Sociologie du milieu militaire Les conséquences de la professionnalisation sur les armées et l'identité militaire Logiques Sociales Collection dirigée par Bruno Péquignot En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si la dominante reste universitaire, la collection Logiques Sociales entend favoriser les liens entre la recherche non fmalisée et l'action sociale. En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques. Déjà parus P.-N. DENIEUIL et H. LAROUSSI, Le développement le social local et la question des territoires, 2005. Bernard GANNE et GL YSI-SAF A, Les « creux» du social, 2005. Catherine DUTHEIL PESSIN, Alain PESSIN, Pascale ANCEL (Textes réunis par), Rites et rythmes de l'œuvre 1,2005. Catherine DUTHEIL PESSIN, Alain PESSIN, Pascale ANCEL (Textes réunis par), Rites et rythmes de l 'œuvre II, 2005. Béatrice APP A Y, La dictature du succès, 2005. France PARAMELLE, Histoire des idées en criminologie au XIXème et au XXème siècle, 2005. Francis LEBON, Une politique de l'enfance, du patronage au centre de loisirs, 2005. Werner GEPHART, Voyages sociologiques France-Allemagne (en collaboration avec Vanessa Bressler), 2005. Alexis ROSENBAUM, La peur de l'infériorité, 2005. Jean STOETZEL, Théorie des opinions, 2005. Gheorghe FULGA, Connaissance sociale et pouvoir politique, 2005. Audrey ROBIN, Une sociologie du « beau "sexe fort" ». L 'homme et les soins de beauté, de hier à aujourd 'hui, 2005. Yves de la HAYE, Journalisme, mode d'emploi. Des manières d'écrire l'actualité, 2005. Monique ROBIN et Eugénia RATIU (dir.), Transitions et rapports à l'espace, 2005. Sous la direction de François GRESLE Sociologie du milieu militaire Les conséquences de la professionnalisation sur les armées et l'identité militaire Avec les contributions de : David DELFOLIE, Gérard DUBEY, SergeDUFoULoN, Raphaël GODENZI, Said HADDAD, Sébastien JAKUBOWSKI,Jean-François LEGER, Nina LEONHARD,Caroline MORICOT, Eric OUELLET, Christophe PAJON, Vincent PORTERET, Sébastien SCREHR, Krzysztof SOLOCR, André THIEBLEMONT,Anne-Marie WASER, Claude WEBER L'Harmattan 5-7~ me de I~École-Polytechnique; FRANCE L'Harmattan Hongrie Kônyvesbolt Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest 75005 Paris Espace L'Harmattan Kinshasa Fac__desSc. Sociales, Pol. et Adm. ; BP243, KIN XI L'Harmattan Italia Via Degli Artisti, 15 10124 Torino L'Harmattan Burkina Faso 1200 logements vina 96 12B226O Université de Kinshasa - RDC ITALIE Ouagadougou 12 Liste des auteurs David Delfolie, Laboratoire Georges Friedmann, Université Paris I Gérard Dubey, Institut National des Télécommunications Serge Dufoulon, CRISTO, Université Grenoble II Raphaël Godenzi, CRIS, Université Paris I François Gresle, Laboratoire Georges Friedmann, Université Paris I Said Haddad, Centre de Recherche des Ecoles de Coëtquidan Sébastien Jakubowski, CLERSE/IFRESL Université Lille I Jean-François Léger, Observatoire Social de la Défense Nina Leonhard, Sozialwissenchaftliches Institut der Bundeswehr Caroline Moricot, CETCOPRA, Université Paris I Eric Ouellet, Université du Québec en Outaouais Christophe Pajon, Centre Morris Janowitz, lEP de Toulouse Vincent Porteret, Laboratoire Georges Friedmann, Université Paris I Sébastien Schehr, Université Nancy II Krzysztof Soloch, CRIS, Université Paris I André Thiéblemont, Colonel (er), chercheur indépendant Anne-Marie Waser, Université de Rouen Claude Weber, Ecoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan www.librairieharmattan.com e-mail: [email protected] (Ç)L'Harmattan, 2005 ISBN: 2-7475-9263-4 EAN : 9782747592635 SOMMAIRE p.9 Préface François Gresle I - Apport théorique à la professionnalisation des armées p.13 Approche théorique de la notion de culture militaire André Thiéblemont p.IS La culture militaire à l'épreuve pistes de réflexion Said Haddad Le sociologue enrégimenté: militaire Christophe Pajon de la professionnalisation : quelques p.27 méthodes et techniques d'enquête en milieu p.4S Le phénomène islamique dans les armées malaisiennes : une illustration du facteur religieux comme vecteur structurant du social p.S7 David Delfolie II - La restructuration de l'appareil de défense Le leadership