L`enseignement de la mécanique quantique en France : 1905-1946

L’enseignement de la mécanique quantique en France :
1905-1946
Olivier Gauthé, Xavier Bonnetain, Yoann Desmouceaux, Sébastien Geeraert
Introduction
L’histoire canonique de la mécanique quantique fait apparaître peu de noms Français au
moment de sa construction et de la mise en place du formalisme. Un manuel de référence [1],
dans son chapitre Histoire de la mécanique quantique,nencitequedeux,Louisde Broglie
pour sa théorie de la mécanique ondulatoire, et Paul Langevin,quiacommuniquélathèse
de de Broglie àEinstein.Surleplandelenseignement,lecoursdAlbertMessiah,
publié en 1959, est présenté comme le premier cours complet de mécanique quantique en
France.
La mécanique quantique semble donc être très peu présente en France, à la fois dans la
recherche et encore plus dans l’enseignement, jusqu’au retour de Messiah des États-Unis.
Le présent article cherche donc à retracer l’histoire de la mécanique quantique en France au
moment de l’élaboration du formalisme quantique, de 1920 à 1945, et plus particulièrement
son enseignement. Nous ne nous intéresserons pas à l’aspect expérimental.
1 Première période : 1920 à 1931
1.1 La recherche
Comme on l’a vu [1], la recherche en France, en dehors de la thèse de Louis de Broglie,
est absente de l’histoire canonique. Cependant, si on ne trouve pas la même concentration
qu’à Göttingen, on trouve bien les traces de recherche dans ce domaine en France dans les
années 1920 et 1930, au moment où le formalisme se met en place.
Ainsi, en mai 1926, Léon Brillouin publie un article La nouvelle mécanique atomique
[2]danslequelilprésentelesdécouvertesrécentesenmécaniquequantique,principalement
les nouvelles méthodes de calcul. Il cite de nombreux articles publiés en 1925 et 1926,
notamment ceux de Heisenberg,Born,Dirac et Bohr.Ilydécrielespropriétésma-
thématiques des matrices depuis le début :
«Onappellematriceuntableaudenombresrangésenlignesetcolonnes,et
dépendant de deux indices n et m. »
En particulier il mentionne leur non-commutativité :
« Mais on n’a pas en général ab = ba ; si cette condition est vérifiée, on dit que
les matrices a et b sont échangeables ou commutables. »
1
Il y développe l’analogie entre mécanique quantique et mécanique hamiltonienne classique,
en définissant le commutateur [x, y]=2πi
h(y.x x.y)et obtient alors pour une variable
quantifiée qet son moment pl’équation [q, p]=1L’analogie l’amène à la formule d’Ehrenfest
pour une matrice quelconque g ˙g=[g, H].Àpartirdecequations,ilrésoutleproblème
de l’oscillateur harmonique en donnant le spectre du Hamiltonien. Il expose également le
calcul d’un hamiltonien par la méthode des perturbations. Il conclue sur les liens avec la
mécanique ondulatoire :
« 15. Conclusions. - J’ai tenté de résumer, en cet article, un ensemble de travaux
qui marquent une évolution très nette dans les théories de mécanique atomique.
[. . . ] Il semble que la voie où l’on s’est engagé soit féconde, et que l’on puisse en
attendre d’intéressants aperçus sur les mystères de la mécanique atomique.
Il faudrait, d’ailleurs, chercher si cette théorie peut se raccorder avec les très
intéressantes suggestions de Schrödinger [Ann. der Phys.,t.79(1926),p361et
p. 489] qui dérivent des idées de L. de Broglie. »
Cette synthèse de la théorie des matrices avec la mécanique ondulatoire sera détaillée
par Louis de Broglie dans son article Les principes de la nouvelle mécanique ondulatoire
[3], qui fait référence aux travaux récents de Schrödinger (Ann. der Phys.,t.79(1926),
351, 489 et 734.)
Il existe bien une recherche active dans le domaine de la théorie quantique dans les
années 1920 et 1930. Cette recherche est parfaitement en phase avec les découvertes faites
à l’étranger, auxquelles elle fait référence dès leur publication. En plus des articles de Léon
Brillouin et de Louis de Broglie que nous avons détaillés, on trouve des articles de la
même époque écrits par Maurice de Broglie, Eugène Bloch (auteur notamment d’un
livre L’ancienne et la nouvelle théorie des quanta publié en 1930) et Paul Langevin (qui
jouera un rôle important dans l’organisation des congrès Solvay). Cette activité dans le
domaine de la physique quantique semble cependant concerner un nombre assez limité de
personnes, et surtout avoir peu de répercussion dans l’enseignement.
1.2 L’enseignement
Dans les années 1920, les cours de l’École polytechnique ne mentionnent pas la mécanique
quantique. Par exemple, en 1921, dans le Cours de physique de Henri Becquerel [4], seule
la théorie des quanta de lumière est évoquée, afin de répondre au problème de l’eet photo-
électrique.
