deuxième moitié du XIX siècle, progressivement, la science senferme dans la spécialisation. La science
commence par se séparer de la philosophie pour se scinder ensuite en différents savoirs disciplinaires qui éclateront
eux-mêmes en une mosaïque de sous-disciplines et de spécialités. Le savant voit son champ visuel et son orbite de
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travail considérablement réduits.
Dans La Révolte des masses, ouvrage publié en 1929 (en 1967 seulement en France !), le philosophe madrilène,
José Ortega y Gasset, décrit ce processus :
« La especialización comienza precisamente en un tiempo que llama hombre civilizado al hombre "enciclopédico". El
siglo XIX inicia sus destinos bajo la dirección de criaturas que viven enciclopédicamente, aunque su producción
tenga ya un carácter de especialismo. En la generación subsiguiente, la ecuación se ha desplazado, y la
especialidad empieza a desalojar dentro de cada hombre de ciencia a la cultura integral. Cuando en 1890 una
tercera generación toma el mando intelectual de Europa, nos encontramos con un tipo de científico sin ejemplo en la
historia. Es un hombre que, de todo lo que hay que saber para ser un personaje discreto, conoce sólo una ciencia
determinada, y aun de esa ciencia sólo conoce bien la pequeña porción en que él es activo investigador. Llega a
proclamar como una virtud el no enterarse de cuanto quede fuera del angosto paisaje que especialmente cultiva, y
llama dilettantismo a la curiosidad por el conjunto del saber. »
Notons-le, la spécialisation nétait pas un choix, mais une nécessité. Les savants nont fait que suivre une tendance
du siècle affectant tous les domaines de la culture : lhomme politique divisait pour mieux régner, le cartésien pour
mieux résoudre les problèmes, lindustriel tayloriste pour produire toujours davantage. Pour assurer le progrès
scientifique, le la communauté scientifique devait diviser le travail de ses membres.
Toutefois, si lon ne peut pas facilement condamner la spécialisation en tant que telle, on peut dénoncer, en
revanche, lincapacité ou labsence de volonté des savants à en sortir. Ce phénomène, Ortega y Gasset lui donne un
nom : lhyperspécialisation.
Ce quil y a de plus pernicieux dans lhyperspécialisation réside dans le fait que les savants ont rompu avec tout ce
qui sort de leur spécialité, ils ont perdu de vue lensemble de la science et, partant de là, le contact avec la réalité.
Méconnaissant totalement létat global de la recherche scientifique et même sa direction, les savants se révèlent
incapables de se donner un objectif commun qui éviterait léclatement et lémiettement de la science.
Ce processus a été admirablement retracé en 1936 par le fondateur de la phénoménologie transcendantale, Edmund
Husserl, dans son dernier ouvrage, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, plus
connu sous le nom de Krisis.
La science entre en crise et, avec elle, lidée dencyclopédie. On est aux antipodes dun système général de la
science. Le savoir scientifique est compartimenté et morcelé. Jean-Jacques Rousseau, dans son traité Du contrat
social, tournait en ridicule ces prestidigitateurs chinois qui, sous les yeux ébahis du public, découpaient en morceaux
un enfant avant de le reconstituer en jetant en lair ses membres arrachés. De même, la communauté scientifique a
désarticulé la science, elle la découpée en morceaux_ lhomme, la vie, la société, le ciel, etc._ mais, chacun sétant
laissé enfermer dans sa spécialité et les disciplines étant parfaitement cloisonnées, les savants se révèlent
incapables de la reconstituer par une tentative interdisciplinaire.
Il en résulte lavènement au plus haut point préoccupante dun nouveau type dhomme de science que José Ortega y
Gasset baptise le « spécialiste ». Il consacre un chapitre entier de La Révolte des masses au titre évocateur, « La
barbarie du spécialisme », à en dresser le portrait psychologique.