militaire et les Forces armées canadiennes: théorie sociologique Eric Ouellet L'évolution du rapport à l'autorité des militaires du rang Jean-François Léger p.71 apports à la p.73 p.S7 L'armée comme lieu de promotion sociale? Le cas des nouvelles catégories d'officiers issus des filières universitaires p.97 Serge Dufoulon Réforme de l'Etat et rationalisation à la française: perceptions des mutations de la gestion des personnels militaires de la marine p.IIS Anne-Marie Waser 7 Pilote de chasse: tradition et modernité à l'épreuve de la polyvalence des avions p.137 Caroline Moricot & Gérard Dubey Les relations entre civils et militaires au sein d'une démocratie: le cas particulier de l'Allemagne face aux autres armées occidentales p.155 Krzysztof Soloch & Raphaël Godenzi III -L'identité p.171 militaire en chane:ement Violence guerrière et pouvoir politique aujourd'hui: forces spéciales Vincent Porteret Les armées face au marché publicitaires institutionnels Claude Weber du travail: recrutement à propos des p.173 et discours p.189 Le quotidien comme miroir de l'individualisation de la condition militaire: pistes de recherches et perspectives méthodologiques p.205 Sébastien Schehr Identité militaire en question? Entretiens avec des militaires de l'armée de la RDA dans l'Allemagne unifiée p.215 Nina Leonhard L'organisation militaire en changement: d'ordre? Sébastien Jakubowski une rationalisation du système p.229 p.245 Références biblioe:raDhiaues 8 Préface Après la disparition du « Centre de sociologie de la défense nationale» que mon ami Hubert Jean-Pierre Thomas, directeur de recherche au CNRS, avait animé à la suite d'un accord passé avec le ministère concerné, un nouvel organisme a été fondé -le « Centre d'études en sciences sociales de la défense »- au sein duquel la sociologie demeure bien représentée, ainsi qu'en attestent plusieurs articles de cet ouvrage. Le premier des objectifs du réseau de Sociologie du militaire: sécurité" armées et société ayant été créé dans le cadre de l'Association française de sociologie, qui elle-même venait de se constituer, est d'abord de favoriser la reconnaissance de cette thématique au sein de la discipline et, à terme, d'encourager les échanges avec d'autres réseaux afm de faire prendre conscience à tous de l'intérêt que peuvent présenter les recherches portant sur le milieu militaire. À cet effet, deux axes d'efforts complémentaires ont émergé du débat: a) considérer le monde militaire comme révélateur, sinon comme amplificateur de phénomènes sociaux de portée très générale; b) mettre en exergue les particularités de l'investigation scientifique en milieu militaire et les apports que ce dernier est susceptible d'offrir. Les difficultés auxquelles les chercheurs se heurtent ne sont pas négligeables: obstacles institutionnels qui viennent freiner la pénétration du milieu ainsi que le recueil des données; discours attendus et prédéterminés des acteurs eux-mêmes qui ont tendance à se draper dans leur fonction. Mais ces difficultés ne sauraient faire oublier les atouts que présente l'investigation du domaine, notamment sur le plan des concepts et des méthodes (voir la sociologie militaire anglo-saxonne dont les apports théoriques et méthodologiques en matière de sociologie ont été considérables). Un autre objectif, plus pratique, est ressorti des interventions. Faire du réseau un espace d'information sur les travaux existants et aussi une instance de proposition pour le développement de la recherche et de l'enseignement universitaires dans ce domaine. Les documents qui composent cet ouvrage sont le fruit de recherches qui, pour la plupart, ont été menées grâce au soutien apporté par le Ministère de la défense. C'est ainsi qu'elles ont pu donner lieu, après 9 avoir été achevées, à un exposé lors du Congrès. Par souci de cohérence, les articles qui en résultent ont été regroupés autour de trois thèmes. À savoir : 1 / l'apport théorique à la professionnalisation des armées; 2 / les conséquences de la restructuration de l'appareil de défense; 3 / l'identité militaire en changement. D'un point de vue théorique, nombre de domaines et de concepts, faisant l'objet