C’est en 1931, dans le Cours de physique d’Auguste Lafay [5], professeur de physique
de l’École polytechnique, qu’il est fait mention de la mécanique quantique pour la première
fois dans les cours de l’École. Lafay y présente l’eet photo-électrique et l’eet Compton,
afin de montrer l’insusance du modèle ondulatoire en électromagnétisme :
«Ilyaincompatibilitéentrelathéorieélastiqueouélectromagnétiquedeson-
dulations et l’existence de l’eet photo-électrique. Dès qu’on admet les lois de
ce phénomène, lois qui ont été expérimentalement contrôlées avec le plus grand
soin, on est dans l’obligation de renoncer à cette théorie ou tout au moins de
la considérer comme incomplète. Cette nécessité résulte de ce que des intensités
lumineuses extrêmement faibles sont susceptibles de produire une émission élec-
tronique pourvu que la lumière employée contienne des radiations de fréquence
2
susamment élevée. »
« L’étude de la diusion des rayons X par des éléments à nombre atomique
faible a conduit, en 1922, M. A.H. Compton à la découverte d’un phénomène
remarquable dont il est impossible de donner une explication correcte dans la
théorie des ondulations et qui s’explique, au contraire, d’une manière très simple
et complète par des considérations quantiques. »
Il introduit alors la notion de photon et de quantification de l’énergie, et introduit les bases
de la mécanique ondulatoire, « une nouvelle branche de la science [...] qui constitue une sorte
de synthèse de l’optique et de la dynamique ». Bien que n’utilisant aucun formalisme de
la mécanique quantique, il mentionne en toute fin d’ouvrage l’interprétation de la fonction
d’onde comme une probabilité de présence :
«Lecarrédelamplitudedelondedoitmesurer,enchaquepointdelespaceet
àchaqueinstant,laprobabilitéquelecorpusculeassociésetrouveencepoin
cet instant. »
Il est également question du Phénomène de Zeeman,dontilestdit:
« Cet eet révèle une orientation intra-atomique des systèmes absorbants ; c’est
une manifestation rendue visible du paramagnétisme. [...] M. Jean Becquerel a
pu représenter le pouvoir rotatoire paramagnétique de ce dernier cristal, dans la
direction de l’axe optique, par la formule ρ=ρ(µH
kθ)
Lafay introduit ainsi le paramagnétisme, mais n’évoque pas explicitement le phénomène
du spin et donc pas la mécanique quantique.
Ainsi, dans le cours de Lafay,lamécaniquequantiquenoccupepasuneplacetrès
importante. Lafay énonce quelques grands principes, sans rentrer dans les détails : la mé-
canique quantique est plutôt évoquée comme une piste de recherche qui promet des résultats
intéressants et permet de résoudre certains problèmes.
Jusqu’en 1931, la mécanique quantique n’est donc pas vue comme une discipline à part
entière nécessitant un enseignement spécifique. Il semble qu’en dehors d’un cercle assez
restreint de chercheurs, les grandes idées de la mécanique quantique (fonction d’onde, opé-
rateur, espace de Hilbert) ne se sont pas répandues en France. En particulier, les textes
de Schrödinger,Bohr ou Heisenberg ne sont pas traduits en Français. Un événement
important va alors faire se répandre la mécanique quantique au-delà de quelques initiés : le
congrès d’électricité de Paris de 1932.
2LeCongrèsInternationaldÉlectricitédeParis,1932
2.1 Présentation
Ce congrès est un grand événement qui rassemble les plus grands scientifiques français et
étrangers de l’époque. On trouve par exemple dans le comité de patronage Paul Painlevé,
Emile Borel,LouisLumière,ouJacquesHadamard. C’était un événement scientifique
et mondain, qui n’était pas restreint à une petite élite.
3
De nombreux scientifiques de haut niveau y ont activement participé, tels que Marie
Curie ou Paul Langevin pour la France, Walther Nernst ou Max Planck pour l’Alle-
magne, Niels Bohr pour le Danemark, ou encore Guglielmo Marconi ou Enrico Fermi
pour l’Italie.
Ce congrès avait pour objectif de réunir des scientifiques de premier plan, et de les faire
travailler ensemble pour qu’ils présentent de nombreux rapports publiables. Ils étaient répar-
tis en sections, petits groupes de scientifiques, et se présentaient entre eux diérents travaux,
avant de rédiger conjointement leur rapport. Si son thème principal était lélectromagné-
tisme et ses très nombreuses applications, sa première section avait pour thème « Théorie
générale », et allait bien au delà de ça, traitant de la physique de pointe de l’époque.
Alasuitedececongrès,lensembledesrapportsontépubliésparGauthier-Villars[6].
2.2 La première section du congrès
Cette section contenait de nombreux scientifiques de premier plan. Parmi les rapports
produits [7], on peut citer :
L’équation de Dirac dans la théorie de la relativité générale, par Erwin Schrödin-
ger,
Etat actuel de la physique du noyau atomique, par Enrico Fermi,
Théorie électromagnétique de la structure des atomes, par Léon et Eugène Bloch,
— L’eet Zeeman, par Pieter Zeeman.