Grâce aux progrès de la mécanisation, nous explique Ortega y Gasset, la science peut se permettre dêtre servie par
des êtres médiocres. Le spécialiste ne sintéresse quà c quil fait et il est convaincu que seul ce quil fait a de la
valeur, ce qui lautorise, selon lui, à se désintéresser de tout ce qui sort de sa spécialité :
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« El investigador que ha descubierto un nuevo hecho de la naturaleza tiene por fuerza que sentir una impresión de
dominio y seguridad en su persona. Con cierta aparente justicia, se considerará como "un hombre que sabe". Y, en
efecto, en él se da un pedazo de algo que junto con otros pedazos no existentes en él constituyen verdaderamente
el saber. Esta es la situación íntima del especialista, que en los primeros años de este siglo ha llegado a su más
frenética exageración. El especialista "sabe" muy bien su mínimo rincón de universo ; pero ignora de raíz todo el
resto. »
Quand je lis ces lignes, je vois réapparaître certains personnages du Petit Prince dAntoine de Saint-Exupéry. Notre
« spécialiste » est, en effet, aussi bouffon que peuvent lêtre les personnages du businessman et du géographe.
Notre époque ne ressemble à aucune autre. Elle soppose même à toutes les époques que nous venons de
traverser dans la mesure où nous avons perdu le sens de luniversel. Car, au-delà des divergences qui peuvent se
trouver dans leurs conceptions du projet encyclopédique, quelque chose unit intimement ces différentes époques
(lAntiquité, le Moyen-âge, la Renaissance, les Temps Modernes) et ce « quelque chose », cest le projet
encyclopédique lui-même, cest-à-dire une tension à luniversel maintenue pendant plus de vingt-trois siècles.
Lexpression de « culture humaniste » ne signifie rien dautre que cette tension et si Ortega y Gasset parle de «
barbarie du spécialisme », cest à son escient, parce que, à ses yeux, le spécialisme menace lexistence même de
cette culture humaniste.
Peut-on encore parler de « culture scientifique » lorsque lon peut douter de la survivance même de la culture
humaniste ?
De fait, le paradoxe de notre époque consiste en ceci que lextension sans précédent du savoir scientifique va de
pair avec la disparition également sans précédent de la « culture scientifique ». Jamais dans lhistoire de lhumanité,
les hommes n'avaient su autant de choses que nous et jamais les savants navaient été aussi ignorants, aussi
incultes et résignés à le rester que nos laborantins. Cest le diagnostic que fait José Ortega y Gasset, créant pour le
besoin un néologisme, le « sabio-ignorante », le « savant-ignorant ».
Cette « résignation à lignorance », selon lexpression dEdgar Morin, favorise lobscurantisme et le fanatisme. Du
reste, lanalyse de la société que fait José Ortega y Gasset dans La Révolte des masses est dune lucidité vraiment
admirable : sa « dissection » de celui quil appelle l« homme-masse » annonce la montée du fascisme. Or, le «
spécialiste » est, selon lauteur, le « prototype même de lhomme-masse ». Il est le « señorito satisfecho », le « petit
homme satisfait » :
« En política, en arte, en los usos sociales, en las otras ciencias tomará posiciones de primitivo, de ignorantísimo ;
pero las tomará con energía y suficiencia, sin admitir y esto es lo paradójico especialistas de esas cosas. Al
especializarlo, la civilización le ha hecho hermético y satisfecho dentro de su limitación ; pero esta misma sensación
íntima de dominio y valía le llevará a querer predominar fuera de su especialidad. De donde resulta que aun en este
caso, que representa un máximum de hombre cualificado especialista y, por lo tanto, lo más opuesto al
hombre-masa, el resultado es que se comportará sin cualifícación y como hombre-masa en casi todas las esferas de
vida. »
Le lien est donc fait par lauteur lui-même entre la montée du fascisme et lhyperspécialisation de la science. Ainsi,
pour renverser une formule quemploie Heidegger citant un vers du poète Hölderlin, lon dira que « là où est ce qui
sauve [la connaissance] croît aussi le danger [lobscurantisme] ».