d'amples développements en sociologie, concernent bien évidemment le monde militaire. Il en est ainsi de la culture dont traitent André Thiéblemont et Said Haddad. En des termes différents, l'un et l'autre mettent en évidence l'hétérogénéité culturelle de ce milieu, qui renvoie à la diversité des armées et à la différenciation des comportements qu'elles impliquent. Encore qu'il convienne aussi de s'interroger sur la nature même du regard que porte le sociologue sur le milieu militaire, ainsi que sur les techniques et méthodes qu'il utilise, comme le développe Christophe Pajon dans son exposé. De son côté, en traitant des mutations que connaît aujourd'hui l'armée malaise (c'est-à-dire musulmane) en devenant malaisienne (autrement dit areligieuse), David Delfolie ne manque pas de rappeler l'importance du religieux au sein des armées comme facteur structurant de la société militaire, encore que celle-ci soit confrontée, en Malaisie comme ailleurs, à des mutations décisives en ce début de vingt-et-unième siècle. La spécificité du monde militaire est-elle pour autant remise en question? Le commandement et la hiérarchie militaires ne manquent pas évidemment d'être affectés par les nouvelles missions qui leur sont confiées, comme le souligne Éric Ouellet à propos de l'armée canadienne. Un thème sur lequel insiste, pour sa part, Jean-François Léger à propos du rapport à l'autorité des militaires du rang au sein de l'armée française. Mais là encore les défis que doivent relever les forces armées ne les concernent pas qu'elles seules; ils touchent aussi à l'évolution de la conception même du leadership au sein des sociétés post-modemes. Serge Dufoulon, par exemple, considère que l'Armée, que d'aucuns présentent comme un instrument d'affmnation ou de promotion sociale (notamment pour ceux qui, après avoir fait des études supérieures, souhaitent devenir officiers), serait loin de satisfaire à cette opportunité. Aurait-on affaire alors à une simple 10 image d'Épinal? Il faut sans doute tenir compte du fait que les conséquences effectives de la professionnalisation des armées ne sont pas encore clairement mesurables. La Marine, qui s'est engagée dans cette voie, depuis un certain temps déjà, constitue, de ce point de vue, un exemple intéressant sur lequel revient Anne-Marie Waser. Les officiers de marine semblent plutôt mal vivre l'effritement de leur statut ainsi que l'incertitude qui préside à leurs perspectives de carrière. Par contre, la diversité des savoir-faire des pilotes de chasse de l'Armée de l'air - sur laquelle ont enquêté Caroline Moricot et Gérard Dubey- constituerait plutôt une garantie quant à leur adaptabilité à des missions qui apparaissent de plus en plus hétérogènes. Reste à mesurer les conséquences d'une professionnalisation qui pourrait éloigner les armées de la société ellemême. C'est à cette question, fort importante, à laquelle s'efforcent de répondre -à propos de l'armée allemande- Krzysztof Soloch et Raphaël Godenzi. Ce dont il faut tenir compte aussi, c'est que les armées en ce début de troisième millénaire ne sont plus confrontées aux mêmes défis ni aux mêmes Etats nations que ceux auxquels ils ont dû faire face au cours des deux derniers siècles. Comme le montre Vincent Porteret, la violence guerrière est devenue problématique dans le cadre de sociétés occidentales qui se sont, d'une certaine manière, « débellicisées ». Au sein des armées coexistent d'ailleurs deux mondes, deux façons de faire la guerre, qui ne bousculent pas seulement la place qu'occupaient traditionnellement les armées dans la société, mais aussi et surtout celle de l'Etat lui-même. On peut ajouter à cela que ce morcellement des compétences ne touche pas seulement le milieu militaire, il s'applique aussi au marché du travail sur lequel s'est penché Claude Weber. Peut-on, pour autant, faire encore du métier -pris dans son sens large- le pivot des modes d'être et d'agir, pour reprendre la question que pose Sébastien Schehr? Il semble résulter de leurs travaux que l'individualisation et la fragmentation des modes de vie, que connaissent aujourd'hui les armées, ne font pas que les concerner elles