LE RÔLE DE LA R A ISON D AN S LA M ORALE CARTÉ SIE N N E 271
causes, en sorte que pour étudier à l’acquérir, ce qui se nomme proprement
philosopher, il faut commencer par la recherche de ces premières causes,
c’est-à-dire des principes; et que ces principes doivent avoir deux conditions:
Pune, qu’ils soient si clairs et si évidents que l’esprit humain ne puisse douter
de leur vérité, lorsqu’il s’applique avec attention à les considérer; l’autre,
que ce soit d’eux que dépende la connaissance des autres choses, en sorte
qu’ils puissent être connus sans elle, mais non pas réciproquement elle sans
eux; et qu’après cela il faut tâcher de déduire tellement de ces principes la
connaissance des choses qui en dépendent, qu’il n’y ait rien en toute la suite
des déductions qu’on en fait qui ne soit très manifeste.1
On peut dégager de ce texte trois idées essentielles. Premièrement,
Descartes parvenu à l’âge mûr (il a quarante-huit ans au moment où
paraissent les Principes, en 1644) n’a rien oublié de l’idéal de certitude
qui le hantait déjà au sortir du collège.2 En second lieu, la philosophie
est une sagesse, c’est-à-dire un savoir encyclopédique et ordonné,
hiérarchisé; ce savoir n’est pas la connaissance de tout, mais plutôt la
synthèse de toutes les connaissances accessibles à la raison humaine,
quels que soient leur but ou leur utilité. La philosophie ainsi comprise
n’est pas seulement un contenu doctrinal, elle est aussi une mentalité,
une attitude d’esprit. Enfin, l’acquisition de cette sagesse doit être faite
selon un mode déductif, géométrique, sauf bien entendu pour ce qui
concerne la connaissance intuitive des premières causes ou premiers
principes dont toute autre connaissance doit être déduite. Il n’est sans
doute pas superflu de préciser ici les notions cartésiennes de l’intuition
et de la déduction. Un passage de la Règle III décrit la première
comme suit:
Par intuition j’entends, non pas le témoignage changeant des sens ou le juge
ment trompeur d’une imagination qui compose mal son objet, mais la con
ception d’un esprit pur et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun
doute ne reste sur ce que nous comprenons; ou, ce qui est la même chose, la
conception ferme d’un esprit pur et attentif, qui naît de la seule lumière de
la raison et qui, étant plus simple, est par suite plus sûre que la déduction
même, qui pourtant elle aussi ne peut pas être mal faite par l’homme, comme
nous l’avons remarqué précédemment. Ainsi, chacun peut voir par intui
tion qu’il existe, qu’il pense, que le triangle est défini par trois lignes seule
ment, la sphère par une seule surface, et des choses de ce genre, qui sont bien
plus nombreuses que ne le pourraient croire la plupart des hommes, parce
qu’ils dédaignent de tourner leur esprit vers des choses si faciles.3
Quant à la déduction, elle se définit «... la simple inférence d’une
chose à partir d’une autre >),4 ou encore « opération par laquelle nous
1. Lettre au traducteur des Principes, pp.557-558.
2. Discours, pp. 128-132.
3. Règles, pp.43-44.
4. Ibid., p.41.