Retenons que la connaissance et la culture ne sont pas des termes identiques. Il peut y avoir disjonction entre ces
deux choses, ce que les faits malheureusement établissent. Il ny jamais eu autant d « homme de science »
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quaujourdhui. Mais, proportionnellement, il devait y avoir beaucoup plus d « homme de culture » vers 1750 quil y
en a de nos jours.
Contrairement à ce que lon entend, on na pas de culture, on est un homme ou une femme de culture. La culture,
comme le nom lindique déjà assez, est une praxis, une activité une tension à luniversel, un effort de
rassemblement, dunification, dorganisation de ses connaissances.
Le progrès scientifique semble assuré apparemment grâce à la mécanisation de la recherche. On fait de nouvelles
découvertes chaque jour, etc. En réalité, comme le dit Ortega y Gasset, « el progreso íntimo de la ciencia », « le
progrès intime de la science », « necesita de tiempo en tiempo, como orgánica regulación de su propio incremento,
una labor de reconstitución y [&] esto requiere un esfuerzo de unificación, cada vez más difícil, que cada vez
complica regiones mas vastas del saber total. »
« Newton pudo crear su sistema físico sin saber mucha filosofía, pero Einstein ha necesitado saturarse de Kant y de
Mach para poder llegar a su aguda síntesis. Kant y Mach con estos nombres se simboliza sólo la masa enorme de
pensamientos filosóficos y psicológicos que han influido en Einstein han servido para liberar la mente de éste y
dejarle la vía franca hacia su innovación. Pero Einstein no es suficiente. La física entra en la crisis más honda de su
historia, y sólo podrá salvarla una nueva enciclopedia más sistemática que la primera. »
Ortega y Gasset conclut donc sur la nécessité dune nouvelle encyclopédie qui sera nécessairement plus difficile à
mettre en Suvre que les précédentes et qui devra être plus systématique quaucune encyclopédie ne la jamais été.
Je voudrais faire une remarque supplémentaire. Limpact de lémiettement de la science et de la perte de sens qui
sensuit est réel sur le milieu de léducation. Ce dernier a suivi, très naturellement, le processus dune science qui se
trouve en amont de lui. Il a donc lui aussi éclaté en une mosaïque de savoirs dispersés et éparpillés, sans réelle
cohésion, sans liens explicites de solidarité. Il ny a quà voir, à lheure actuelle, lhermétisme des disciplines
enseignées à luniversité ainsi que le cloisonnement des concours de recrutement de lÉducation nationale& Nos
élèves, quant à eux, perçoivent très mal le lien quil y a entre les disciplines qui leur sont enseignées. Autrement dit,
ils ne comprennent pas, ils ne comprennent plus le projet éducatif du lycée républicain fondé sur la pluridisciplinarité,
car ils nen saisissent plus la profonde cohérence dont la clé leur aurait été délivrée par lidéal humaniste qui est
tombé en désuétude.
De là, le devoir impérieux et la nécessité vitale pour nous :
1) dune part, de montrer notre attachement à la pluridisciplinarité de lenseignement au lycée, cest-à-dire in
concreto de maintenir lenseignement de toutes les disciplines actuellement enseignées et dans toutes les filières où
elles sont actuellement enseignées,
2) et, dautre part, de favoriser les tentatives inter- et transdisciplinaires.
Car, en définitive, si léclatement de la science produit celui de léducation, celui de léducation est susceptible de
produire celui de la société elle-même. Le danger est donc grand et la situation plus qualarmante. « Le spécialisme,
voilà lennemi ! », dirai-je pour pasticher la parole dun grand républicain (Léon Gambetta). Nous sommes passés
dans la résistance, ce cycle interdisciplinaire de conférences sur le cercle réunit des résistants, nous résistons contre
la « barbarie du spécialisme », contre le nouvel obscurantisme qui étend son ombre diabolique (= étymologiquement,
« qui divise », « qui disjoint », « qui cloisonne »).