seules. Pour Weber, comme pour Schehr, elles peuvent s'appliquer à l'ensemble de la société. D'où la remise en question de l'identité militaire sur laquelle s'interroge Nina Leonhard, à propos de l'Allemagne réunifiée après la chute du mur de Berlin, et aussi -d'une manière plus théorique et généralisable- Sébastien Jakubowski, quand Il il se demande si l'institution militaire ne s'affaiblirait pas en devenant, d'une certaine façon, une simple organisation parmi d'autres. Tels sont quelques-uns des thèmes auxquels se sont efforcés de répondre ces chercheurs, jeunes pour la plupart et particulièrement motivés. D'autres travaux sont en cours, dans une perspective délibérément comparative; elles portent sur les relations armées/société bien sûr, mais aussi sur les nouvelles modalités de l'usage de la force dans un environnement international redevenu plus guerrier que militaire. A ce propos, peut-être convient-il de rappeler que la polémologie n'est pas une discipline spécifique mais que son objet s'inscrit pleinement dans le cadre de la sociologie du militaire. * * * * Un grand merci à Sébastien Jakubowski, doctorant chercheur à l'UA-CNRS de Lille 1, à Delphine Nichols, doctorante chercheuse au laboratoire G. Friedmann de Paris l, à Vincent Porteret, docteur en sociologie et chercheur également au laboratoire G. Friedmann, ainsi qu'à Caroline Verstappen, membre de la division recherche du C2SD, qui se sont investis avec ferveur dans la préparation de cet ouvrage. François Gresle Responsable du Réseau 12 I - Apport théorique à la professi&ooalisatioo des armées Approche critique de la notion de culture militaire André Thiéblemont * Culture militaire, culture de l'Armée de terre, cultures marine, alpine, coloniale ou des troupes de marine! L'usage profus de la notion de culture par les militaires est relativement récent: son émergence date des années 1980. Jusque-là, le fait culturel militaire était pratiquement ignoré des militairesI comme des sciences de l'homme. Je souhaiterais donc présenter une analyse critique de l' us'age no'uveau de cette notion dans le discours des militaires avant de m'appuyer sur une conception dynamique des phénomènes de culture, pour proposer l'état d'une réflexion théorique sur la ou les cultures militaires françaises, sur les changements et sur les processus de différenciation qui l'ont ou les ont affectées sur la longue et sur la courte durée. I. L'invocation de cultures spécifiques par les militaires Les références à des cultures spécifiques émergent dans le discours des militaires au début des années 1980. La notion de culture s'était alors diffusée « dans les milieux sociaux et professionnels les plus divers »2. Cela ne suffit pas à expliquer la fréquence nouvelle des références culturelles en milieu militaire. Celles-ci doivent être rapportées à un mouvement qui se développe dans l'institution militaire à la même époque, mouvement qui peut être qualifié de « culturaliste », dans la mesure où il proclame l'existence de cultures qui, naguère, n'avaient pas besoin d'être invoquées pour exister! Il est d'inégale ampleur selon les armées: beaucoup plus fortement marqué dans l'armée de terre que dans la marine, il atteindra plus tardivement et moins intensément l'armée de l'air. Maints indices permettent d'en * 1 Colonel (er), ethnologue, libre chercheur. En t 982, un premier défense et de la culture. accueillir des œuvres de ne fut nullement question 2 Cuche, 1998, p. 113. pr-otocele « -culture-défense » fut établi entre l~ ministères de la Il était alors essentiellement question d'ouvrir les casernes pour la culture contemporaine et à l'exception des musiques militaires il de cultures militaires ou de leurs productions. 