Outre les intervenants ci-dessus, ont notamment participé aux travaux de cette section
Marie Curie, Louis et Maurice de Broglie,ouLouisLeprince-Ringuet. Ce dernier a
été secrétaire de cette section, c’est à dire responsable de la retranscription des minutes des
travaux. Il a notamment assuré cette charge durant la présentation de Schrödinger.
3Latransmissiondesconnaissances
Ce congrès a un retentissement important et répand les idées de la mécanique quantique
en France. En premier lieu, il amène à faire traduire en français les grands textes. Ainsi
Leprince-Ringuet explique [8]quecestàlasuitedececongrèsquontétraduitsen
français de nombreux textes fondamentaux, notamment E. Schrödinger,Mémoires sur
la Mécanique Ondulatoire, Ed. Alcan, Paris, 1933, traduction A. Proca,W.Heisenberg,
Les principes physiques de la Théorie des Quantas (traduit de l’allemand), Gauthier-Villars,
1932, ou encore N. Bohr,La théorie atomique et la description des phénomènes (traduit
du danois), Gauthier-Villars, 1932.
Par ailleurs, le départ à la retraite de Charles Fabry en 1936 libère la chaire de physique
no2 de l’École polytechnique. Cette chaire est attribuée à Leprince-Ringuet,lannée
même où il soutient sa thèse Recherches sur l’interaction avec la matière des particules de
très grande énergie : électrons d’origines diverses et particules du rayonnement cosmique
(l’autre chaire de physique, également libérée en 1936, est attribuée à André Léauté).
L’attribution de cette chaire à un spécialiste de la mécanique quantique montre l’intérêt
de l’administration pour cette nouvelle discipline. Celle-ci n’est plus une piste de recherche
comme du temps de Lafay, mais une matière qu’il faut enseigner. Leprince-Ringuet crée
alors le premier laboratoire de l’École polytechnique, laboratoire consacré à l’étude de la
Physique nucléaire (aujourd’hui Laboratoire Leprince-Ringuet, LLR) [9].
4
4 Après 1936 : les cours de Léauté et de Leprince-
Ringuet
Le changement des deux professeurs de physiques par des enseignants plus jeunes amène
àdesmodicationsenprofondeurducontenudescours.Lamécaniquequantiqueentredans
le contenu des cours sous une forme détaillée faisant place aux concepts clés et menant à
des calculs quantitatifs.
En eet, dans son Cours de physique de 1938[10], André Léauté introduit les premiers
formalismes de la mécanique quantique. Il énonce le principe d’incertitude de Heisenberg :
pqαhpest la position, qest l’impulsion et hest la constante de Planck. Il note la
fonction d’onde Set donne l’équation de Schrödinger indépendante du temps :
S+8π2m
h2(WL)S=0
La mécanique quantique prend dans ce cours plus d’importance. En outre, Léauté présente
àlafoisleformalismedelamécaniquematricielledeHeisenbergetcelledesfonctionsdonde.
Le lien est fait entre l’équation matricielle pq qp =h
2πi,oùpet qsont les coordonnées
de Lagrange et la matrice identité, et la relation de commutation entre l’opérateur de
position et l’opérateur de quantité de mouvement h
2πi
(xψ)
xxh
2πi
∂ψ
x=h
2πiψ.
Grâce au formalisme, Léauté peut entrer dans le détail des calculs : il donne en particu-
lier les valeurs propres de certaines observables. Dans sa bibliographie, il cite La théorie des
quanta (1922) de Léon Brillouin,ainsiqueOndes et mouvements (1926) et La mécanique
ondulatoire (1928) de Louis de Broglie.
Par ailleurs, dans le Cours de physique de Leprince-Ringuet de 1937 [8], on retrouve
des éléments semblables, comme le principe d’incertitude de Heisenberg. Il présente égale-
ment les orbitales atomiques sous le nom de « termes spectraux », qu’il présente sous la
forme : (1,s)(2,s)(3,s)
(2,p)(3,p)
(3,d)
...
Il explique la constitution des atomes comme formés d’un noyau et d’électrons, la loi de
décroissance nucléaire, la caractérisation des noyaux par la donnée de (Z,A) et mentionne la
fission nucléaire. On a donc bien un enseignement de la mécanique quantique comme théorie
bien comprise donnant des résultats concrets.
Le cours de Leprince-Ringuet est partiellement remis à jour chaque année. Dans la
dernière version que nous avons consultée, celle de 1948, on peut lire entre autre l’équation
de Schrödinger dépendante du temps :
h2
8π2mψih
2π
∂ψ
t+Vψ=0
Dans ce cours aussi, la mécanique quantique occupe une place importante. Leprince-
Ringuet développe en particulier les exemples de l’atome d’hydrogène et du franchissement
d’une barrière de potentiel. Mais il note cependant que la mécanique quantique n’explique
pas tout :
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