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2) Paul Valéry, l'encyclopédie personnelle
En attendant une nouvelle encyclopédie plus systématique que jamais (libre et communautaire comme Wikipédia ?),
quel sens concrètement peut revêtir pour nous lidée dencyclopédie ? Dans quelle mesure pouvons-nous participer
à la réalisation du projet encyclopédique ?
« Chaque homme sait une quantité prodigieuse de choses quil ignore quil sait. Savoir tout ce que nous savons ?
Cette simple recherche épuise la philosophie. » Paul Valéry (1871-1945)
Savoir tout ce que nous savons, tout ce que nous savons le savoir. Cela est, me paraît-il, à la portée de tout le
monde. Or, nous dit Paul Valéry, « cette simple recherche épuise la philosophie ». Autrement dit, la philosophie se
réduit à cela. Je trouve ici la justification du titre en apparence très immodeste de mon intervention : Lidée
dencyclopédie ou la philosophie à la portée de tous.
Savoir tout ce que lon sait. Philosopher, ce serait faire le point. Mais, songez-y, lorsque vous faites le point, ce nest
pas un point que vous dessinez, mais un cercle&
Paul Valéry a lu Socrate. Il a même écrit des dialogues socratiques (par exemple, Eupalinos qui traite des arts et en
particulier de larchitecture). Il retrouve dans le passage que jai cité lintuition socratique, très forte, quapprendre, ce
nest jamais que se remémorer, que connaître, ce nest jamais que reconnaître. On sait, mais on ignore que lon sait.
Apprendre, cest se ressouvenir de ce que lon sait (cf. pour la théorie platonicienne de la réminiscence lire le Ménon
). Il y a là une pensée libératrice. La philosophie nest pas une doctrine, elle nest pas « un agrégat empirique » de
connaissances, mais une praxis, mais une activité, mais un exercice, mais une discipline que lon simpose, mais
une ascèse.
Cette ascèse a à voir évidemment avec la réflexion, cest-à-dire avec une opération consistant à revenir sur
soi-même, à faire retour sur soi. Cette réflexion qui « épuise la philosophie » nous amène à concevoir lacte de
philosopher en termes dapprofondissement, ou si vous préférez de compréhension. Et avec ce terme de «
compréhension », nous retrouvons le concept de cercle, car il faut prendre ce terme dans ses deux acceptions
indissolublement liées : comprendre quelque chose, cest en saisir le sens et comprendre quelque chose, cest aussi
lembrasser, lenvelopper, lencercler complètement.
Pascal a magistralement rendu compte de ce double sens du verbe « comprendre » dans lun des fragments les plus
fameux de ses Pensées, intitulé « Roseau pensant » (113) :
« Par lespace lunivers me comprend et mengloutit comme un point : par la pensée je le comprends . »
Cette conception de la philosophie comme approfondissement semble sopposer diamétralement à une autre
tradition philosophique qui refuse le retour sur soi vécu comme un enfermement sur soi-même, qui fuie le
psychologisme comme la peste. Les piliers de cette tradition sont Spinoza, Nietzsche, Bergson et, plus proche de
nous, Gilles Deleuze. A leurs yeux, la philosophie ne doit pas être conçue en termes dapprofondissement, mais
délargissement. La mission de la philosophie et son seul intérêt est délargir notre champ de vision en nous ouvrant
sur le monde (il ny a pas de « dedans » philosophique sans un « en dehors » de la philosophie).
En guise de conclusion, je voudrais dire quopposer de façon antagoniste lélargissement et lapprofondissement,
présenter cette dualité réelle comme une alternative, me semble insatisfaisant et même pernicieux. Il me semble quil
nous faut penser ensemble lélargissement et lapprofondissement, sans choisir lun plutôt que lautre. Il faut
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assumer le paradoxe de la philosophie : ces deux choses qui semblent sopposer et se nier existent ensemble à titre
dexigences. A vrai dire, il ny pas délargissement possible de notre connaissance sans avoir fait au préalable le
travail proprement encyclopédique dapprofondissement de nos connaissances. En retour, tout nouvel élargissement
appelle un nouvel approfondissement, une nouvelle encyclopédie personnelle. Cest la condition de lapparition du
sens, qui me semble être, en définitive, lobjectif ultime de notre séjour terrestre.