15 repérer certains aspects. Dans la presse militaire apparaissent des thèmes récurrents mettant en exergue les valeurs militaires face à un « monde en décomposition »3. A partir des années 1980, l'expression culturelle des formations de l'armée de terre s'intensifie: dans les régiments, des traditions sont réactivées et les salles de tradition se multiplient, des insignes d'unité apparaissent4, les éditions Lavauzelle publient une cinquantaine d'ouvrages hagiographiques sur l'armée française - dont une trentaine consacrés à des formations de l'armée de terre, deux à la marine et un à J'aviation - au cours des décennies 1980 et 90, alors que les ouvrages de cette nature étaient inexistants au cours de la décennie 1970. Le mouvement est complexe. Il se télescope avec un courant d'idées pacifistes qui pénétrera progressivement l'Armée de terre et pèsera lourdement sur les interventions militaires des décennies 1980 et 905. S'exprimant initialement dans les secteurs les plus traditionnels des armées ou dans les formations opérationnelles de l'armée de terre, il est nourri par les interventions du début des années 19_806,.Mais ses origines profondes seraient plutôt à rechercher dans une réaction aux effets cumulés des changements qui ont affecté les conditions d'existence des militaires depuis la fm des années 1960, changements qui ont conduit à la mise en sommeil d'une identité combattante ainsi qu'à un sentiment de relative marginalisation sociale et culturelle: montée des idées libertaires ou pacifistes dans la société civile, mise en œuvre d'une stratégie de dissuasion reposant sur le refus de la bataille, processus de modernisation des armées qu'accompagne leur rétraction dans le paysage national, etc. Ce mouvement est pris en compte par l'institution à la fm des années 1980. On peut alors parler d'un réveil identitaire de l'institution: à la thématique des années 1970 qui anéantit l'identité militaire en proclamant que l'armée est une entreprise comme une autre, succèdent celles qui invoquent une spécificité militaire ou celles qui entendent marier tradition et modernité. Notons encore, la mise en œuvre au début des années 1990 d'une politique de conservation du patrimoine militaire, lequel est présenté comme « l'un des fondements d'une véritable culture de 3 Paveau, 1997, p. 68. 4 Thiéblemont, 1999, p. 181, 204-210. 5 Cf. notamment Thiéblemont, 2002, p. 92 et suiv. 6 A Beyrouth, en 1983 et 1984, les soldats français découvrent qu'ils peuvent de nouveau mourir au feu. 16 l'armée de terre» 7.C'est dans ce contexte que la notion de culture - et celle de spécificité qui lui est parente - va progressivement devenir un lieu commun du langage militaire. Culture! « Mot piège (.) mot mythe qui semble porter en lui une grande vérité» 8 : la notation s'applique bien au discours culturel des militaires. La sociologie militaire adoptera ce discours tel quel, sans qu'il fasse l'objet d'un examen critique, sans que son émergence soit rapportée au mouvement que je viens d'évoquer, aux positions des acteurs ou des instances qui le tiennent, à ses enjeux ou aux conditions sociales de son expression. On ne verra nulle part apparaître cette rupture avec le sens commun qu'implique la construction de la démarche scientifique (Bourdieu, Chamboredon et Passeron). En effet, l'usage d'un tel lieu commun n'est pas neutre. La référence des militaires à une ou des cultures spécifiques, comme aux traditions qui sont censées la (les) perpétuer, renvoie à diverses formes d'attitudes face au changement: réaffirmation des valeurs du passé, défense d'intérêts corporatistes, légitimation d'une existence que l'on ressent comme menacée, etc. Sans doute, la sociologie militaire est-elle trop appliquée, trop attachée à son objet pour s'en distancier. Mais c'est aussi affaire de méthode. Trop d'analyses de la chose militaire ne sont que des décalques de la parole militaire. On ne s'interroge guère sur ses significations implicites ou sur le « système de relations dans lesquelles et par lesquelles» elle est produite9. II. La culture militaire comme système Les usages sociaux de la notion de culture « entraînent un brouillage conceptuel» 10: le constat vaut pour ses usages en milieu militaire. Pour autant, comme le note Pascal Vennesson, constatant de son coté combien « la notion de culture (.) est utilisée assez spontanément, mais pas toujours rigoureusement, lorsqu'on l'évoque dans les armées », de tels usayes « ne doivent pas (.) détourner de [son] utilisation scientifique» 1.Le travail de critique conceptuelle dont elle ne cesse de faire l'objet par les sciences de l'homme paraît à ce titre 7 Cf, Patrimoine de l'armée de terre, partie introductive du Quid 1995, Robert Laffont, 1994. 8 Morin, 9 Ibidem, 10 Cuc~ II Cf. La 1984, p. 157. p. 32. p. 98. culture militaire existe-t-elle ? La lettre du C2sd, 17 mars 2000, n° Il. un apport précieux qui peut permettre à la sociologie militaire d'échapper à ces brouillages conceptuels. Certes, les sciences de l'homme n'ont pas non plus évité un emploi polysémique du terme de culture: depuis plus d'un siècle, celui-ci a fait l'objet de nombreuses interprétations. Voilà une vingtaine d'années Edgar Morin a proposé une théorie de la culture qui constitue, me semble-t-il, une avancée décisive12, dans la mesure où elle permet d'englober diverses acceptions: culture cultivée, culture et nature, culture ethnologique, valeurs, style de vie, etc. En empruntant à cette théorie, on peut concevoir des cultures militaires comme autant de systèmes qui font constamment communiquer - qui « dialectisent» - des conditions d'existence et les expériences qu'elles procurent avec un stock de « savoirs constitués» accumulés dans le passé: logiques de pensée et d'action, normes et règles, techniques et pratiques y compris coutumières, attitudes, langages et signes, symboles, mythes, etc. Des « patrons modèles» structurent ces savoirs~ Ces systèmes culturels dynamiques, toujours en devenir, procurent « à l'existence les cadres et les structures qui orientent» le penser et l'agir (valeurs prônées, idéologiques, méthodes de raisonnement, pratiques coutumières, etc.) en même temps qu'ils extraient de cette existence de nouvelles données d'expériences: celles issues de l'existence combattante, de contacts de cultures, de rapports avec la société civile, etc. Ces données nouvelles enrichiront les savoirs stockés et pourront modifier les modèles qui les structurent13. Cette conception de la culture pose immédiatement le problème de la connaissance des savoirs constitués qui caractérisent, différencient ou apparentent les cultures militaires ainsi que des conditions historiques de leur acquisition. Or, d'une part, si l'on excepte quelques travaux sur la construction de savoirs techniques14, sur les savoirs et pratiques tactiques au cours des récentes opérations extérieures15, sur les traditions militaires16 ou sur les nouveaux paradigmes de la gestion des personnels1?, ce champ de recherche qui relève d'une sociologie de la connaissance est pratiquement ignoré des sociologues. En 12 Morin, 1984, pp. 151-163. 13 Ibidem, p. 159 14 Moricot C., Dubey G. et Gras A. 15 Fouilleul, Efros, 1999 ; Thiéblemont, 2001. 16 Notamment, Thiéblemont 1986 et 1999. 17 VennessoD, 2001. 18 revanche, des ethnologues, des historiens ou des linguistes s'y attachent. Notons les travaux d'Evelyne Desbois et de Michel Goya sur les pratiques quotidiennes des combattantsl8, sur les productions de savoirs tactiques et sur les évolutions des cultures d'arme durant la Grande Guerre (Goya) ou encore, les défrichages et déchiffrages des pratiques langagières, lexicales, discursives et rhétoriques des militaires par une équipe de linguistesl92o. D'autre part, cette sociologie de la connaissance chez les militaires ne peut se réduire aux productions d'une pensée rationnelle ou technique saisissable par le verbe et par l'écrit. En effet, les savoirs constitutifs d'une culture procèdent de deux natures de pensée qui se nourrissent mutuellement et qu'Edgar Morin qualifie d' «empirique/technique/ rationnelle» et de « symbolique /mythologique/magique »21.Il faut insister sur ce point: comme je l'ai noté par ailleurs «l'institution militaire est sans doute l'une des institutions (.) qui a le plus développé ses modes de pensée et d'action symboliques» et mythiques22. Prenons garde ici aux interprétations scientistes ou positivistes de cette nature de pensée. Il ne s'agit pas là d'archaïsmes, mais d'une forme moderne de pensée mythique qui s'est introduite « dans la pensée rationnelle au moment où celle-ci le chassait [le mythe] de son univers» 23. On voit cette pensée à l' œuvre chez les militaires dans la mythification de la mission, dans la mythologie nouvelle de la « Paix », dans la sacralisation des lieux de pouvoir et des cérémonials, dans des expressions chargées de sens comme « Armée-Nation» ou« Esprit de défense », etc. A travers l'étude des traditions à Saint-Cyr, je me suis moi-même attaché à comprendre les structures, les fonctions et le dynamisme de ces productions symboliques et rituelles incessantes qui ont contribué et contribuent à la construction de la culture saintcyrienne24. Qu'il s'agisse donc d'idéologie, de mythologie ou de ritualités, de pratiques langagières ou de procédés rhétoriques, de savoirs stratégiques, tactiques ou techniques, d'attitudes et de rapports 18 Notamment, Desbois, 1992 et 2002. 190ger, Paveau, Périès. 20 La production d'Evelyne Desbois, de Marie Anne Paveau ou de Gabriel Périès est abondante et nous ne citons en bibliographie que quelque uns de leurs travaux. Notons en particulier chez Marie Anne Paveau des approches ethno ou socio-linguistiques révélatrices des cadres de savoirs et de croyances qui modèlent les cultures militaires. 21 Morin, 1986, p. 153 et suiv. 22 Thiéblemont, 1999, p. 47. 23 Morin, 1986, p. 167. 24 Notamment, Dirou et Thiéblemont, 1999, p. 85. 19 au monde etc., la rigueur sociologique appliquée à cette notion de culture ouvre un immense champ de recherche. La sociologie militaire ne peut l'ignorer, ne serait-ce que parce que sa forte structuration, sa richesse et son effervescence sont susceptibles de contribuer aux avancées de cette « sociologie culturelle» dont Edgar Morin appelait la constitution au début des années 198ii5. III. Processus de changement culturelles sur longue durée et différenciations La théorie que je viens de présenter introduit de facto l'idée de cultures militaires sans cesse en devenir, puisque les savoirs qui les constituent sont en rapport dialectique avec des conditions d'existence collectives, elles-mêmes affectées par des changements de long, de moyen, et de court termes. C'est ainsi que sur la longue durée, on ne peut que constater l'existence de processus de dîfférencîations culturelles qui sont à rapporter à une diversification croissante des conditions d'existence dans les armées. On peut toutefois suggérer que ces différenciations culturelles n'ont peut être pas la même ampleur et la même intensité à l'intérieur de chaque armée. Limitons-nous aux trois socles culturels que constituent l'armée de terre, la marine et l'armée de l'air. Observons combien le maritime et l'aérien procurent aux formations de la marine et de l'armée de l'air une ressource commune d'identité et un «principe fédérateur »26qui tend à neutraliser les forces culturelles centrifuges qui pourraient y être à l' œuvre: en effet, ces formations possèdent en référence commune des modèles de pensée, des pratiques et des imaginaires que produit une existence, directement ou non liée à l'espace maritime, aux contraintes de la navigation en mer et à son temps lent pour les premières, à l'espace aérien, aux contraintes du vol et à son temps rapide pour les secondes. Ce n'est pas le cas de l'armée de terre. Le terrestre ne constitue pas un principe fédérateur. L'armée de terre a été longtemps fédérée et structurée culturellement par les conditions d'existence et par les modèles dominants des armes de la genèse, l'infanterie et la cavalerie. 25 Morin, 26 Benoît 1984, p. 163. C., 1999. p. 53. 20 A bien des égards, elle le reste encore. Mais au fur et à mesure de son expansion, ses formations se sont à la fois diversifiées et fédérées à partir et autour de conditions d'existence et d'expériences épiques spécifiques. Des corps militaires se sont fédérés autour de modes opératoires dans la bataille terrestre - selon qu'ils faisaient mouvement ou combattaient à pied, en ligne, en tirailleurs, etc. (infanterie de ligne et chasseurs), à cheval, en éclairage, portés, cuirassés puis blindés (chasseurs à cheval, hussards, dragons, cuirassiers, etc.), selon qu'ils manœuvraient des feux, des transports, du terrain, des communications, etc. (artillerie, train, génie, transmission) -, autour de leur familiarité avec des espaces terrestres devenues mythiques (troupes alpines, troupes coloniales ou sahariennes), autour