Bibliographie indicative :
Alembert, D, Discours préliminaire de lencyclopédie
Apollinaire (Guillaume), Alcools
Aristote, Métaphysique, A, 2
Aristote, De Caelo (« Traité du ciel »)
Diderot (Denis), dAlembert (Jean le Rond), LEncyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, 1751-1772, en particulier larticle signé par Diderot et intitulé « Encyclopédie » (tome V)
Diderot (Denis), Prospectus
Fortin (Robin), Comprendre lêtre humain : pour une vision multidimensionnelle de lêtre humain, LHarmattan, 2007
Husserl (Edmund), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1936
Koyré (Alexandre), Études galiléennes, 1939
Koyré (Alexandre), Du monde clos à lunivers infini, 1957
Novalis, Brouillon général
Ortega y Gasset (José), La Rebelión de las masas (« La Révolte des masses »), chapitre XII, « La barbarie du «
spécialisme » », 1929
Pascal (Blaise), Préface sur le traité du vide
Pascal (Blaise), Pensées
Pic de la Mirandole (Jean), De hominis dignitate oratio (« Discours sur la dignité de lhomme »), 1486
Platon, Ménon
Rabelais, Gargantua
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Rimbaud (Arthur), Lettre à Paul Demeny (dite « La lettre du voyant ») Textes
Descartes, Principes de la philosophie, Lettre-préface : larbre de la philosophie
« [Un homme] doit commencer tout de bon à s'appliquer à la vraie philosophie, dont la première partie est la
métaphysique qui contient les principes de la connaissance entre lesquels est l'explication des principaux attributs de
Dieu, de l'immatérialité de nos âmes et de toutes les notions claires et simples qui sont en nous. La seconde est la
physique, en laquelle, après avoir trouvé les vrais principes des choses matérielles, on examine en général comment
l'univers est composé […]. En suite de quoi il est besoin aussi d'examiner en particulier la nature des plantes,
celle des animaux, et surtout celle de l'homme, afin qu'on soit capable par après de trouver les autres sciences qui
lui sont utiles. Ainsi toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la
physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales :
à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant
une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. Or, comme ce nest pas des
racines, ni du tronc des arbres quon cueille les fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la
principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties quon ne peut apprendre que les dernières . »
Le plan de lEncyclopédie des sciences philosophiques , cest-à-dire du système de lidéalisme transcendantal :
I/ La Science de la logique
Doctrine de lêtre
Qualité
Quantité
Mesure
Doctrine de lessence
Lessence comme fondement de lexistence
Le phénomène
Leffectivité
Doctrine du concept
Le concept subjectif
Lobjet
Lidée
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L'idée d'encyclopédie ou la philosophie à la portée de tous
II/ La Philosophie de la nature
Mécanique
Physique
Physique organique
La nature minérale
La nature végétale
Lorganisme animal
III/ La Philosophie de lesprit
Esprit subjectif
Anthropologie (étude de lâme)
Phénoménologie de lesprit (étude de la conscience ou « science de lexpérience de la conscience »)
Psychologie (étude de lesprit)
Esprit objectif (Principes de la philosophie du droit)
Droit
Moralité (Moralität)
Bonnes mSurs (Sittlichkeit)
Famille
Société civile (ou bourgeoisie)
État (les Leçons sur la philosophie de lhistoire sont le développement dune partie de cette sous-partie)
IV/ Esprit absolu
Art (Leçons sur lesthétique)
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Religion (Leçons sur la philosophie de la religion)
Philosophie (Leçons sur lhistoire de la philosophie)
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