de modes de recrutement originaux (légion étrangère, troupes indigènes). D'o!4 cette existence dans l'armée de terre « d'ensembles et de sous-ensembles» culturels relativement autonomes, entrecroisant des modes d'existence originaux27 : des armes, des subdivisions d'armes ou des groupes d'armes, c'est-à-dire de véritables institutions, produits et productrices d'histoires différentes, de signes et d'emblèmes distinctifs, avec leur presse, leur école de formation, leurs réseaux et leurs instances de pouvoir développant des stratégies implicites pour sauvegarder leur existence ou étendre leur influence. A la différence des autres armées, l'armée de terre se présente donc plutôt comme une constellation de cultures plus ou moins puissantes, plus ou moins rayonnantes. Cette configuration y favorise des mouvements centrifuges: la référence culturelle, tout autant que les références techniques ou tactiques, y sont l'argument d'expansions (Goya), de prises d'autonomie partielle (légion étrangère), voire de mouvements séparatistes comme dans le cas récent de la gendarmerie et maintenant de l'aviation légère de l'armée de terre (alat), en voie de devenir une arme à part entière. Par ailleurs, c'est là un constat banal, l'armée de terre ne bénéficie pas de ces ressources de légitimité, d'identité ou d'image que le maritime et l'aérien procurent à la marine et à l'armée de l'air. Cela peut en partie expliquer que, face aux mutations du temps, les mouvements de contre modernité ou d'exacerbations identitaires sont plus marqués dans l'armée de terre que dans les deux autres armées. 27 Ibidem, p. 53. 21 Les processus de différenciation culturelle ne sont pas jamais linéaires et c'est particulièrement vrai pour les armées. Ils se structurent bien sûr à partir de différenciations institutionnelles qui procèdent par séparation ou diversifications techniques et fonctionnelles (armée l'air puis gendarmerie se séparant de l'armée de terre, marine de surface et submersible), par arborescences (les infanteries ou les cavaleries), par captations de techniques militaires ou civiles à partir d'une armée, d'une arme, d'un groupe d'armes ou d'une bureaucratie (artillerie durant la Grande Guerre captant f' aéronautique, aéronavale; alat, génie et infanterie de l'air, génie légion; création d'organismes spécialisés dans la gestion des personnels, etc.). Aux différenciations culturelles qui en résultent, se conjuguent des processus de diffusion culturelle et d'acculturation entre cultures militaires, entre cultures militaires et civiles, nationales ou étrangères, avec des phénomènes de « réajustements, perturbations, réactions d'assimilation ou de rejet »28, de « structuration, déstructuration, restructuration» 29,etc. De ces processus de changement sur la longue durée - dont on notera l'accélération en rapport avec celle du progrès technique - il résulte aujourd'hui un pluralisme culturel des armées dont on ne prend pas suffisamment la mesure. En définitive, l'espace culturel militaire contemporain est fait d'autant de cultures, de sous-cultures ou de micro-cultures qu'il y a de conditions d'existence différentes, mais aussi d'une variété de formes culturelles métissées ou entrecroisées qu'il y a de traits culturels partagés par des communautés de militaires. On peut ainsi considérer les trois armées comme productrices de trois aires culturelles centripètes ou centrifuges dont les frontières sont floues, bien qu'elles soient balisées par les institutions et par leurs marques signalétiques (insignes, uniformes). En effet aux périphéries de ces trois aires, on peut repérer une pléiade de sous-cultures et de micro-cultures métissées, interarmées ou militaro-civiles : aéronavale, alat, troupes parachutistes, infanterie de l'air, fusiliers marin, arsenaux et ingénieurs de l'armement, etc. De la même façon, si dans chacune de ces aires culturelles d~armée, se repèrent nettement des souscultures dominantes et/ou rayonnantes (aviation de chasse, marine embarquée et« pontus », troupes alpines, de marine, cavalerie blindée, légion étrangère), avec chacune leur foyer culturel - écoles et 28 29 Rivière, p. 112. Cuche, p. 64. 22